André Scala: Notes sur la genèse du Pli chez Heidegger. In: Ostium, vol. 18, 2022, no. 3.
Notes sur la genèse du Pli chez Heidegger
D’où vient l’usage tardif et éphémère du terme Pli (Zwiefalt) chez Heidegger pour nommer la différence ontologique ? Quel statut a ce terme s’il n’est ni une métaphore ni une image ni un concept ? L’hypothèse est que le Pli a une double origine : contemporaine, grâce aux travaux précoces de Riezler sur Parménide repris par Kurt Goldstein afin d’outiller l’articulation nécessaire de l’Un et du Multiple dans une pensée de la vie ; ancienne dans une méthode prototopologique de jaillissement des volumes par pli de surface chez Albrecht Dürer. Double origine qui fait du Pli heideggerien une règle de construction non conceptuelle forgée par une pensée au voisinage de son pas encore.
Keywords: Pli, Zwiefalt, différence ontologique, éversion, simplicité, duplicité
Un pli, pli d’une chose pliée, ce corps, ce papier, cette robe de chambre, toujours le pli d’une chose, d’un étant. Mais non. Pli de l’être et de l’étant, de l’être et du non-être, pli sans chose ou dont les choses sont un surplis.
1. Le Pli et le commentaire du poème de Parménide
C’est dans un commentaire du poème de Parménide et plus particulièrement de deux fragments (cités ici dans leur traduction habituelle) « car penser et être sont la même chose » et « Il est nécessaire de dire et de penser que l’étant est » que Heidegger nomme la différence ontologique Pli (Zwiefalt) de l’Etre et de l’étant. Ce commentaire est publié dans Moira et dans Qu’appelle-t-on penser ?[1] En apparence tardif et éphémère,[2] le Pli est d’une nature difficile à cerner, car d’un point de vue strictement heideggerien toute question sur son essence est par définition absurde. Est-ce une image ou une métaphore ?[3] Mais une image de quoi ? Il ne représente rien ni ne se laisse représenter. Un concept ? Mais il engage un exercice non conceptuel de la pensée. Plus radicalement un mythe ?[4] Une énigme ou un impératif ontologique comme semble le suggérer Marlène Zarader ?[5] Si Heidegger nomme herméneutique notre relation à « l’appel du Pli »,[6] notre relation à cette figure ne l’est-elle pas ? A moins de distinguer ce que le Pli nomme de ce qu’il exprime. C’est pourquoi on souhaite envisager ici le problème de ce simple point de vue : d’où vient l’usage du Pli (Zwiefalt) chez Heidegger ?
Cet usage a donc un lieu : un commentaire du poème de Parménide, commentaire inséparable du renvoi de la question de l’essence à la métaphysique. Ce renvoi implique un exercice de la pensée qui n’est ni représentatif ni logique, en vue d’une relation de la pensée et de l’Etre, relation que la métaphysique a toujours ratée et qu’il est de son essence de rater. Cependant cet autre exercice de la pensée reçoit une détermination : nous ne pensons pas encore. Et il faut bien sûr la faire porter sur le nous et sur la pensée. Elle n’indique pas à proprement parler un manque ni ne signale une plénitude d’où nous jugerions ce manque. Car, que nous ne pensions pas encore est « ce qui donne le plus à penser ». La pensée est traversée de la faille de son absence, sans être pour autant coupée d’elle même. Cette faille est une ouverture et une fermeture. Elle renvoie donc à une articulation.
Et c’est la première définition du Pli : nous ne pensons pas encore.
