Elise Lamy-Rested: Du « corps-machine » à la « vie technique ». Quelques métaphores pour penser le rapport des vivants à la technique. In: Ostium, vol. 18, 2022, no. 3.
Du « corps-machine » à la « vie technique ». Quelques métaphores pour penser le rapport des vivants à la technique
Cet article analyse les métaphores les plus importantes qui ont permis de penser philosophiquement le rapport du corps – ou plus largement de la vie – à la technique. Il montre pourquoi la vie ne peut-être qu’une métaphore et propose enfin, de manière introductive, de penser le rapport entre vie et technique à partir d’une nouvelle métaphore : la « vie technique ».
Key-words: Vie, technique, analogie, métaphore
C’est la dynamique d’un renversement que je voudrais suivre ici ; un renversement qui rompt avec une triple idée : celle du « corps-machine » ou de « l’animal-machine » de Descartes, celle de « l’homme-machine » de De La Mettrie, et celle de la « machine post-humaine », selon l’expression de Yves Charles Zarka dans son éditorial « De l’homme-machine à la machine post-humaine[1] ».
En s’inscrivant dans une tradition dont Canguilhem, dans son article « Machine et organisme »[2], affirme qu’elle remonte à Aristote, Descartes compare en effet le corps à une machine dont le producteur serait Dieu. En fabriquant des objets techniques, l’homme, qui seul possède une âme, reproduirait le geste divin, la vie étant alors réduite à un mécanisme ou un automatisme.
Dans L’homme-machine, De La Mettrie[3], radicalise la pensée cartésienne en transformant la nature en une gigantesque machine qui fonctionne de manière autonome sans avoir besoin ni d’âme ni de Dieu, et en faisant tomber la distinction essentielle entre l’homme et l’animal établie par Descartes. L’homme ne serait lui-même qu’un produit de cette machinerie dépourvue d’invention ou de créativité que Descartes avait conservé en les réservant à l’homme, seul capable de produire des objets techniques, et à Dieu, seul capable de produire des corps vivants.
En rêvant enfin d’une machine capable d’excéder les capacités humaines, le post-humanisme propose de supprimer toute trace de vie, de ses limites et de ses productions considérées comme malsaines ou improductives au nom d’un idéal de pureté et d’un corps immortel, imputrescible et indestructible.
La « vie technique » ne sera donc ni un « corps-machine », ni un « homme-machine » et surtout pas une « machine post-humaine ». La « vie technique » telle que je l’entends de manière analogique ou métaphorique, est une forme de vie qui, sans être identifiable à la matière dite inorganique, n’est pas pour autant réductible à un organisme ; elle n’est pas plus le simple produit de l’homo faber[4] comme pourrait l’être – croit-on un peu rapidement – tout objet technique[5]. La « vie technique » nous invite à repenser profondément notre rapport aux vivants et au monde que nous partageons avec eux. Elle bouleverse notre définition de l’homme héritée de Platon et notre définition de la machine héritée de Descartes, tout en mettant en suspens l’ambition du post-humanisme qui souhaite secrètement se débarrasser du vivant et de son irréductible impureté. Pour nous conduire à cette « vie technique », je filerai deux analogies ou plus exactement deux métaphores vitales qui occupent une place importante dans l’histoire de la philosophie : la première, d’inspiration cartésienne, permettra de penser « le corps-machine » ou la vie mécanique de la machine, et la seconde interrogera la possibilité d’une « vie non mécanique » de la machine.
