André Scala: Déchets de la philosophie [Waste in Philosophy]. In: Ostium, vol. 20, 2024, no. 3.
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When waste enters the philosophical field, no doubt under pressure from environmental risks, it contributes to the democratic and inclusive ideal of philosophy by elevating the lowly, the despised, the crumbled to the dignity of an object of thought. So waste would determine a different way of doing philosophy, without ignoring the global, necessary, inevitable existence of waste, or the dimension of our individual and collective lives that consists of wearing out, using, breaking, ageing, innovating, throwing away and abandoning our assets in the landfill, the immense graveyard of things that no longer offer themselves to any hand. There are two initial paths to this project: that of an ontology, and that of an ecology. Sloterdijk would be the name of the first; Harpet and Dagognet of the second. But the entry of waste into the philosophical field poses another problem, that of the relationship between the valued and the despised, the high and the low, the major and the minor. Does the democratic ideal consist solely in including the minor in a game of forces with a majority destiny?
Keywords: Waste, philosophy, ontology, ecology, value, Sloterdijk, Harpet, Dagognet
1. Introduction
A propos des relations entre philosophie et déchets (restes, détritus, immondices) il y a en gros deux voies : la première serait de généraliser la définition des déchets et de l’étendre par analogie à des idées, valeurs, problèmes, méthodes, concepts philosophiques ; ainsi d’envisager des détritus de pensée, des immondices d’action, ou autres déchets moraux, existentiels, etc. Kierkegaard, en intitulant un de ses essais Miettes philosophiques, signale une volonté anti systématique, affirme l’intention de rassembler des pensées dispersées, pour en faire des petits tas, pensées qui sont comme les restes d’une totalité consommée, d’une origine perdue, d’une unité inaccessible. Cela implique de lire ces miettes comme un oiseau picore, tantôt une à une en en laissant par le fait même échapper d’autres, sans lien entre elles, tantôt en en prenant plusieurs à la fois, les confondant ; lecture discontinue et confuse. Ou bien encore, lorsque Nietzsche voit le fondement du ressentiment dans l’impossibilité d’en finir avec quoi que ce soit, impossibilité de vivre autrement qu’avec des sortes de détritus mémoriels. On pourrait ainsi faire une histoire de la philosophie du point de vue de ses immondices conceptuelles ou méthodologiques.
La seconde voie serait de chercher si les déchets au sens précis et matériel, tels qu’ils s’imposent à nos existences actuelles, peuvent être des objets philosophiques c’est-à-dire des objets de pensée, idées ou concepts, ou des lieux de problèmes, de questions et ce qu’elles engagent quand il s’agit de philosophie.
2. Déchets et philosophie : ontologie ou écologie ?
Dans sa Critique de la raison cynique, Peter Sloterdijk attire notre attention sur un aspect méconnu de la distinction entre âme et corps, esprit et matière : la dissociation de la conscience et du déchet, en l’occurrence organique.
Dissocier notre conscience de notre propre merde est l’effet du dressage le plus radical en vue de mettre les choses en ordre ; elle nous dit ce qui doit s’effectuer en cachette et en privé…C’est seulement sous le signe de la pensée écologique que nous nous trouvons obligés de reprendre conscience de nos déchets. (Sloterdijk, 1987, p.197)
D’où la définition générale du déchet organique comme ce qu’on ne montre ni à soi (ce qui ne peut être ni pensé ni avoir une idée) ni aux autres (parce que jeter, déféquer, est une manière de cacher), le déchet n’a pas d’existence matérielle ou idéelle par rapport à soi. « La relation que les hommes doivent avoir avec leurs excréments (et on la leur inculque à force de coups) fournit le modèle de leurs rapports avec tous les déchets de leur vie. » (ibidem)
Un philosophe, Diogène le cynique, urinant et déféquant sur la place publique, alerte, sans discours ni théorie, ses contemporains, sur l’enjeu qu’il y a à prendre conscience de ses déchets.
Celui qui ne veut pas admettre qu’il produit des déchets sans avoir le choix d’être différent, risque d’étouffer un jour sous sa propre merde. Tout parle en faveur de la réception de Diogène de Sinope dans le Panthéon de la conscience écologique. Du point de vue de l’histoire de l’esprit, le grand exploit de l’écologie qui se répercutera jusque dans la philosophie, l’éthique et la politique, c’est d’avoir fait du phénomène des déchets un sujet « élevé ». Dorénavant ce n’est plus un épiphénomène importun, mais il est reconnu comme principe fondamental.(…) Il s’agit à présent de repenser en termes philosophiques l’utilité de l’inutile, la productivité de l’improductif : de déchiffrer la positivité du négatif et de reconnaître notre compétence aussi pour ce qui n’est pas voulu expressément. (idem, p. 198)
Par ailleurs voici une preuve, aux yeux de Jean-Paul Sartre, du fait qu’Emma Bovary place toute sa vie et ses besoins dans son imagination : « Emma ne défèque point : elle mange et sa nourriture ne va nulle part. Elle ne vomit qu’à la mort. Purgée : à la mort. Comme si la mort en s’installant révélait le corps. » (Sartre, 1988, p.771)
Nos propres excrétions (urine et sueur comprises) modèles de tous les détritus, ordures et immondices, posent, selon Sloterdijk, le problème, fondamental parce que concret, de notre être-au-monde. Il n’est pas de constitution de vies sociales, d’intersubjectivité, sans création d’une atmosphère, d’un climat au sens affectif, existentiel avant d’être météorologique, que le mot allemand Stimmung traduit ; tonalité affective, espace d’humeur, qui tend à devenir bulle, sphère, tout refermé sur soi. La terre n’est que secondairement la base et le lien des espaces existentiels, l’air en est la véritable relation.
