Đurić, V.: L’image de la France et de Paris dans les écrits de Paul Valéry. In: Ostium, roč. 15, 2019, č. 1.
The image of France and Paris in Writings of Paul Valéry
Based on theoretical positions proposed by famous French imagologue and comparatist Daniel-Henri Pageaux, we will show in this work various images of France as Paul Valéry had described in his late essays of the 1920s and 1930s. After completing his poetic career, Valéry began to write works of circumstance on various current and universal topics of European culture and civilization. For this occasion we will refer to the collection Regards on the world today, especially the essays concerning France and its cosmopolitan capital. While following the method proposed by Pageaux, our aim will be to highlight the imagology aspects of France and Paris that Valéry portrays as well as his critical spirit, not deprived of narcissism and francocentric aristocracy.
Keywords: France, Paris, language, literature, arts, me-others, Paul Valéry
Des différences ethniques et nationales naît la
variété des expressions littéraires, et c’est cette
variété même qu’il faut sauvegarder.
Guillaume Apollinaire
1. Introduction[1]
Paul Valéry, grand poète intellectuel français et génie universel à la fois, prétendait qu’« un homme n’est qu’un poste d’observation perdu dans l’étrangeté. […] –On devrait dire l’Étrange – comme on dit l’Espace, le Temps etc. C’est que je considère cet état proche de la stupeur comme un point singulier et initial de la connaissance. Il est le zéro absolu de la Reconnaissance[2] ». Valéry avait cette conscience profonde que l’homme est perdu dans l’étrangeté et qu’il a la tâche pénible de se retrouver ou se reconnaître en percevant de nombreuses couches de cette étrangeté que nous connaissons aujourd’hui sous les termes théoriques du différent (y compris la différance derridienne), de l’autre ou de l’altérité. L’altérité nous vient de l’extérieur bien évidemment, mais il apparaît que l’altérité intérieure dont Valéry parle détient une importance décisive : c’est cette altérité qui nous est propre et innée, « un tas d’identités » successives et superposées dans le temps que Paul Ricœur appellera l’ipséité[3] et que Rimbaud avait déjà proclamée avec son « Je est un autre ».[4] C’est de cette altérité « au degré zéro absolu » qu’il est nécessaire de prendre sa voie delphique de connaissance de soi-même.
Néanmoins, notre altérité intérieure se voit extériorisée, tôt ou tard, et de ce fait confrontée aux diverses pratiques sociales et culturelles. Dans des nombreux articles et essais concernant l’Histoire, la politique (dictature, liberté), la langue et la littérature, la science et les arts (architecture, peinture, musique), Paul Valéry analyse notre identité polyphone, composée de maintes couches et nuances superposées. Il s’est montré « un des observateurs les plus lucides des problèmes de son temps et certaines de ses vues se sont révélées prophétiques[5] ». Comme le note Antoine Compagnon « Valéry est alors un conférencier brillant et un essayiste très sollicité, professeur au Collège de France en 1937, qui prend part aux instances culturelles de la Société des Nations pour encourager la liberté de l’esprit et la coopération européenne[6] ». Cependant, dans ces œuvres de circonstance, les vues et les attitudes de Valéry ne sont guère originales ni modernes étant donné que ses pensées philosophiques étaient déjà conçues par Spengler, Unamuno, Buber et autres[7]. Encore reste-t-il que ses analyses inspirées et approfondies, donnent une image saisissante des courants culturels et artistiques de l’époque. Nous allons nous arrêter sur les images de la France et de Paris que Valéry dépeint dans ses essais intitulés « Images de la France » (1927), « Fonction de Paris » (1937), « Présence de Paris » (1937) et « Pensée et art français » (1939) rassemblés dans le recueil Regards sur le monde actuel.