D’un autre côté le pas encore joue dans la pensée de Heidegger un rôle éminent, pensée dont le mouvement, en ce qui concerne plus particulièrement le problème de l’Etre et de l’étant, est un mouvement d’éversion, à condition de ne pas le comprendre comme la simple extériorisation d’une structure ou d’une face intérieure, mais comme l’opposé de la conversion et du développement linéaire d’une intuition originaire. Ainsi le pas encore qui revient fréquemment dans les textes qui précèdent les premiers usages du Pli, sous la forme « ce que nous ne pensons pas encore, ce que nous ne nommons pas encore…»[7] est-il intransitif, et il ne s’agit pas de l’envisager à la lumière de ce que Heidegger aura nommé ou pensé ni comme le pressentiment de ce qui sera nommé ou pensé, mais comme la figure inversée, et pourtant tendue vers un dehors, d’un déjà plus non moins intransitif, celui de l’oubli le plus extrême. Ces pas encore intransitifs n’ont donc pas pour destin de devenir des objets de pensée, comme si l’impensé attendait là un peu de temps, de patience et de réflexion, pour qu’on le pense. Ainsi, par une loi d’homogénéisation nécessaire, Heidegger a-t-il condensé dans la figure du Pli, considérée sous la détermination du pas encore, et la différence ontologique et le lieu et le mouvement de sa propre pensée.
C’est qu’à l’inverse le mouvement de la métaphysique est toujours vertical : il passe de l’étant à l’Etre, au-dessus ou en-dessous. Renvoyer à la métaphysique la question de l’essence n’est pas prolonger ce mouvement vertical en une méta métaphysique, mais avant tout rester, pour ainsi dire, à la surface de l’étant. Car l’étant n’est pas si simple. C’est un participe. Il est duplice du point de vue grammatical : il participe de la double forme nominale et verbale. Une duplicité, au double sens du terme, l’étant est un trompe-l’œil où ce qu’on atteint nous échappe en vertu de ce que nous avons négligé. Toutefois sa nature de participe implique que sa duplicité soit seconde, bien que d’un autre point de vue, elle soit la duplicité éminente. Si l’étant est un étant et une action d’être, c’est en vertu d’une duplicité plus essentielle que grammaticale : celle de l’Etre. L’étant est le déploiement de l’être, mais n’en est pas le lieu, le réceptacle que l’Etre irait rejoindre, comme s’ils étaient originellement séparés. L’Etre „passe“ par dessus et dé-couvre l’’étant mais est lui-même couvert (voilé) par ce qu’il couvre. Il est à la fois au-dessus dans le déploiement et au-dessous dans le voilement. Double mouvement d’ondulation, d’où le thème du vent, non moins important chez Heidegger que celui de la lumière. La duplicité du Pli (Zwiefalt) est celle du dépli et du repli ; ce qui, du point de vue de la pensée, veut dire qu’elle a à penser une présence dans le passé, un participe présent dans le participe passé, l’étant de l’être et son ayant-été. Ce qui est présent du point de vue du nom du Pli (à savoir l’étant) est passé du point de vue du Pli, la lumière qui n’apparaît que comme un apparu, le zigzag de l’éclair.[8] Si la représentation occulte l’être, si la logique l’occulte aussi en approfondissant l’étant, la pensée du Pli déjoue cette double illusion. L’Etre n’est pas le lieu substantiel à atteindre et la pensée n’introduit pas une différence entre l’étant et Lui ; elle s’insinue dans les plis de cette différence, dans son déplié, à la fois au-dehors et au-dedans. Et c’est cela que Heidegger découvre chez Parménide à partir d’une attention extrême au participe présent. C’est pourquoi aussi la pensée ne pouvait pas être que la substance flottant dans l’entre-deux de l’Etre et de l’étant, corroborant alors la vision métaphysique de la différence comme écart, scission ou passage :
La distinction de l’Etre et de l’étant, disions-nous, est la passerelle qui partout, en tout comportement et attitude, nous conduit de l’étant à l’Etre et de l’Etre à l’étant. Cette façon imagée suggère la représentation que l’Etre et l’étant se situeraient sur les rives opposées d’un fleuve que nous ne nommons point et que nous ne saurions peut-être dénommer jamais. Car sur quoi nous appuyer pour le faire, et pour s’en tenir à l’image, quelle sorte de fleuve devrait s’écouler entre l’étant et l’Etre qui ne serait l’étant ni n’appartiendrait à l’Etre.[9]
Ainsi la désignation de la différence ontologique par le Pli permet d’exprimer la solution d’un certain nombre de problèmes : trouver à la pensée une intériorité qui ne soit pas la sienne et une extériorité qui ne soit pas celle seulement des objets ; sortir de la compréhension de la différence en termes de scission ou de passage, en renvoyant l’écart à une articulation ; rester pour ainsi dire au milieu de la différence sans référence à un au-delà ni à un mouvement d’aller et retour, car si la métaphysique va de l’étant à l’Etre, on ne la dépasse pas en revenant de l’Etre à l’étant, car on ne revient pas de là où l’on n’est jamais allé. Alors on peut distinguer : le déplié du Pli, la duplicité nommée par l’étant que la pensée perçoit comme étendu dans toute son extension, à la différence de la pensée métaphysique qui saisit et fait des faux plis ; puis le dépliement du Pli ou la différence Etre étant ou la dispensation (Moira) ou encore le repli de l’Etre. Enfin le Pli lui-même ou encore le différenciant de la différence, le Même, c’est-à-dire penser et Etre, ce que nous ne pensons pas encore.