Dans un chapitre de Globes, Sphère II intitulé dans une veine pédagogique cynique Merdocratie, Sloterdijk expose le défi que les sociétés ont dû relever en devenant sédentaires : cohabiter avec ses excréments et les odeurs qui en émanent et manifestent l’insociable sociabilité humaine pour reprendre la fameuse expression de Kant. Cela témoigne, si on veut abusivement résumer la pensée de Sloterdijk, de la recherche humaine de conditions de vie hostiles — que le philosophe appelle par ailleurs l’antisymbiose humaine — ou à tout le moins d’une gestion, qui peut être politique, des conditions hostiles, largement dépassées quand, par exemple, Céline dans Mort à crédit décrit ainsi une cour d’immeuble : il n’y avait plus d’air, rien que des odeurs. Sloterdijk rappelle la parenté étymologique entre l’odeur et la haine (odium), leur commune force d’exclusion. D’ailleurs, Bérénice, plutôt que de demander à Titus, pourquoi l’exile t-il de Rome, l’interroge ainsi : « Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ? » (Racine, Bérénice, acte IV, scène 5)
Il n’est donc pas de société sans une dose nécessaire et supportable de poison dont la réalité peut être tantôt matérielle (la sédentarité et les miasmes par exemple), tantôt symbolique, les miasmes créateurs de communauté dans une société désodorisée : entre parenthèses, les génies d’une époque sont ceux capables de s’inoculer le poison du temps (Baudelaire, Nietzsche, Flaubert), d’auto-intoxication volontaire (titre d’un ouvrage de Sloterdijk). Quelle forme prennent ces miasmes créateurs de communauté ?
Ici se présente l’occasion de rappeler la parenté, pas seulement étymologique entre odeurs et rumeurs. La rumeur c’est l’odeur parlée – ce n’est pas un hasard si l’on représente les rumeurs comme des créatures ailées qui pénètrent, à une vitesse diabolique, les biotopes sociaux. (Sloterdijk, 2010, p. 308-309)
Les vecteurs de ces odeurs secondaires (Sloterdijk aurait pu citer l’air de la calomnie du Barbier de Séville de Rossini : la calunnia è un venticello, un’auretta…la calomnie est un léger vent, une brise…) sont bien sûr les moyens de communication de masse. « Pour employer des termes nietzschéens, les latrines des mass media organisent la cohésion olfactive du ressentiment général. » (Sloterdijk, 2010, p. 310)
De là une conclusion s’impose, il y a deux manières d’envisager les déchets. Pour la première ils sont consubstantiels à l’être (n’oublions pas Artaud : là où ça sent la merde, ça sent l’être) et relèvent de l’ontologie. Pour la seconde ils lui sont extérieurs, étrangers, menaçants et relèvent de l’écologie.
3. Une occasion ontologique ratée
L’extraordinaire fin de L’Être et le néant, la troisième section De la Qualité comme Révélatrice de l’Être, du chapitre II, Faire et Avoir, de la quatrième partie, Avoir, Faire et Être, aurait pu donner lieu à une rencontre avec toutes les abjections réunies sous les noms de déchets, détritus, ordures et autres immondices. Là, en effet, Sartre montre que, par un projet et un mouvement d’appropriation, la conscience (le pour-soi) surgit à l’être et, dans un même élan, contraint les phénomènes (l’en-soi) à révéler leur être par la qualité, toute qualité de l’être est tout l’être, qualité qui n’est ni projetée par la subjectivité sur les choses, ni quasiment chosifiée en l’absence de toute subjectivité. Or voici une qualité, autant morale que physique, qui culbute le sens de l’appropriation : le visqueux, la viscosité. Ce liquide au flux ralenti dans sa destination solide, sorte d’anéantissement qui s’arrête en route, renverse le désir d’avoir puisque l’en-soi visqueux, à la différence du liquide et du solide, possède et absorbe le pour-soi, comme le buvard absorbe l’encre, comme un être à portée de main que la main saisit sans pouvoir s’en défaire.
Même si tous les déchets ne sont pas visqueux, même si toute viscosité ne nous répugne pas, il y aurait plusieurs voies pour rapprocher le visqueux des déchets dans le sens que la loi du 15 juillet 1975 de la République française leur donne :
Tout résidu d’un processus de production, de transformation ou d’utilisation, toute substance, matériau ou produit, plus généralement tout bien meuble abandonné ou que son détenteur destine à l’abandon.
Il y aurait aussi plusieurs raisons pour éviter un tel rapprochement, la plus évidente est qu’en général les déchets, détritus, ordures et autres immondices, ne sont objets d’aucun désir d’appropriation, bien au contraire (une exception récente, le récit de Gaëlle Obiégly, Sans valeur raconte l’adoption et l’hébergement par l’héroïne d’un petit tas d’ordures jeté sur un trottoir).