2. Les notions clés de l’imagologie
Avant de procéder à une analyse imagologique, nous allons premièrement dégager certains éléments de base de la méthode proposée par Daniel-Henri Pageaux, comparatiste et théoricien français dont les recherches portent sur le fonctionnement de l’image littéraire, et par suite – culturelle. En effet, D.-H. Pageaux a donné un nouveau souffle à l’imagologie, qui avait déjà été instaurée dans la littérature comparée par Jean-Marie Carré et Marius-François Guyard[8]. Il l’a placée dans le contexte interculturel en insistant sur le caractère interdisciplinaire de l’imagologie. L’image littéraire se crée à partir d’un ensemble d’idées sur soi-même et sur l’étranger, prises dans un processus de littérarisation mais aussi de socialisation : cela signifie que le comparatisme littéraire doit prendre en considération les portées d’autres sciences humaines telles l’ethnologie, l’anthropologie, la sociologie, la géographie, l’histoire des mentalités et des idées (all. Geistesgeschichte), concernant surtout les thèmes sur l’identité et l’altérité, l’acculturation et la déculturation, l’aliénation culturelle, l’opinion publique ou l’imaginaire social[9]. Il faut donc toujours tenir compte des instances historiques, sociales et culturelles finement tissées dans tout texte littéraire (à savoir dans la langue) et les réinterpréter dans le contexte culturel donné. Nous verrons que Valéry avait bel et bien mis en œuvre cette approche interdisciplinaire et encyclopédique dans ses Regards sur le monde actuel bien avant les conceptions imagologiques de Pageaux. Le génie pratique précède ici le génie théorique.
Pageaux a détecté trois éléments constitutifs de chaque image littéraire et par conséquent culturelle : d’abord, ce sont les mots, ces « constellations verbales », « l’arsenal notionnel et affectif » de notre langue maternelle, qui cernent notre vision originale de nous-mêmes et d’autrui. C’est la langue qui façonne notre façon de penser, et de nos pensées naissent les images sur la réalité extérieure qui reste insaisissable sans le pouvoir du langage. En second lieu, ce sont les relations hiérarchisées, fondées sur les grandes oppositions traditionnelles comme Je–narrateur–culture d’origine vs Autre–personnage–culture représentée ou bien les oppositions spatio-temporelles comme Occident vs Orient, Nord vs Sud, ville vs campagne etc. Finalement, l’image devient un scénario pour l’essor du dialogue interculturel: elle est une « histoire », une mise en texte à partir d’un dialogue entre deux cultures, deux littératures, deux séries de textes, donc une forme d’intertextualité[10]. En plus, « à partir de mots, de relations hiérarchisées, l’image va se développer en thèmes, en séquences, en scènes, dans le double sens, narratif et dramaturgique, du terme[11] ». Selon Valéry, le décor par excellence pour ce scénario sera la ville de Paris où se reflètent non seulement la diversité interculturelle et universelle, mais la diversité de notre âme, de notre monde intérieur propre à nous.
En dehors de ces trois composantes, Pageaux distingue trois attitudes fondamentales ou modèles symboliques qui se font entre les cultures :
1) la manie glorifie la culture étrangère qui est absolument supérieure à la culture d’origine; l’étranger est positivement valorisé alors que la culture d’origine est dépréciée; la représentation de l’étranger relève plus d’un « mirage » que d’une image[12] ; toutefois, la manie peut toucher la culture d’origine, comme chez Valéry qui surestime sa propre culture non pas au détriment, mais au profit des autres cultures dont l’essor dépend des relations avec une grande culture, de préférence française. Apparemment, Valéry est séduit par une image idéalisée de la France, due au francocentrisme, c’est-à-dire à l’imagerie culturelle (« mirage ») que la France diffusait lors des siècles précédents, n’empêche que cette attitude reste fondée sur les faits historiques.
2) la phobie est l’inverse : la réalité étrangère est tenue pour inférieure à la culture d’origine; le mirage touche cette fois la culture d’origine[13];
3) la philie comprend un véritable échange bilatéral, une « mutuelle estime », où la réalité étrangère est aussi positivement jugée que la culture d’origine complémentaire de la culture regardée[14]; ce serait une relation idéale de connaissance et reconnaissance mutuelle des cultures et pourtant, Pageaux finit par conclure que tout dialogue interculturel est un rapport de forces et non pas un simple échange parce qu’il existe toujours une tendance à stipuler une hiérarchie entre les membres du dialogue[15]. De ce fait, si l’on admet une attitude de philie chez Valéry, il reste un rapport de forces où la France et Paris l’emportent.