2. L’usage éphémère du Pli
L’usage du Pli (Zwiefalt) a aussi un temps : pourquoi apparaît-il à tel moment ?[10] Pourquoi disparaît-il très vite ? Les commentateurs qui, à notre connaissance, se sont posé la question, offrent deux types de réponses. Ou bien il s’agit d’une clarification ponctuelle née des obscurités soulevées par les successives éditions de Qu’est ce que la métaphysique ? Ou bien il s’agit d’un passage à une expression figurée, au Dire de la pensée, de la question fondamentale chez Heidegger, afin de surmonter la difficulté de formuler non métaphysiquement le dépassement de la métaphysique. Ainsi Jean Wahl voit dans le Zwiefalt le double mouvement par lequel l’étant s’essencie dans l’Etre et l’Etre dans l’étant, double mouvement sur lesquels Heidegger a hésité dans le post-scriptum à Qu’est ce que la métaphysique ? (Donc entre 1943 et 1949),[11] hésitation, selon Jean Wahl, entre deux affirmations : l’Etre s’essencie sans l’étant et l’Etre ne peut s’essencier sans l’étant.
Et probablement c’est en méditant sur ses propres hésitations que Heidegger est arrivé à voir qu’il y avait dans l’idée originaire d’étant, d’après Parménide, ou qu’il est arrivé à croire qu’il y avait cette duplicité jumelée (Zwiefalt) et qui explique qu’il soit passé d’une affirmation que l’Etre peut s’essencier sans l’étant à l’autre affirmation que l’Etre ne peut s’essencier sans l’étant.[12]
Effectivement, comme le remarque Heidegger lui-même dans sa lettre à Ernst Jünger,[13] la conférence Qu’est ce que la métaphysique ? a suscité bien des malentendus et s’il faut, pour les dissiper, concevoir que c’est sur la ligne qu’il se tient, cette ligne est celle du Pli. Cependant cette interprétation ne rend pas justice à une quête bien plus ancienne à laquelle le Pli est indissolublement lié, celle de l’Etre là même où il fut oublié. Comme le souligne Marlène Zarader, le Pli évoque une structure toujours répétée « tel un motif musical qui se trouverait repris dans des tonalités différentes »,[14] ouverture et retrait, voilement et dévoilement… Si la première interprétation semble contredire le mouvement d’éversion de la pensée de Heidegger, la seconde n’explique néanmoins pas pourquoi l’usage du Zwiefalt n’a pas eu lieu plus tôt.