En fait les déchets sont ce qu’on jette, ce dont on se débarrasse ; en droit, on les abandonne. On se désapproprie de l’en-soi détritique, ni par vente, ni par don – on n’en est pas non plus dépossédé par vol – mais par abandon.Toutefois la notion d’abandon est comprise dans celle d’appropriation, je ne peux abandonner ce que je n’ai pas et, en droit, je suis responsable de ce que j’abandonne, comme le montre, par exemple, le principe pollueur-payeur. De plus, il y a des formes d’appropriation par destruction, manger en est une. Ce n’est donc pas qualitativement que les déchets seraient visqueux mais par une sorte d’inversion de rapport puisqu’ils sont objets d’abandon et que leur anéantissement reste incertain (en tout cas pour ceux qui ne sont ni détruits, ni incinérés, ni absolument recyclés). En tant que phénomènes, ils ne cessent de posséder, soucier, hanter les consciences qui les ont abandonnés, par leurs effets réels (pollution, contamination, enlaidissement des paysages, etc.) ou pressentis (incertitude quant aux déchets ultimes…). Disons que les déchets sont de la viscosité idéelle, une matière qui adhère pratiquement ou affectivement à notre être, quand bien même on la jetterait loin de soi. De plus, au-delà des peurs, angoisses que les déchets peuvent éveiller, nous postulons que nulle chose n’est un déchet pour une autre chose, mais seulement pour nous et qu’une fourchette tordue en train de rouiller n’est pas moins un être en-soi qu’une neuve.
La raison pour laquelle l’auteur de la Nausée et des Mains sales n’évoque pas dans L’Être et le néant les détritus, déchets et autres immondices tient à son analyse de l’appropriation même, à son ontologie de l’avoir. Fondée sur la dualité (les deux régions de l’être) de la conscience humaine, ou pour-soi, et des phénomènes, choses, objets, ou en-soi, l’appropriation opère une synthèse, une unité synthétique du pour-soi possédant et de l’en-soi possédé, ou encore une conversion de l’en-soi dans le pour-soi. L’appropriation est fondamentalement désir, à la fois désir concret d’acquérir quelque chose et désir ontologique comme expression d’un manque d’être, de l’être qui est l’en-soi pour-soi, la conscience devenue substance. Dans tout désir il y a le désir d’avoir l’être lui-même, l’être absolu de l’en-soi, que notre conscience envie à la moindre des fourchettes même rouillées. Bien sûr il y a des formes d’appropriation qui assimilent entièrement l’en-soi au pour-soi : connaître (l’objet connu, écrit Sartre, c’est ma pensée devenue chose), manger ou encore glisser sur l’eau ou sur la glace ou encore sur la neige sans laisser de traces ; digestion, absorption, assimilation caractérisent ces cas d’appropriation. Toutefois les cas les plus fréquents d’appropriation, comme l’usage, l’utilisation, impliquent une extériorité du possédant et du possédé. Ainsi, Sartre appelle l’usage création continuée dans la mesure où chaque chose possédée, même standard, devient par l’usage, la répétition ou l’habitude un prototype, un original (ma fourchette, mon mug, etc.). De là le problème, si l’usage ne permet jamais de réaliser absolument la possession, la destruction quant à elle réalise l’appropriation puisque l’objet détruit n’est plus là pour opposer son impénétrabilité. La forme accomplie de la possession est donc la destruction (paradoxe des enfants qui cassent leurs jouets). Pourtant nous sommes ce que nous avons, nos possessions sont comme les membres de notre corps, elles meurent comme notre bras mourrait si on l’amputait. La possession n’étant possible que dans la destruction, seule la violence d’une séparation subie (vol, saisie, catastrophe) affecte notre être. Quant au don est-il vraiment l’inverse de l’appropriation ? Non. C’est, selon Sartre, une manière d’obliger autrui. Reste l’abandon : jeter, se débarrasser, Sartre n’en parle pas sinon allusivement ; est-ce seulement parce qu’à ses yeux, jeter, se débarrasser, se défaire, gestes qui constituent le déchet, sont des variations d’avoir ? Ou bien parce que les déchets ont finalement une double existence, l’une par rapport à nous, l’autre par rapport à la vastitude à laquelle ils sont rendus, espace public et, en dernière analyse, nature. Bref, parce que les déchets sont aussi affaire d’en-soi, de relations de phénomènes entre eux, dont nous autres (pour-soi) sommes absents, ces abandonnés posent une série de problèmes étrangers au projet de L’Être et le néant. Ulrich Beck (2001) suggère, sans citer Sartre, une autre explication : dans une société de richesses (avoir) l’être détermine la conscience, tandis que dans une société du risque (déchets) la conscience détermine l’être.
4. Notre état de nature
Nous vivons bien sûr à l’état de nature, plus radicalement que jamais. Jamais nos modes de vies, nos vies tout court n’ont autant dépendu d’elle, non plus comme d’une mère nourricière, domestique et bienveillante mais comme d’une terre de la grande menace. Tous les moyens (art, technique, sciences, institutions, culture) de se distinguer de la nature, de s’y arracher, de l’exploiter nous y ramènent, et, bien plus confinés qu’avant, nous y enferment. Plus nous entretenons l’illusion que la nature est notre dehors, y compris la fantaisie que nous pourrions nous en séparer en la protégeant de nous, plus elle se ferme sur nous, sous cloche.