Même si l’on peut attribuer aux essais de Valéry une francomanie évidente mais lucide, le discours du poète s’inscrit plutôt dans la quatrième attitude postulée par Pageaux : le dialogue « s’abolit pour faire place à un nouvel ensemble en voie d’unification. […] La multiplicité des échanges est proclamée, érigée en principe, mais à l’intérieur d’un ensemble ordonné. Le cosmopolitisme de nombreux hommes de lettres du XVIIIe et du XIXe siècle français suppose que cet espace à l’échelle du monde a pourtant un centre, lequel est Paris[16] ». Tels sont justement le cosmopolitisme et l’universalisme de Paul Valéry dans ses essais sur la France et sa capitale du monde.
3. Une nation multiforme
Dès le début de l’essai « Images de la France » Valéry met l’accent sur les contrastes, les différences et les particularités contradictoires qui font la nation française. La nature d’une nation échappe à toute définition précise. Ce que constitue une nation n’est pas simplement une somme des multiples différences combinées par l’Histoire et la Société, mais il y a encore « cette quantité de caractères intimes et de réalités invisibles par quoi s’accomplit le mystère de l’union profonde de millions d’hommes[17] ». Au-delà des choses matérielles qui déterminent une nation tels la terre, le relief, le régime des eaux, le climat, la flore, la faune, la substance du sol etc, il est une chose qui les dépasse : c’est le mystère de toute création où les puissances invisibles régissent le monde visible. Même les choses spirituelles conçues par l’homme reflètent le mystère : « les mœurs, les idéaux, la politique, les produits de l’esprit sont les effets incalculables de causes infiniment enchevêtrées, où l’intelligence se perd au milieu de nombre de facteurs indépendants et de leurs combinaisons[18] ». Même si nos capacités intellectuelles et imaginatives sont restreintes, nous sommes tous invités à sentir, tant bien que mal, « toutes les voix d’un drame et d’un rêve d’une complexité et d’une profondeur illimitées, dans lequel nous sommes chacun personnellement engagés[19] », conclut Valéry. Voilà l’image dramaturgique évoquée par Pageaux qui se développe en un scénario. En plus, Valéry y relève une des trois pratiques culturelles que Pageaux considère comme essentielles dans la vision du monde de toute société : « comment une société se pense, s’écrit et se rêve et comment elle fait de même à l’égard de l’Autre[20] ». L’idéologie, la poétique et l’imaginaire sont trois composantes clés que l’imagologue français met en relief.
Après avoir posé la thèse principale de la formation complexe d’une nation, Valéry analyse la nation française en suivant, au fur et à mesure, tous les éléments constitutifs de son peuple. En premier lieu, c’est la géographie qui se trouve au fondement de la « formule de constitution » de chaque peuple parce que le peuple « est plus que tout autre une création de son domaine et l’œuvre séculaire d’une certaine donnée géographique[21] ». C’est le premier aspect imagologique de la France : « une sorte de proportion heureuse existe en ce pays entre l’étendue des plaines et celle des montagnes, entre la surface totale et le développement des côtes… La France est le seul pays d’Europe qui possède trois fronts de mer bien distincts[22] ». Valéry y entrevoit le potentiel géosymbolique de son pays qui sera reconnu non seulement par Pageaux mais par nombreux chercheurs en littérature comparée, sociologie, voire philosophie (Numa Broc, Paul Claval, Jacques le Goff etc).
Une telle position géographique était favorable pour les nombreuses migrations de peuples différents de sorte que la France a connu « des éléments ethniques très divers ». C’est le deuxième aspect imagologique ou le deuxième élément constitutif du peuple: « la présence et le mélange d’une quantité remarquable d’éléments ethniques différents[23] ». L’ethnicité française reste inimaginable sans les contours géographiques de l’Hexagone qui l’englobe et qui la nourrit. Dans la formule ethnique et linguistique du peuple français Valéry voit « son individualité singulière dans le phénomène complexe des échanges internes, des alliances individuelles qui se sont produits en elle entre tant de sangs et de complexions différents[24] ». À chaque instant, Valéry insiste sur la complexité et la différence qui sont les notions essentielles pour une bonne compréhension des valeurs nationales toujours multiformes. C’est cet esprit nouveau et moderne, annoncé déjà par Apollinaire (voir l’épigraphe), qui privilégie les différences ethniques et nationales, desquelles naissent les plus grands chefs-d’œuvre littéraires et artistiques.