Mais une telle question en suppose une autre. Comment Heidegger a-t-il forgé une telle notion : Zwie-falt, double pli ? La première hypothèse qui vient à l’esprit est qu’elle dérive de l’Ein-falt, le simple pli, la simplicité. Hypothèse logique du point de vue de la syntaxe, mais intenable dans la perspective de la philosophie de Heidegger. La duplicité n’est pas le double de la simplicité, car la simplicité est toujours une propriété de l’être de l’étant ; penser l’Etre immédiatement comme simple est une forme de son oubli. Le simple est second par rapport au Pli, c’est l’Ein-falt qui dérive du Zwiefalt.[15] La seconde hypothèse consiste à faire du Zwiefalt une traduction de la dualité, de la duplicité (Duplicität) schellingienne, telle qu’on la trouve dans le Système de l’idéalisme transcendantal :
Seul ce qui n’est pas originairement objet peut se faire soi-même objet et par là devenir objet. C’est à partir de cette dualité originaire en lui-même que se déploie pour le moi tout l’objectif qui entre dans sa conscience, et c’est seulement cette identité originaire dans la dualité qui introduit dans tout savoir synthétique l’union et la cohésion.[16]
Certes il y a là une pensée de la différence dans l’identité, seulement la dualité est ici un simple pli et renvoie à l’acte d’un indifférencié qui différencie, tandis que chez Heidegger c’est la différence en tant que telle qui différencie:
La distinction initiale n’est pas un acte qui tomberait sur l’indifférencié préalable de l’Etre et de l’étant et y ferait irruption; la distinction est au contraire l’essencifiant de l’Etre même, dont l’initialité est l’Er-eignis: l’éblouissant venir à soi.[17]
Le Zwiefalt ne dérive donc pas de la simplicité qui, en tant que simplicité de l’Etre, est métaphysiquement séparée de son pli ; il ne traduit pas non plus à proprement parler la dualité originaire de Schelling qui est un simple pli séparé de son repli. Alors ?
3. Le Parménide de Kurt Riezler
En 1933, Kurt Riezler, Curateur de l’Université de Francfort,[18] dédicataire du Sophocle de Karl Reinhardt, publie une traduction et un commentaire du poème de Parménide.[19] Dans l’avant-propos, il rend hommage à Reinhardt pour ses travaux sur la philosophie grecque et à Martin Heidegger pour sa méditation sur la question de l’être. Le commentaire de Riezler porte principalement sur la relation de l’un et du multiple et sur le problème de cette relation eu égard à la vérité et à l’opinion. Comment, en effet, expliquer le passage de l’Un au multiple si l’Un n’est susceptible d’aucun changement, d’aucune modification ? C’est que l’Un n’est pas l’Un du multiple au sens de la totalité des étants, mais l’Un-multiple au sens d’un assemblage de puissances. Il faut donc distinguer deux types de multiplicités : la multiplicité dispersée des étants et la multiplicité dynamique de l’Un. Et Riezler appellera cet Un-multiple, pli (Faltung) de l’être et du non-être. C’est grâce à Kurt Goldstein que nous connaissons en français le commentaire de Riezler.[20] Goldstein voit dans le problème posé par Riezler à partir de Parménide une ressemblance avec celui que lui pose la connaissance biologique. Si la biologie doit atteindre l’essence du vivant, elle doit sans cesse surmonter une difficulté, d’un côté elle ne peut partir que de faits partiels appréhendés par l’analyse et d’un autre côté ces faits n’ont de sens que par rapport à un tout qui n’en est pas la synthèse. En termes parménidiens, le biologiste est condamné à partir du multiple tout en sachant que c’est l’Un qui lui en fournira la lumière bien que l’Un soit inatteignable par synthèse du multiple. L’Etre ne contient pas les étants et le tout de l’Etre n’est pas
un tout plus grand par rapport à un tout plus petit (l’organisme) … mais quelque nécessité il y ait de partir des organismes, du multiple, de ce qui devient et de ce qui passe, l’être du vivant est par principe quelque chose d’autre ; c’est à partir de ce quelque chose d’autre que les organismes s’avèrent être de quelque manière non-naturels, des phénomènes qui nient son être : c’est seulement à partir de cet être que nous pouvons trouver un ordre qui nous permette de les rendre intelligibles.[21]