I. Le corps-machine ou la vie sans âme de la machine
Dans le Traité de l’homme, Descartes construit une analogie, qu’on distingue classiquement de la métaphore, entre le corps et la machine. Dès l’ouverture de son texte, Descartes compare ainsi le corps à une machine pour en expliciter le fonctionnement :
Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible : en sorte que, non seulement il lui donne au dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu’il met au dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche, qu’elle mange, qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes. Nous voyons des horloges, des fontaines artificielles, des moulins, et autres semblables machines, qui n’étant faites que par des hommes, ne laissent pas d’avoir la force de se mouvoir d’elles-mêmes en plusieurs diverses façons ; et il me semble que je ne saurais imaginer tant de sortes de mouvements en celle-ci, que je suppose être faite des mains de Dieu, ni lui attribuer tant d’artifice, que vous n’ayez sujet de penser, qu’il y en peut avoir encore davantage.[6]
En d’autres termes, Descartes propose de comprendre le corps humain dans son ensemble à partir de l’assemblage et du fonctionnement des machines fabriquées par les hommes. Les machines, pourtant chronologiquement secondes par rapport aux corps, sont érigées en modèle à partir duquel il deviendra possible de mettre en discours le fonctionnement et l’assemblage du corps, tout se passant comme si l’homme avait pu reproduire le geste divin. Ce renversement qui fait de la machine le premier terme de la relation logique de la comparaison, le corps devenant en effet semblable à la machine, correspondrait aussi à une mécanisation du vivant : les corps animés comme les corps inanimés se meuvent sous l’impulsion de causes mécaniques qui répondent aux lois de la matière. La conclusion du Discours de la méthode qui enjoint l’homme de devenir « comme maître et possesseur de la nature » ne devrait donc pas seulement s’entendre comme un appel à une emprise de la nature par la technique, mais aussi comme un appel à la reconnaissance du caractère totalement artificiel de la nature, la seule différence entre la nature et la machine résidant dans l’auteur de la fabrication. La vie est donc mécanique et si le corps est vivant, il ne serait pas inadéquat d’affirmer que la machine l’est aussi. Ce qui ferait d’un être vivant, et plus spécifiquement d’un homme, autre chose qu’une machine serait son âme, essentiellement distincte du corps. La vie est une machine sans âme ou, pour le dire autrement, la machine comme le corps est douée d’une vie sans âme. Si le premier terme de l’analogie était la machine, on assiste donc, après avoir tiré toutes les conséquences de cette analogie, à un renversement : la vie n’appartient pas qu’aux corps que l’on croit faussement être naturels, elle appartient aussi aux machines. L’expression « corps-machine » doit donc être entendue dans un double sens : non seulement elle signifie que le corps vivant est une machine, mais aussi que la machine est un corps vivant. Cette interprétation, la plus largement répandue, du « corps-machine » cartésien, a sans doute connu une grande postérité qui travaille encore nos sociétés contemporaines et hyper-technologiques. Car si Descartes a maintenu la position de l’homme fabricateur d’outils techniques à travers le dualisme entre l’âme et le corps, il a aussi rendu possible la réduction de l’homme à un mécanisme qui définit aussi le biologique, comme le remarque Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne[7]. Elle analyse plus spécifiquement ce mouvement à travers le concept d’aliénation identifié à une réification de l’homme. Selon elle, c’est au moment où l’intérêt pour le processus de fabrication l’a emporté sur celui de la représentation de l’objet à produire que l’homo faber a lui-même été entièrement réduit à un simple processus biologico-mécanique. Cette réduction, postérieure à l’époque moderne qui coïncide avec l’avènement de l’homo faber, était inscrite dans sa définition même. Pourtant une telle interprétation réductionniste manque la complexité même de l’analogie. En effet, si Arendt comme Canguilhem dans Machine et organisme saisissent bien les limites de cette réduction du vivant à une machine, ce n’est jamais en interrogeant le concept d’analogie qu’ils la travaillent. Quand Arendt met l’accent sur Dieu qui reste in fine l’unique créateur du vivant, Canguilhem remarque en plus que pour créer l’ « animal-machine » ou le « corps-machine », Dieu s’appuie sur le modèle d’un vivant qui reste original. Si Canguilhem relève bien que toute la problématique du « corps-machine » se construit sur l’analogie depuis Aristote, il ne questionne pas directement la raison de cette utilisation et l’ouverture des possibilités qu’elle offre pour comprendre la vie qui se décline en autant de manières de la formuler.