La troisième image clé que Valéry met en relief est bien évidemment Paris en tant que « centre vital » non seulement de la France mais du monde entier. Paris intègre et absorbe « les grandes différences régionales et individuelles de la France… tout y fermente ». Valéry critique les historiens de l’époque qui ne soulignent pas ce grand fait, à savoir que Paris est devenu l’« organe central de confrontation et de combinaison » […], et le « pôle directeur de la sensibilité générale du pays ». Finalement, Paris est un « événement tout comparable à la création d’une institution d’importance capitale, et à tous les événements significatifs que l’histoire inscrit et médite[25] ». Donc, Paris se voit comme un élément unificateur de la « diversité extraordinaire de la France » qui réunit et réconcilie tout le potentiel matériel et spirituel du pays.
La quatrième image concerne la langue et la littérature, à savoir la poésie et l’art du Verbe. Valéry envisage une petite analyse phonétique et historique du français et conclut que « la langue française doit se ranger à part, également éloignée, au point de vue phonétique, des langues dites latines ou romanes et des langues germaniques[26] ». Toutes les spécificités de la langue française sont dues, selon Valéry, aux spécificités d’une grande nation qu’il vient d’évoquer : « un examen phonétique même superficiel m’a montré dans la poétique et la langue de France des traits et des singularités que je ne puis m’expliquer que par les caractères mêmes de la nation[27] ». Bien que ses analyses linguistiques soient superficielles et approximatives dans cet essai, selon son propre aveu, Valéry réussit à cerner les grandes analogies entre la nature singulière de la langue et de la littérature d’un côté, et la nature des mouvements sociaux et politiques de l’autre côté. Car, dans la multiplicité des couches historiques et culturelles qui forment une nation, « il s’est fait nécessairement une unité linguistique parallèle à l’unité politique et à l’unité de sentiment[28] ». En effet, il s’agit d’un esprit rigoureux et raisonné, esprit géométrique et cartésien propre à la nation française qui en régit tous les besoins et toutes les conditions : « La clarté de structure du langage de la France apparaîtrait sans doute comme le fruit des mêmes besoins et des mêmes conditions[29] ». Il ne faut pas oublier que Valéry était grand admirateur du classicisme français et qu’il a recherché une poésie toute classique dans son œuvre sous le terme de « poésie pure » à l’instar de son grand maître Stéphane Mallarmé.
Il en va de même pour la littérature française qui « procède mêmement d’un mélange de qualités très différentes et d’origines très diverses, dans une forme d’autant plus nette et impérieuse que les substances qu’elle doit recevoir sont plus hétérogènes[30] ». Malgré les différences, c’est alors cette forme nette qui apprivoise les hétérogénéités inhérentes à la littérature et la littérature française en est un exemple. À cette forme pure l’esprit français voue un culte qui est « le plus souvent en liaison avec l’esprit critique et la tournure sceptique des esprits[31] ».
De la forme « impérieuse » Valéry glisse vers la France impérieuse et nous fait à plusieurs reprises preuve d’un orgueil national à la limite du francocentrisme : « Le chef-d’œuvre littéraire de la France est peut-être sa prose abstraite, dont la pareille ne se trouve nulle part », les institutions comme l’Académie Française et la Comédie Française sont « des productions nationales spécifiques, dont l’essence est de renforcer et de consacrer, et en somme de représenter à la France même, sa puissante et volontaire unité ». Puis, dans l’essai « Fonction de Paris », nous pouvons lire : « [Paris est] la ville la plus complète qui soit au monde, car je n’en vois point où la diversité des occupations, des industries, des fonctions, des produits et des idées soit plus riche et mêlée qu’ici[32] ». Même Valéry constate un fait – les spécificités et les diversités du substrat culturel français – il est évident qu’il pointe la supériorité absolue de la France et de sa capitale. Valéry est absolument conscient et fier du fait qu’il appartient à une grande nation européenne, créatrice et productrice de chefs-d’œuvre dans tous les domaines des actions humaines.