L’être humain ne fabrique pas autre chose qu’une nature. Quelle nature ? Est-ce la nature dont Descartes disait que l’Homme devait en être comme maître et possesseur ? Nature agricole, du moins celle que l’on utilise à ses propres fins ? Quel être qui ne s’extrait pas de son état déterminé d’être naturel ne se vit pas comme maître et possesseur de la nature ? Quelle rose comme reine du monde ? Mais l’Homme à la différence de la rose peut se représenter, grâce à sa manière d’être ou de participer de la nature, à savoir sa pensée et sa volonté, la nature comme un Tout et l’utiliser selon un mode libre ou volontaire. Il s’agit toujours d’utiliser la nature à ses propres fins, il s’agit toujours de produire des effets auxquels nous nous attendons, mais à présent, et depuis un certain temps, de s’insérer dans la chaîne causale, produisant des effets inattendus. Le rapport à la nature n’est plus seulement pratique, plus seulement actif, il devient risqué. A mesure où nous allons vers un état où la chaîne causale insinuée dans la nature devient immaîtrisable, nous cessons d’être comme maîtres et commençons à être comme possédés, tenus à merci par la nature, du moins du point de vue de nos seules conditions d’existence. Il nous faut apprendre à vivre dans une nature hostile, ou faire comme si car après tout la vie humaine, Sloterdijk le rappelait ou encore Reichholf (1991), n’est-elle pas toujours la recherche du milieu hostile, froid, torride, désertique, marécages, deltas infestés, étendues glaciaires ?
Sauf qu’ici l’être humain ne cherche pas un milieu hostile, il le fabrique.
Et parmi les outils de fabrication de ce milieu, il y a les déchets.
Le réceptacle ultime des déchets est la nature. Comme le remarque Ulrich Beck (2001), il n’y a pas de dehors où nous les jetons, il n’y a plus l’autre de l’environnement. Si la nature fait tout de tout, que fait-elle alors des déchets ? Considérer les déchets dans leur rapport à la nature revient à prendre la question par les effets, certains sont connus, d’autres non. Considérer ce rapport par les causes fait de la nature non plus seulement le réceptacle mais un élément producteur de déchets dont elle sait quoi faire (engrais, roches calcaires, etc.). Pas de vie possible sans assimilation et déjections, les organes jouent le jeu de tri, retenant l’utile, rejetant l’inutile ou le nuisible. Que cette cause devienne problème, certains l’appellent poubellocène (Monsaingeon, B. 2017), tient à un mode de production qui veut que les forces de travail, mises en concurrence, produisent à bas coût des objets en série, cycliques et bon marchés. Ces impératifs entraînent un excès de détritus : emballages, obsolescence programmée, mode vestimentaire, découpage d’une société en générations inventées par l’industrie pour remplacer à date saisonnière ses produits, objets jetables etc… Le déchet n’est pas nécessairement usé : certains objets sont limités à un seul usage, d’autres s’usent très rapidement, d’autres vieillissent encore plus vite. Consommer doit liquider des biens au rythme imposé par celui de leur production. Le déchet est à la fois la conséquence et la condition de la consommation, élément à part entière du cycle économique : produire, circuler, consommer, jeter.
L’Union européenne définit ainsi le déchet : « Toute substance ou tout objet dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire. » Définition plus succincte mais plus précise que celle de la loi française citée plus haut. L’universalité (tout) et la forme réfléchie du verbe (se défaire) contribuent à cette précision. Ce n’est pas seulement l’objet ou la substance qui est abandonnée, mais le rapport à soi de cet objet ou substance qui est rompu. De plus si l’abandon (loi française) suggérait un geste tantôt volontaire tantôt involontaire (machinal, jeter ou oublier un papier par terre), la forme réfléchie exprime conscience et volonté. Le geste, se défaire, est réglementé, conscience et volonté doivent être conformes à la règle (loi, directive). Tout étant susceptible de devenir déchet, sur personne ne pesant l’interdiction de se défaire de ses objets, la réglementation porte sur les effets possibles de ce geste : nocivité (pour les humains et pour la nature), enlaidissement des paysages (lieux de décharges circonscrits), désagréments sensoriels (odeurs en particulier). Cette définition est néanmoins mise à l’épreuve par les déchets non domestiques, déchets industriels ou agricoles par exemple, rejets ou émissions en tout genre, fumée d’usine comme déchets de fabrication, déchets mécaniques nocifs ou désagréables. Si j’ai conscience que rouler en voiture peut empoisonner l’air qu’on respire, ai-je la volonté de me défaire des vapeurs du pot d’échappement de mon véhicule ? Les pratiques domestiques quotidiennes et les impératifs techniques de la production scindent conscience et volonté (ou intention) que la définition énoncée sous forme réfléchie par l’Union européenne réunissait. De sorte que
On peut très bien faire quelque chose et continuer à le faire sans en être tenu pour personnellement responsable. On agit pour ainsi dire en sa propre absence. On agit physiquement sans agir moralement ni politiquement. C’est l’Autre généralisé – le système – qui agit en nous et à travers nous : voilà la morale d’esclave née de notre civilisation, une morale dans laquelle on agit socialement et personnellement comme si on obéissait à un destin naturel, à la « loi » du système. (Beck, 2001, p. 59-60)
Ainsi nous autres producteurs de déchets endossons pire qu’une responsabilité, une responsabilité irresponsable ; pire qu’une liberté, une liberté qui abdique. Il est étrange que certains philosophent à propos des « privilèges » humains sur les autres vivants alors que l’irresponsabilité humaine envers la nature est bien la conséquence d’une liberté renonçant à elle-même pour se plier aux modes naturels de détermination (la nécessité, pas d’alternative, comme si on obéissait à un destin naturel). « La liberté est forte aux âges civilisés, la nature, dans les temps barbares… », écrivait Michelet. Nous ne sommes pas seulement possédés par la nature au sens où nous tentons d’en épuiser les forces nourricières, mais aussi au sens où nos modes d’être civilisationnels lui empruntent son mécanisme et sa nécessité. Alors, au mieux, notre souci écologique est le théâtre de la tragédie de la conscience et de la volonté jouée sur la scène du drame de la toute puissance de la nature et de son infinie déterminabilité, celle que Fichte décrivait ainsi.