En fait le but de Goldstein est de combiner sans cesse une connaissance qui différencie et une connaissance qui unit, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, et de trouver cette unité ou cette idée ou encore cette vue au sens goethéen dans un acte créateur. De même que dans l’acte de rouler à vélo est contenue la connaissance exacte du procédé mis en œuvre quand on roule à vélo, de même la connaissance biologique cherchée et sans cesse approchée est intimement apparentée à l’adéquation progressive de l’organisme et des conditions de l’environnement. Cette similitude de l’être et du connaître, Goldstein la retrouve dans le commentaire de Riezler pour qui la connaissance
atteint la vérité en appréhendant et en lâchant l’ousia, ayant plié l’un en être et en non-être, les deux étant étroitement tendus l’un dans l’autre, à ce moment où, dans la transition du saut tout à la fois nous sommes et nous ne sommes pas l’un et son autre et ainsi, dans l’acquisition et dans la perte de l’être, nous sommes à la fois en un double savoir, l’avoir de l’être et son défaut. En ce moment, sans durée, les mortels frôlent l’un, le Vrai dans la similitude de l‘einai et du noein. Ce moment sans durée est leur apogée ; c’est en lui que la doxa devient vérité et le devenir être.[22]
Il est d’abord singulier que le commentaire de Riezler rencontre une pensée de la vie quand on sait combien le Pli est lié chez Heidegger à la mort, l’Abri suprême où réside le secret du dévoilement qui nous appelle. Si Heidegger n’a jamais cité Riezler et si les circonstances n’ont pas milité en faveur de leur dialogue sur Parménide, il est aussi singulier que les commentateurs n’aient pas fait le rapprochement entre la Faltung de l’un et le Zwiefalt de l’autre ; d’autant que Riezler connaissant bien Heidegger comme en témoigne l’utilisation constante du concept de Zwischen, entre-deux, auquel Heidegger a assigné, pour un temps, la différence entre Etre et étant. Sans doute la notion de plissure (Faltung) était-elle trop terrienne pour Heidegger et elle ne rendait pas compte de la duplicité essentielle. De plus Riezler n’a jamais été le penseur de la différence ontologique. Il lui appartient toutefois d’avoir pensé la relation de l’Un et du multiple, de l’être et du non-être, non en termes de scission mais en celui de pli. Heidegger déplacera le pli (Faltung) de l’Un à l’Etre lui-même en lui conférant la double détermination qu’il ira puiser dans son propre concept de Zwischen, entre deux, désignant un champ de contiguïté et de distance impossibles. Le Zwie-falt serait donc une synthèse de l’entre-deux et du pli ( Faltung) propre à Riezler.
4. L’espace, Dürer et le Pli
Il faut enfin remarquer que l’usage du Zwiefalt est quasiment contemporain de celui de Topologie de l’Etre. «Mais la poésie qui pense est en vérité la topologie de l’Etre. A celui-ci elle dit le lieu où il se déploie.»[23] La topologie de l’Etre trouve dans le Zwiefalt sa figure essentielle. Car le Pli de l’Etre et de l’étant implique que l’Etre soit voisinage, et si «nous sommes sur le chemin de l’Etre », sur le chemin du Pli, ce n’est pas que l’Etre ait un lieu inaccessible mais qu’il est lui-même distance, voisinage. Et si le Pli est à la fois la Différence, l’Etre et le lieu, pas plus que la différence ne précédait l’Etre, pas plus le lieu ne lui préexiste. C’est dans un court texte, L’Art et l’espace, que la relation entre la topologie de l’Etre et le Zwiefalt est suggérée. Le problème est de savoir si on peut attribuer à l’espace une propriété, au sens d’un être. Problème, parce qu’il ne s’agit pas là d’une attribution intelligible de l’entendement, donnée de l’extérieur par la pensée, sur fond de distinction substantielle : « Ce qui est propre à l’espace, il faut que cela se montre à partir de lui-même.»[24] Tout espace donné, conçu comme extension uniforme renvoie à un espacer qui lui est propre, cet espacer est une ouverture et ouvrir un espace est dispenser un lieu. Cependant cette ouverture est simultanément fermée par l’espace sensible. Dans une certaine mesure l’espacer est un double pli, car il s’ouvre selon un double mode : un mode plutôt kantien de condition de l’apparition (admettre) et un mode plutôt leibnizien d’ordre de coexistence (aménager). Admettre et aménager c’est emplacer: « Dans le dépli duel de cet emplacement a lieu ce qui donne lieu. Le caractère de cet avoir-lieu est un tel donner lieu »[25] Ainsi, d’une certaine manière, tout espace donné est non seulement l’ouverture d’un espacer originaire mais aussi un repli ; l’étendue est un voile. Par-delà la similitude du double Pli de l’Etre et de celui de l’espace, cette relation conduit à formuler l’hypothèse d’une seconde genèse de la figure du Zwiefalt qui loin de contredire la première vient la redoubler.