La cinquième et dernière image de la France que Valéry emprunte aux beaux-arts est l’architecture française, notamment son originalité et sa grandeur séculaire. Le plus important dans tout grand art et que Valéry souligne, c’est l’indissolubilité de ces deux éléments, la matière et la figure, le contenu et la forme entre lesquels se tisse « la mystérieuse symbiose » produisant l’effet artistique. En poésie, cette symbiose se réalise entre le son et le sens et crée ce qui est essentiel en poésie. Certes, il faut y ajouter « la vibrante profondeur de l’artiste » sans laquelle tout accord entre la forme et la matière sonnerait faux[33]. Tout comme Hugo autrefois, Valéry est fasciné par l’architecture gothique française et considère que « l’art n’a jamais approché de si près la logique et la grâce des êtres vivants », ce qui est encore un trait de son élitisme francocentriste. Tout de même, la grandeur architecturale ne repose pas seulement sur des édifices somptueux parce que les valeurs spirituelles se fondent sur la simplicité primordiale : « Une chapelle, une maison très simple suffisent, dans dix mille villages, à nous représenter des témoins séculaires de ce sentiment de l’intimité de la forme avec la matière, par laquelle une construction, même tout humble, a le caractère d’une production spontanée du sol où elle s’élève[34] ». Ici, le poète classique se pare de couleurs romantiques.
4. Une ville multiforme
Les images de la France sont accompagnées logiquement par les images de Paris, cet « organe de coordination très puissant » qui répond à cette « diversité extrêmement riche » et à cet « ensemble de différences des êtres et des climats[35] ». Déjà évoquée dans « Les images de la France » comme centre vital et unificateur des diversités propres à la nation française, dans l’essai suivant « Fonction de Paris » (publié en 1937), la capitale de la France est décrite dans toutes ses fonctions : « Être à soi seul la capitale politique, littéraire, scientifique, financière, commerciale, voluptuaire et somptuaire d’un grand pays; en représenter toute l’histoire[36] ». La ville de Paris concentre « toute la substance pensante » ainsi que toutes les dispositions d’argent, ce qui la distingue entre toutes les villes géantes du monde.
En outre, on pourrait sans doute brosser « une image de Paris toute psychologique » après avoir pris en considération toute la diversité sociale : « ces mélanges précoces de jeunes hommes dans leurs cafés, ces combinaisons fortuites et ces reconnaissances tardives d’hommes mûrs et parvenus dans les salons, le jeu beaucoup plus facile et accéléré qu’ailleurs des individus dans l’édifice social[37] ». Tout comme Balzac avait peint et la ville de Paris au XIXe siècle dans sa Comédie humaine, un autre Balzac du XXe siècle l’aurait facilement fait avec cette « matière sociale » des jeunes, mûrs, individus, « êtres ennuyeux », charlatans, génies, en un mot – « la fleur et la lie de la race » – que depuis toujours Paris abritait et englobait.
Finalement, Paris « s’est fait la métropole de diverses libertés et la capitale de la sociabilité humaine[38] ». Berceau des révolutions politiques, la France avec sa capitale en tête était plusieurs fois vainqueur et vaincue, mais elle a inventé la notion de liberté qui participera au fondement des états modernes et civilisés.
Le troisième essai, que nous nous sommes proposé d’analyser ici, intitulé « Présence de Paris », récapitule les grandes lignes du discours sur Paris que Valéry avait déjà évoquées dans les deux essais précédents. La grande, propre et glorieuse fonction de Paris est de répondre à « la complexité essentielle de la nation française » : « il n’est point d’autre ville où l’unité d’un peuple ait été élaborée et consommée par une suite aussi remarquable et aussi diverse de circonstances et le concours d’hommes si différents par le génie et les méthodes[39] ». Encore une fois on ressent sa fierté d’appartenir à la civilisation géniale gallo-romaine et de partager le Destin bouleversant de la plus grande ville que l’histoire civilisée ait jamais connu : « Par sa beauté et sa lumière, il donne à la France un visage sur lequel par moments vient briller toute intelligence du pays. Quand de fortes émotions saisissent notre peuple, le sang monte à ce front et le sentiment tout-puissant de la fierté l’illumine[40]».