À chaque instant de sa durée, la nature est un Tout cohérent ; à chaque instant, chaque partie individuelle de la nature doit nécessairement être telle qu’elle est, parce que toutes les autres parties sont comme elles sont ; et tu ne saurais déplacer un grain de sable sans modifier par là, peut-être imperceptiblement, quelque chose à travers toutes les parties du Tout incommensurable. (Fichte, J.-G., 1995, p. 58)
5. La philosophie écologique de François Dagognet
Remplaçons grain de sable par morceau de plastique, fumées, gaz ou plutonium. Remplaçons déplacer par jeter, abandonner, émettre, stocker etc. Des différences se brouillent, celle entre matière et sensibilité, entre ici et là-bas, entre présent et futur.
Donc, tous nos actes produisent dans la nature des effets, dont certains réellement, d’autres probablement, nuisent à notre milieu d’existence. Nos actes individuels sont comme des unités d’une indéfinie sommation. Pour paraphraser Sartre, si nous sommes individuellement responsables de tout ce que nous faisons de nos possessions, c’est aussi parce que tous nos gestes sont additionnables.
En France du moins, 1997 date l’introduction des déchets dans le champ philosophique ou plutôt de la question écologique par les déchets avec d’une part la thèse de Cyrille Harpet, Du Déchet, philosophie des immondices et l’essai de Dagognet, Des détritus, des déchets, de l’abject. Une philosophie écologique, essai dans lequel, sans doute en référence à Kierkegaard, Dagognet s’engage à célébrer l’émietté. Prendre la question écologique par le biais des déchets revient à la placer d’entrée de jeu dans le champ d’une anthropologie philosophique. L’être humain est un être jetant, il n’est pas d’abord pour jeter ensuite, esse jactare est.
Dagognet résume ainsi son intention : penser le déchet pour vivre avec. Pourquoi faut-il penser le déchet pour vivre avec ? Les cinq étapes de la gestion sociale des déchets, collecter, transporter, éliminer, valoriser, stocker, ne sont pas une condition suffisante pour vivre avec. Leur mise à l’écart nécessaire ne signifie pas leur absence. La preuve de l’existence des déchets n’est que secondairement sensible. Vivre avec les déchets consiste à vivre avec des êtres matériels dont on ne perçoit pas l’existence. Un déchet, matière infra sensible, reste un déchet même sans le dégoût, la puanteur, la saleté perceptibles. C’est pourquoi pour Dagognet le moyen de vivre avec les déchets n’est pas seulement technique : recycler, gérer, trier, autant de moyens nécessaires qui nous bercent dans l’illusion de la disparition des détritus, dans l’éloignement de leurs effets, de leur laideur, encombrement, puanteur, contamination. Une fourchette peut cesser de l’être, un melon aussi, mais en tant que déchets ils ne cessent d’être déchets. Les choses, comme le galet de Ponge, ne cessent de finir. S’il est illusoire de réduire les déchets à leur existence sensible, ils ne sont pas non plus des idées abstraites. L’atomisme antique donnait pour penser les déchets des moyens conceptuels car ils sont, comme les atomes, élémentaires, de la matière imperceptible, une matière qui ne peut qu’être pensée.
Penser pour vivre avec les déchets n’est pas survivre malgré eux, malgré les restes de notre production, de notre circulation et de notre consommation, survie à laquelle semblent nous condamner, en idée du moins, les politiques environnementales. Notre vie est mutilée si nous ne pensons pas les déchets. En revanche, il ne s’agit pas de vivre au milieu des immondices, les siennes ou celles des autres, comme affectés d’une sorte de syndrome de Diogène, appellation qui, entre parenthèses, témoigne de l’ignorance de ceux qui l’ont inventée, puisque la vie cynique est une vie sans reste. Vivre avec les déchets doit surmonter, par la pensée, une contradiction et dissiper une illusion pratique. La contradiction consiste à vivre avec ce sans quoi on veut vivre, le déchet étant justement ce dont on se défait, qu’on jette le plus loin possible de soi. Quant à l’illusion pratique elle revient à croire que jeter annule, abolit l’existence du détritus.Vivre avec les déchets signifie qu’il y en a toujours pour quelqu’un, qu’ils ont une dimension universelle, l’ici du déchet est son partout ailleurs. Il en va des déchets comme de la liberté qui s’arrête là où celle d’autrui s’arrête.
Néanmoins, selon Dagognet, constituer les déchets en objets philosophiques bouleverse l’exercice même de la philosophie, en fait craquer les cadres. Penser les déchets n’est pas seulement trouver un objet inédit mais aussi opérer une nouvelle manière de faire de la philosophie et du même coup comprendre pourquoi une réalité aussi constante ne fut pas objet de pensée. Penser les déchets revient, selon les termes de Dagognet, à constituer une ontologie du minime et du banni.
Quels sont donc les éléments de cette nouvelle manière de faire de la philosophie qui enfin va intégrer les détritus, rebuts et autres immondices dans ses objets de pensée ?