Lorsque Albrecht Dürer, dans la quatrième partie de l’Unterweisung der Meisung, reprend le problème déliaque de la duplication du cube, c’est-à-dire celui qui consiste non pas à reproduire un cube donné mais à construire un cube double du cube donné, il appelle cette opération zwiefalten cubum. Il n’y aurait dans cette dénomination que l’idée de dédoublement si Dürer n’avait immédiatement auparavant exposé une nouvelle méthode de construction des solides géométriques, qui se substituait à la manière italienne de les représenter en perspective. Erwin Panofsky décrit ainsi le procédé de Dürer :
méthode originale et pour ainsi dire prototopologique qui consiste à développer < les solides > sur une surface plane, de façon que leurs faces forment un réseau cohérent, lequel découpé dans du papier et convenablement plié selon les arêtes des faces contiguës, restitue la maquette en trois dimensions du solide considéré.[26]
En apparence, Dürer renonce à la méthode perspective, mais en réalité il en exprime l’essence car le solide jaillit (terme qui lui est cher) du plan par pliage. Peu importent ici les solutions apportées par Dürer au problème de la duplication du cube, l’essentiel est dans la raison de cette dénomination. Ce n’est pas d’autre part forcer les choses que de dire que la perspective ainsi comprise exprime un double mouvement d’ouverture de l’espace plan (la fenêtre albertienne) et de fermeture simultanée (le point de fuite ou la ligne d’horizon). Le double pli de la perspective est le repli de la troisième dimension sur la seconde et le dépli de la seconde en une troisième d’une autre nature. Et c’est en vertu de cette duplicité éminente que la perspective duplique des rapports de mesure, de proportion, de grandeur et de distance. Il serait bien dans la manière de Heidegger d’avoir emprunté à la langue archaïque un terme pour le transformer en expression propre à sa pensée s’il n’y avait de plus une rencontre, autour du Zwiefalt, comme en témoigne le texte L’art et l’espace, entre la question esthétique de la puissance formatrice de l’espace et le problème philosophique de la puissance différenciante de l’Etre.
Dans cette hypothèse le Pli (Zwiefalt) ne serait ni une image, ni une métaphore, ni un mythe ni une énigme, mais une règle de construction, si par cette expression on entend l’écho kantien d’un irréductibilité à l’ordre des concepts en restant sourd à toute conformité possible.
B i b l i o g r a p h i e
GOLDSTEIN, K.: La Structure de l’organisme. Gallimard, TEL, Paris 1983.
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[1] Martin HEIDEGGER: Moira, in Essais et conférences. Gallimard, Paris, 1958. Qu’appelle-t-on penser? PUF, Paris 1959.
[2] Il semble qu’on ne trouve pas d’usage du Pli avant 1946, Dépassement de la métaphysique, in Essais et conférences et qu’on n’en trouve plus après 1953, Entretien de la parole, in Acheminement de la parole. Gallimard, Paris 1976. Les deux grands textes du Pli datent de 1952.