Cependant, l’image de la France dans cet essai est plutôt poétique que politique ou historique. Valéry y pense et rêve de Paris en laissant libre cours à son imagination ainsi qu’à sa réflexion philosophique. Nous nous rappelons que (se) penser, (s’)écrire et (se) rêver se trouvent au cœur de la théorie de Pageaux en tant que trois composantes clés de la perception du monde d’une société ou d’une nation. C’est la banalité quotidienne qui inspire l’âme poétique : « Paris caché, Paris moteur dans l’étendue, et cause multiforme, être puissant fait de pierre et de vie, que suppose cette présence inépuisable d’un flux de rumeur sourde aux éclats de vacarme, veut alors se produire à ma pensée[41]». Penser Paris cela veut dire penser l’esprit même vu que de tous les côtés on se trouve submergé par les « beautés sensibles » et les idées abstraites. Valéry y fait un parallèle entre le matériel et le spirituel, le visible et l’invisible, en percevant Paris comme un « labyrinthe des chemins » avec son « plan topographique » qui devient le « labyrinthe » et le « plan » de notre propre âme. Paris se présente, à l’esprit de Valéry, comme la scène par excellence de l’aventure de la pensée. Car « il est en nous des avenues, des carrefours et des impasses, il s’y trouve des coins sinistres et des points qu’il faut redouter[42] ». Valéry parle de notre « Cité intérieure » dont les complexités et les diversités (autrement dit : les altérités intérieures) correspondent aux contradictions et aux contrastes de la « Grand’Ville ». Ainsi, comme supra, « un homme n’est qu’un poste d’observation perdu dans l’étrangeté » et se confronter à cette étrangeté, s’abandonner à l’aventure mystérieuse à la recherche de ce qui est essentiel en soi et dans le monde, signifie bien accomplir sa mission en ce monde. Et bien sûr Paris, en tant que capitale de la France et du monde entier, sera le meilleur décor extérieur (le labyrinthe) pour nos expéditions intérieures dans les pensées et dans les rêves.
5. Le sens de l’universel
Le quatrième essai « Penser et art français » que nous avons choisi date de 1939. Valéry l’écrit à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi il s’inquiète de « la pression d’événements » néfastes et plaide pour un patriotisme fervent : l’approche de la guerre « nous fait sentir de plus en plus énergiquement notre intime participation à une existence plus grande que la nôtre, qui est celle de la France[43] ». Autrement dit, l’esprit collectif doit remporter sur l’esprit individuel : « on est français comme on respire », la ligne Maginot nous rend « de plus en plus sensibles à notre personnalité française[44] ». Ceci dit, la dignité et la grandeur du peuple français doivent se montrer à la hauteur des épreuves turbulentes.
Outre la peur qu’il ressent pour sa grande nation, Valéry résume dans cet essai le répertoire imagologique qu’il avait déjà exposé dans les essais précédents : d’abord la diversité géographique (géologique, minéralogique, climat, relief etc., qui se résument en « géosymbolisme »), et puis « un mélange ethnique et psychologique d’une complexité et d’une qualité singulières… des plus complexes qui soient au monde ». Tout de même, Valéry s’intéresse plutôt aux effets que cette variété physique et démographique sans pareille laissent sur la production d’ordre intellectuel et artistique du pays.