En premier lieu la philosophie suit ainsi deux élans qui lui appartiennent par définition. Le premier fut résumé ainsi par Georges Canguilhem : toute bonne matière de la philosophie est étrangère, la philosophie est toujours recherche du lointain, d’un dehors, et les déchets sont cette terre étrangère que la philosophie va enfin explorer sans doute sous la pression des interrogations environnementales. Le second élan est le démocratisme de la philosophie, réalisé quelques fois pour les gens, more socratico comme dit Baudelaire, dans les dialogues de Platon et qui ici doit se réaliser pour les choses. Car si la philosophie s’adresse à la communauté, comme l’écrit Harpet, elle
réhabilitera les déchets, les scories, les matières dites ingrates. Si l’on considère la philosophie comme une prise en compte des exclus et des formes d’exclusion, pour reprendre une définition de François Dagognet dans son ouvrage Corps réfléchis, alors le philosophe et la philosophie trouvent dans ces disciplines privilégiant les diverses formes de « rejet » et d’exclusion un champ d’analyse approprié. (Harpet, 1998, p. 39)
Les déchets sont une chute, une déchéance, un ensemble de choses déchues, à la valeur passée, les déchets sont des avoir-été. En leur donnant par la pensée une valeur, l’ontologie suit une voie parallèle à celle d’un aspect de leur traitement : la valorisation ; elle participe du mouvement de fierté que doivent avoir les choses ou les situations minorées, une sorte de déchet-pride. Elever les déchets à la dignité d’objet de pensée participe donc de cet élan démocratique de la philosophie qui tend à égaliser, abolir les privilèges (humain sur l’animal, animal sur le végétal, etc.), à manifester une revanche axiologique des exclus, à se dresser contre tous les « centrismes », anthropocentrisme et autres (sauf peut-être le centrisme politique), dans sorte de nuit du 4 août de la pensée afin de rendre à ces moindres êtres la dignité idéelle qui leur est refusée.
Pour ce faire la philosophie doit pourtant renoncer à son idéal substantiel. Elle va suivre la matière dans sa volonté de dispersion, penser le séparé, le dispersé, le décomposé, les miettes au même titre que le pain. Rematérialiser dit Dagognet qui trouve son inspiration dans le Parménide de Platon (130c-131a). Parménide demande en effet au jeune Socrate (il doit avoir à peine une vingtaine d’années dans ce dialogue) si pour ces objets « poil, boue, crasse, ou toute autre chose, la plus dépréciée et la plus vile » il y a respectivement une Idée, une Forme, un modèle intelligible. Le jeune Socrate répond non, c’est absurde et grotesque. Parménide réplique :
c’est que tu es jeune encore, Socrate, et tu n’es pas encore sous la mainmise de la philosophie, au point où cette mainmise un jour s’exercera sur toi (c’est ma conviction), quand aucun de ces objets ne sera déprécié à tes yeux. (Platon, 1950, p. 199)
La philosophie doit aussi renoncer à son idéal de pureté, aux essences inébranlables, aux idées pures de tout autre chose qu’elles, aux concepts incorruptibles seuls dignes du logos selon les Grecs. Et de là étendre à toute chose le mode de participation de la pensée à son objet, le principe de la philosophie grecque selon lequel on est contaminé par ce qu’on touche ou examine. Contempler le Beau, le Juste, le Bien rend beau, juste et bon. D’où le risque de penser la matière en face. La mainmise de la philosophie implique une sorte d’intoxication volontaire. Le grand thème nietzschéen du penseur qui s’inocule les maux, les laideurs, les déchets de la société, par une philosophie homéopathique, si l’on veut, ou vaccinée, est autre manière de comprendre le vivre avec les déchets. D’autant qu’une philosophie écologique comme pensée des déchets doit renoncer à l’idéal de pureté de la nature elle-même.
Malgré son sens de l’hospitalité à toute matière étrangère, malgré sa tendance démocratique, la philosophie ne peut seule se convertir à la pensée des déchets, il lui faut, selon Dagognet, deux auxiliaires. D’abord les sciences vont l’aider à rompre avec les dualismes qui naissent d’une pensée qui se protège des dangers supposés de la matière et du sensible. Tout ce qui va permettre de miner la domination soit du spirituel sur le matériel, soit du matériel sur le spirituel, bref tout ce qui va permettre d’éviter le clivage du spirituel et du physique. Trois exemples l’autorisent à une rencontre de la matière et de la psyché : la sensibilité sélective du mercure ; la potentialité orientatrice de la pierre magnétique et enfin la pierre lithographique qui conserve en profondeur toute empreinte sur sa surface.
Le second auxiliaire, l’art, va permettre à la philosophie de dénouer le lien entre les idées de chute, de corruption, et de fin de déchets qui figureraient l’entropie, le cheminement vers la mort. Penser les déchets met à mal leur définition courante comme seul processus de corruption, une matière privée de tout devenir. Comme l’écrit Harpet :
Le déchet ultime en tant que matière est à référer à cet état primordial (allusion au réceptacle platonicien) de par sa molécularisation minérale, retournant à une sorte d’état indifférencié originel puis « aggloméré », compacté, empaqueté de façon à recevoir des formes géométriques. (496)
L’art contemporain offre de multiples exemples où le déchet, le rebut, le fragment, le reste de matière figurent moins une désagrégation qu’une genèse : « le surgissement des unités dont l’univers est formé. » (Dagognet, 1997, p. 79). Schwitters ainsi ramasse et produit de singuliers entassements, qu’il appelle Merz, d’objets hétéroclites, déglingués, sales, usés, réunis en tas ou par collages dans des installations (Merzbau), figures inversées des anciens cabinets de curiosité ou des chambres des merveilles ; à l’inverse aussi de la nécessité contemporaine qui impose aux objets manufacturés de dissimuler plus ou moins les matériaux bruts qui les composent en les entourant d’anti-déchets polis et lissés. Quant à Jean Dubuffet, il concasse toutes sortes de détritus pour en faire une sorte de purée pigmentaire et réhabilite par son art des valeurs décriées, mais à la différence de Delacroix qui se mettait au défi de produire les plus vifs éclats de beauté avec la boue des trottoirs dans laquelle il tremperait ses brosses, Dubuffet exhibe le commun et le méprisé avec lesquels on vit (l’impératif de Dagognet : vivre avec les déchets).