[3] „Heidegger a condensé métaphoriquement la différence ontologique et le Rien de l’être dans l’image du pli, par exemple d’une feuille de papier : l’étant et l’être s’articulent comme les deux demi-plans de la feuille. Ni voilé. Ni dévoilé. Entre clair et obscur. Il n’y a rien à prendre.“ Henri MALDINEY: Aîtres de la langue et demeures de la pensée. l’Age d’homme, 1975, p. 6 – 7.
[4] Voir Jean WAHL: Mots, mythes et réalité dans la philosophie de Heidegger. CDU, Paris 1961, p. 74.
[5] Marlène ZARADER: Heidegger et les paroles de l’origine. Vrin, Paris 1986, p. 131 et sq.
[6] Martin HEIDEGGER: D’un entretien de la parole, op. cit., p. 117.
[7] Voir en particulier, Martin HEIDEGGER : Nietzsche II. Gallimard, Paris 1971.
[8] C’est pourquoi l’image de la feuille de papier pliée, invoquée par Henri MALDINEY, ne convient qu‘à moins de concevoir la tranche de la feuille comme un pli.
[9] Martin HEIDEGGER, Nietzsche II, op.cit. p. 195.
[10] A la fin des années quarante, même si le thème du repli de l’Etre apparaît en 1935, cf. Introduction à la métaphysique, Gallimard, TEL, Paris 1985, p. 122.
[11] Postface à Qu’est-ce que la métaphysique ? In Question I. Gallimard, Paris 1968, p. 73 et sq.
[12] Jean WAHL, op. cit. p. 74.
[13] De la ligne, in Question I.
[14] Marlène ZARADER, op. cit., p. 140.
[15] La métaphysique en tant qu’histoire de l’être, in Nietzsche II, p. 350 – 351.
[16] SCHELLING, Le Système de l’idéalisme transcendantal, Vrin, Paris, 1981, p. 38.
[17] La remémoration dans la métaphysique, in Nietzsche II, p. 397.
[18] Kurt RIEZLER, spécialiste de philosophie antique, a eu une vie mouvementée. D’abord secrétaire particulier du kaiser en 1914, puis ministre à Stockholm, il supervise alors le blindage du fameux wagon de LENINE. Il assistera à l’ambassade d’Allemagne à Moscou, caché sous une table, à l’assassinat de VON MIRBACH par les bolcheviks. Gendre du peintre Max LIEBERMANN, ami du grand historien Ernst KANTOROWICZ, il sera emprisonné par les SS en 1934.
[19] Kurt RIEZLER: Parmenides. Klostermann, Frankfurt am Main 1933. Pour l’emploi du Pli, voir p. 50, 71, 74 et surtout 83 – 88.
[20] Kurt GOLDSTEIN: La Structure de l’organisme. Gallimard, TEL, Paris 1983, p. 325 – 329.
[21] La Structure de l’organisme, op. cit., p. 327 – 328.
[22] Kurt RIEZLER: Parmenides, op. cit., p. 83.
[23] Martin HEIDEGGER: L’Expérience de la pensée (écrit en 1947). In: Question III. Gallimard, Paris 1966, p. 37.
[24] Martin HEIDEGGER: L’art et l’espace. In: Question IV. Gallimard, Paris, p. 100.
[25] Ibid., p. 102.
[26] Erwin PANOFSKY: La Vie et l’art d’Albrecht Dürer. Hazan, Paris 1987, p. 377.
Cet article écrit en 1987 auquel Gilles Deleuze fait référence dans Le Pli, Leibniz et le baroque, Paris, éditions de Minuit, 1988 est resté inédit jusqu‘à sa diffusion, grâce à Sjoerd Van Tuinen, Université Erasmus de Rotterdam, sur sa page du site Academia. Il a été traduit en allemand „Anmerkungen zur Genese der Zwiefalt bei Heidegger“ in Michael Friedman, Angelika Seppi, Martin Heidegger : Die Falte der Sprache, Verlag Turia + Kant, Wien-Berlin, 2017.
André Scala
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