C’est certainement d’abord le langage qui marque et façonne les autres constituants du peuple et qui évolue parallèlement à l’histoire et à la société. Valéry pointe encore une fois les spécificités de la langue française concernant ses origines, ses lettres, son orthographe et sa syntaxe, mais il y va plus loin en soulignant le caractère réflexif de la langue maternelle qui induit notre façon de penser et de concevoir le monde : « si je suis français, au point même de ma pensée où cette pensée se construit et se parle à soi-même, elle se forme en français, et selon les possibilités et dans l’appareil du français[45] ». Malgré les spécificités individuelles, nous sommes toujours enfermés dans cette cage langagière, comme le diraient les poststructuralistes, laquelle conditionne non seulement notre parler, mais nos pensées et notre vision du monde, notre comportement et nos actions quotidiennes.
Finalement, Valéry évoque les chefs-d’œuvre de la littérature (qu’il ne sépare pas de la philosophie) et de l’architecture française qui « donnent assez souvent l’impression d’un accord admirable entre la vie et la durée, la lumière et la matière, la forme et le fond[46] ». Il y a en France une tradition, un besoin profond de ce beau travail qu’il s’agisse d’architecture ou de littérature, affirme Valéry[47]. C’est l’art de la forme pure et autochtone, car en France il n’est pas nécessaire de voir et d’admirer un édifice renommé pour entrer en communion avec l’esprit – avec des esprits de toutes les époques. Il suffit d’une vieille maison, une petite église, un morceau d’une ruine, pour éveiller l’unité de l’esprit français. Il n’y a peut-être rien de plus français en France que « de petits balcons en fer forgé, dont aucun ne ressemble à aucun autre, et dont chacun est une invention charmante, une sorte d’idée, simple comme un thème de peu de notes[48] ». En France l’esprit suprême et la matière crue restent partout et jamais indissolubles.
Afin de conforter ses hypothèses et affirmer sa francomanie justifiée, Valéry glorifie les apports de la France dans d’autres domaines des beaux-arts : peinture, sculpture, arts décoratifs, musique etc. toujours sans mentionner aucun nom, titre, ni œuvre particulière ou année de parution. C’est parce qu’il voulait représenter « l’unité composé » de sa nation, à savoir « la consonance nationale », une cadence ethnique, contrairement à un catalogue d’auteurs et d’ouvrages peu utile. La plus grande particularité de la France et de son peuple, selon Valéry, c’est de se sentir universels, « hommes d’univers » et c’est là le paradoxe : « avoir pour spécialité le sens de l’universel[49] ». Cette pointe résume bel et bien tous les propos de Valéry sur son pays et son peuple formulés dans ses essais. En effet, il s’agit d’une ancienne thèse romantique, diffusée par Friedrich Schlegel à l’époque, selon laquelle l’unité repose sur le multiple et que le meilleur représentant en est la France.
6. En guise de conclusion
Du monde physique – géographie, ethnologie, anthropologie etc – au monde métaphysique – langue, littérature, philosophie, beaux-arts, Valéry nous offre un assortiment riche et varié d’images clés afin de mieux faire comprendre toutes les complexités et les diversités de son peuple et sa culture. Au fil de notre travail, nous avons souligné les aspects imagologiques essentiels de l’œuvre de Valéry. La grande thèse qu’il soutient perpétuellement c’est que la civilisation française unifie et réconcilie au mieux toutes les différences et les nuances qui lui sont propres : plus la France est différente, plus sa capitale est forte d’assumer et d’unifier toutes les divergences historiques, politiques, linguistiques, littérales et philosophiques accumulées dans cette grande nation.
De plus, Valéry nous invite à entreprendre un voyage intérieur dans les « labyrinthes de notre Cité intérieure », à plonger hardiment dans Moi profond qui est aussi complexe et aussi composite que la topographie d’une grande ville, de préférence Paris. Comme le formule D.-H. Pageaux « l’invention de soi, la connaissance intérieure, une certaine introspection appellent en complément l’expansion extérieure, le retour au spectacle du monde, la présence d’autrui. […] Le regard intérieur est aussi tourné vers l’extérieur. La descente en soi-même, la traversée des profondeurs sont aussi entreprises pour en ressortir délivré, fraternel[50] ». C’est sur les boulevards et avenues, dans les rues et ruelles, aux coins et dans les impasses de notre conscience et de notre imagination que nous allons, sinon percevoir, au moins entrevoir l’essence de nous-mêmes et du monde qui nous entoure. Car, c’est l’unique et vrai chemin vers la connaissance de soi et le reconnaissance de l’autre.