La boue, les déchets et les rebuts et la crasse, qui sont à l’homme ses compagnons de toute sa vie, ne devraient-ils pas lui être bien chers et n’est-ce pas bon service à lui rendre que le faire souvenir de leur beauté ? Voyez bien comme les petits enfants regardent dans les ruisseaux et les débris et y trouvent mille merveilles. (Dubuffet, J. 1967, p. 66)
6. D’autres voies
Il n’est cependant pas certain, comme l’affirme Dagognet, que Schwitters ait voulu briser, décomposer, fragmenter pour en arriver et s’arrêter à l’unité séminale, afin de refaire un monde, une nouvelle Jérusalem qui naîtrait d’une décharge. Il semble plutôt participer d’une fragmentation indéfinie où l’art à la différence de la nature n’atteindra jamais l’atome, l’indivisible, d’où le chant du poète Gérard Arseguel :
Et je vais vous dire. Il faut encore fragmenter les fragments, fractionner la voix, le souffle, fracturer la phrase du pied, et ne pas se saisir trop tôt de ses morceaux, ni faire preuve d’avidité, mais les laisser tomber, les mots, plus encore que du fumier. (Arseguel, G. 1979, p. 31)
La liste des rapports de l’art et des déchets serait longue : les affiches lacérées de Villeglé, les poussières de Parmiggiani, celles de Duchamp, la merde en boîte de Manzoni, etc. Plus généralement, l’art iconique trouve peut-être son origine dans les détritus. Si Véronique a pu imprimer les traits du Christ sur son voile c’est bien parce que ce visage était sale et suant. Par extension les images ne sont-elles pas les déchets des choses, la représentation n’est-elle pas la poubelle du réel, si l’on pense aux eidola de l’épicurisme, ces exsudations d’atomes qui rendent possibles la perception ; ou si l’on pense encore aux âmes chez Plotin qui, s’éloignant de l’Esprit, projettent sur la matière les reflets d’elles-mêmes, c’est-à-dire les corps ?
L’image serait-elle comme une tache sur une surface pure (notre œil, le voile de Véronique ou le mur non encore sali du trait cernant l’ombre) ? Mais voici le beau film soudanais d’Amjad Abu Alala (Tu Mourras à vingt ans, 2019) où un vieux cinéaste montre avec une feuille blanche à son jeune neveu que l’image laisse son support intact, elle ne la tache pas, ainsi l’interdit religieux ne devrait pas atteindre le cinéma. L’image n’affecte en aucune façon, ni formelle ni matérielle, son support. Toutefois si l’image n’est pas comme un détritus sur un champ pur n’est-ce pas parce que ce champ est lui-même détritique ? Ainsi Sophie Lécole Solnychkine (2023) voit dans la boue le matériau non matériel du cinéma, et rapporte tout acte de figuration à son origine pâteuse et boueuse, l’étymologie de la figure, figura, signifiant le modelé d’une statuette dans la boue. Ce n’est donc plus seulement comme élément (brisures, objets usés, rebuts) ou matière première (poussière, scories, excrétions) que les déchets ressortissent à l’art mais comme médium, comme capacité indéfinie de produire et de recevoir des formes, plasticité d’un matériau à l’aune de son indétermination. En ce sens le support lui-même est boueux et, bien plus, afin de le percevoir il faut faire boue de son regard.
Remontons encore le temps, avec la fameuse mosaïque de Sôsos de Pergame, l’asàrotos òikos (la salle non balayée), au Musée du Vatican. Il s’agit d’un pavage, d’un sol sur lequel sont disposés avec les mêmes moyens, les tesselles, les restes d’un banquet. Voilà bien, dirait-on, une représentation de déchets posés à même le sol, comme des figures dans un paysage occupant l’espace du cadre, dans le jeu de la pérennité de l’œuvre et du momentané de ces reliefs, car bien sûr cette salle, pas encore balayée, témoigne d’agapes récentes ! Jean-Christophe Bailly (2005) y a vu beaucoup plus. Cette salle, dit-il, est imbalayable tout comme les viandes des natures mortes ne seront jamais mangées, car il s’agit bien d’une nature morte, de plus ces restes ne sont pas jetés au hasard mais disposés sur ce qui finalement n’est qu’un lieu, bas, là où les déchets tombent. Disons qu’il y a une représentation réaliste, celle du sol, et une disposition non réaliste, celle des déchets, qui transforme sans le changer le sol en autre chose. Il suffirait, selon Bailly, que ces restes soient balayés, pour que le pavage redevienne vierge. Le sol est du point de vue du représenté un support, mais du point de vue de l’acte de représenter (la mimesis) le champ. Les magnifiques analyses de Bailly le conduisent à voir dans cette mosaïque « l’existence plénière du champ mimétique. » (Bailly, p.117). Qu’est-ce qu’un champ mimétique ? La thèse de Bailly soutient qu’il n’y a pas d’abord un espace vide et pur (feuille, toile, écran) préexistant prêt à accueillir des figures. La mimesis crée le vide qui l’appelle et l’accueille, elle est une force qui précède toute figuration et un champ est la forme que prend cette force qui le précède, force à laquelle il apporte son aide en s’espaçant. La mimesis est une force qui évide. Qu’est-ce qu’un sol en mosaïque ? Ce sur quoi peuvent tomber les restes d’un banquet ? Ce sur quoi peuvent être disposées les figures en tesselles des déchets d’un banquet ?