R é f é r e n c e s b i b l i o g r a p h i q u e s
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Valéry, P. : Regards sur le monde actuel et autres essais. Paris : Gallimard, 1945.
N o t e s
[1] Cet article est rédigé dans le cadre du projet scientifique Les langues, les littératures et les cultures romanes et slaves en contact et en divergence (no 81/1-17-8-01) soutenu par l’AUF (Agence universitaire de la Francophonie) et l’Ambassade de France en Serbie.
[2] Valéry, P. : Œuvres, tome 2, coll. La Pléiade. Paris : Gallimard, 1960, p. 721.
[3] Dans son étude bien connue Soi-même comme un autre.
[4] Dans sa lettre à Paul Demeny (1879), dite aussi « la lettre du voyant ».
[5] Lagarde, A. et L. Michard : XXe siècle. Paris : Bordas, 1962, p. 337.
[6] Compagnon, A. : XXe siècle. In : Michel Delon, Françoise Mélonio et al., J.-Y. Tadié (dir.) : La littérature française : dynamique & histoire, tome II, Paris : Gallimard, 2007, p. 776.
[7] Kovač, N. : Valeri. In : Francuska književnost 3/I, Sarajevo : Svjetlost, Beograd : Nolit, 1981, p. 345. La traduction du serbe est la mienne.
[8] Les deux derniers ont particulièrement étudié les notions de la triade devenue célèbre : voyages, images, mirages.
[9] Pageaux, D.-H. : La littérature générale et comparée. Paris: Armand Colin, 1994, pp. 59-60.
[10] Pageaux, D.-H. Littératures et cultures en dialogue. Paris: L’Harmattan, 2007, pp. 37–46.
[11] Ibid, pp. 45.
[12] Ibid, p. 47.
[13] Ibid.
[14] Ibid, p. 48.
[15] Pažo, D.-A. : Od multikulturalizma do interkulturalnosti. Traduit par Pavle Sekeruš, Ljiljana Subotić (dir.). In: Susret kultura: zbornik radova [Rencontre des cultures : actes du Colloque]. Novi Sad: Filozofski fakultet, 2006, p. 27.
[16] Pageaux, D.-H. Op. cit., 2007, p. 48.
[17] Valéry, P. : Regards sur le monde actuel et autres essais. Paris : Gallimard, 1945, p. 99. Dans toutes les citations de Valéry et de Pageaux c’est moi qui souligne en italique.
[18] Ibid, p. 100.
[19] Ibid, 101.
[20] Pageaux, D.-H. Op. cit., 2007, p. 90.
[21] Valéry, P. : Op. cit., 1945, p. 102.
[22] Ibid, p. 101.
[23] Ibid, p. 104.
[24] Ibid.
[25] Ibid, p. 107.
[26] Ibid, p. 109.
[27] Ibid, p. 110.
[28] Ibid.
[29] Ibid.
[30] Ibid, p. 111.
[31] Ibid.
[32] Ibid, p. 121.
[33] Ibid, p. 112.
[34] Ibid, p. 115.
[35] Ibid, p. 116.
[36] Ibid.
[37] Ibid, p. 121.
[38] Ibid, p. 122.
[39] Ibid, pp. 130-131.
[40] Ibid, p. 131.
[41] Ibid, p. 126.
[42] Ibid, p. 127.
[43] Ibid, p. 151.
[44] Ibid, p. 151-152.
[45] Ibid, p. 164.
[46] Ibid, p. 158.
[47] Ibid, p. 159.
[48] Ibid, p. 160.
[49] Ibid, p. 168.
[50] Pageaux, D.-H. L’œil en main : Pour une poétique de la médiation. Paris: Librairie d’Amérique et d’Orient Jean Maisonneuve, 2009, pp. 159, 179.
Vladimir Đurić
Université de Niš,
Faculté de Philosophie,
Département de langue et de littérature françaises,
Serbie
E-mail: vladimir.djuric@filfak.ni.ac.rs