Pour construire ce concept de champ mimétique Bailly recourt à la chôra platonicienne (Timée) c’est-à-dire au lieu de la production mimétique par le démiurge, seul lieu , parce que lieu, où se crée la ressemblance de la copie au modèle, lieu que le démiurge trouve et ne crée pas, lieu originel, boue cosmique, puissance de l’en-çà, pour reprendre l’expression de Beaune en préface à la thèse de Cyrille Harpet (1998, p.10).
7. Conclusion
On n’en finit jamais avec la matière. Concernant les déchets le verbe finir est intransitif. C’est d’ailleurs comme ça que l’emploie Samuel Beckett (dont l’œuvre est jonchée de détritus, où des existences se mènent dans des poubelles). Quand la philosophie avec Dagognet par exemple s’est emparée de la question des déchets et du ressentiment barbare que l’humanité éprouve à détruire, par eux, ce qu’on n’a pas fabriqué, la nature, elle a voulu élever, célébrer, valoriser, inclure le bas, le méprisé, le rejeté, et participer de l’idéal démocratique et inclusif de la philosophie évoqué ainsi par Baudelaire dans le Mangeur d’opium.
Car le philosophe ne doit pas avoir les yeux de cette pauvre créature bornée qui s’intitule elle-même l’homme du monde, remplie de préjugés étroits et égoïstiques, mais doit au contraire se regarder comme un être vraiment catholique, en communion et en relation avec tout ce qui est en haut et tout ce qui est en bas, avec les gens instruits et les gens non éduqués, avec les coupables comme avec les innocents. (Baudelaire, 1980, p. 267)
On comprend le plus souvent par démocratie l’organisation d’une concurrence généralisée et permanente ou le processus d’égalisation de forces en vue d’une fin majoritaire. Dès lors la philosophie écologique peut suivre deux voies : ou bien penser les déchets sur un modèle qui justement a exclu les déchets de la dignité d’objet de pensée pour les élever à hauteur de ce qui les a mis au ban ; ou bien, retenant la leçon de l’art où le bas reste le bas, où le mineur persévère dans sa minorité, déclencher une sorte d’insurrection des savoirs, pour reprendre une expression de Foucault, contre les effets de pouvoirs des producteurs de définitions des risques liés aux déchets (science, media, information) et de leur mise en concurrence avec d’autres producteurs de définition (richesse, bonheur, sécurité), concurrence aux effets de laquelle, nous sommes, déchirés, assujettis.
B i b l i o g r a p h i e
Arseguel, G. (1979), Décharges, Paris, Christian Bourgois éditeur.
Artaud, A. (1947), Pour en finir avec le jugement de dieu, émission de radio enregistrée le 28 novembre 1947.
Bailly, J.-C. (2005), Le Champ mimétique, Paris, Seuil, la librairie du XXI° siècle.
Baudelaire, C. (1980), Œuvres complètes, Paris, Bouquins, Robert Laffont.
Beck, U. (2001), La Société du risque, sur la voie d’une autre modernité, traduit de l’allemand par Laure Bernardi, Paris, Champs Flammarion.
Dagognet, F. (1997), Des Détritus, des déchets, de l’abject, une philosophie écologique, Paris, institut synthélabo, les empêcheurs de penser en rond.
Dubuffet, J. (1967), Prospectus et tous écrits suivants, Paris, Gallimard.
Fichte, J.-G. (1995), La Destination de l’homme, traduit de l’allemand par Jean-Christophe Goddard, Paris, GF-Flammarion.
Harpet, C. (1998), Du Déchet: philosophie des immondices, corps, ville, industrie, Paris, L’Harmattan.
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Monsaingeon, B. (2017), Homo detritus. Critique de la société du déchet, Paris, Seuil.
Obiégly, G. (2023), Sans valeur, Paris, Bayard.
Platon (1950), Parménide, traduit du grec par Léon Robin, Paris, bibliothèque de la Pléiade, dans œuvres complètes II.
Reichholf, J. H. (1991), L’Émergence de l’homme – L’Apparition de l’homme et ses rapports avec la nature, traduit de l’allemand par Jeanne Etoré-Lortholary, Paris, Flammarion.
Sartre, J.-P. (1988), L’Idiot de la famille, Gustave Flaubert de 1821 à 1857, tome 3, Paris, Gallimard, nouvelle édition revue et complétée (1972 1° éd.).
Sartre, J.-P. (1981), L’Être et le néant, Paris, Gallimard (1943, 1° éd.).
Sloterdijk, P. (1987), Critique de la raison cynique, traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand, Paris, Christian Bourgois éditeur.
Sloterdijk, P. (2000), La Mobilisation infinie, traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand, Paris, Christian Bourgois éditeur.
Sloterdijk, P. (2010), Globes, Sphères II, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, librairie Arthème Fayard/Pluriel.
André Scala
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