II. La vie : analogie ou métaphore ?
La nécessité du recours à l’analogie pour penser la vie du « corps-machine » marque en effet discrètement l’impossibilité d’identifier totalement le corps à la machine : la vie du corps ne se laisse pas entièrement saisir dans la machine et inversement, ce n’est que de manière abusive que l’on pourra parler de la « vie de la machine ». En effet, l’analogie ne crée pas une identité mais plus exactement une ressemblance logique fondée sur des concepts. Le « comme », qui exprime souvent l’analogie, préserve la fêlure ou l’inadéquation entre les termes mis en rapport. Or l’usage cartésien de l’analogie pour parler du corps comme d’une machine répond sans doute à une nécessité que l’on retrouve systématiquement lorsque les philosophes ou les biologistes parlent du corps ou plus généralement de la vie. En effet, lorsqu’on parle de la vie, on s’installe toujours et immédiatement dans une comparaison puisque la vie, qui n’existe nulle part ailleurs qu’au sein d’un vivant toujours singulier, est mutique. La vie ne dit rien, ne nous dit rien et ne parle pas. La vie se ressent ou s’éprouve, elle se confond avec certains types de comportements ou de réactions, et elle reste définitivement extérieure au langage. Si l’analogie fondée sur une identité logique, se veut retranscrire fidèlement le principe et le comportement de la vie en usant de concepts, elle s’épuise dans cette prétention en raison de l’hétérogénéité irréductible de la vie et du langage comme du logos soit le discours rationnel. Dans son séminaire La vie la mort[8], Derrida discute précisément de ce problème avec le biologiste François Jacob et le médecin philosophe Canguilhem qui proposent une nouvelle analogie pour penser la vie : le « programme ». Le « programme » qui émerge dans les années soixante à une époque où le langage a envahi la plupart des champs disciplinaires, permet de penser la vie comme un texte ou un logos. La vie pourrait ainsi être comprise sur le modèle d’un code contenant des informations que le biologiste pourrait décrypter. Derrida relève ainsi, dès la première séance, la nécessité de l’usage de la comparaison pour penser la vie, tout en déconstruisant la différence entre l’analogie et la métaphore, qui repose sur la différence entre le concept et l’image. Si de la vie, nous ne pouvons en avoir qu’une image et non un concept, c’est en ce qu’elle se donne toujours dans un vivant singulier, dans un corps unique qui, s’il est parlant, va laisser des résidus dans chacune de ses paroles. L’ana-logie dans son opposition à la métaphore, ou le concept dans son opposition à l’image, reconduisent en fait la distinction entre le corps et l’âme ou la conscience, tout en enfermant la vie dans une téléo-logie. Le concept est toujours déjà une image car il n’est jamais pur de toute matérialité ; l’analogie est toujours déjà une métaphore car elle met en rapport des images.
Rapportée au « corps-machine », cette analyse permet de mieux mesurer le caractère incertain de la métaphore de Descartes ou plus exactement, son caractère provisoire. Ce n’est pas seulement parce qu’il existe une inadéquation irréductible entre la vie et le langage que l’image de la vie est vouée à la démultiplication ou au changement, c’est aussi parce qu’elle est traversée de la matérialité d’un corps lui-même immergé dans un contexte social, historique, économique et culturel qui l’a façonné de part en part. En d’autres termes, pour nous qui essayons de penser le rapport de la vie à la machine ou plus généralement à la technique, il faudra prendre garde au fait que nous n’aurons toujours affaire qu’à des métaphores et qu’il ne s’agira que de concevoir la métaphore la plus efficace pour penser ce rapport qui dépendra toujours de son contexte. Comme l’analyse plus en détail Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne, la métaphore cartésienne du « corps-machine » répond donc à une certaine époque qui rompt avec l’idée que la vie soit un souffle divin tout en donnant à l’homme un pouvoir nouveau : celui de fabriquer des objets techniques qui ont la capacité de remodeler profondément son milieu extérieur et de modifier structurellement sa vie quotidienne.
III. La vie comme « tendance technique », « organologie » et « programme »
Si la postérité de cette métaphore s’est retrouvée dans la réduction de l’homme et de la vie en général à un processus « biomécanique » dont l’idée persiste dans notre hyper-contemporanéité, elle a aussi trouvé ses limites dans un contexte romantique qui voulait redonner à la vie son mystère et son pouvoir. On voit donc le modèle du « corps-machine » vaciller au 19e siècle notamment à travers deux philosophes : Ernst Kapp qui fut le premier, dans les Principes d’une philosophie de la technique[9], à penser l’outil comme un prolongement et une extériorisation des organes ; et Bergson qui, à travers son concept d’élan vital a pensé la vie – et non l’homme – comme productrice de techniques. Dans un autre contexte, Canguilhem analyse le mouvement de ce renversement qui a nous a fait passer de l’idée d’un homo faber capable de fabriquer des machines semblables au corps physique à celle d’une vie évolutive productrice d’objets techniques. Canguilhem précise ainsi dans une note de bas de page (p. 161) que « Bergson est aussi l’un des rares philosophes français, sinon le seul, qui ait considéré l’invention mécanique comme une fonction biologique, un aspect de l’organisation de la matière par la vie. L’Évolution créatrice est, en quelque sorte, un traité d’organologie ». L’organologie – qui aura une grande postérité chez les philosophes de la technique – est définissable comme le processus par lequel le vivant organise l’inorganique, sans relever néanmoins qu’il s’agit dans ses termes d’une analogie et dans les nôtres d’une métaphore qui n’a rien de biologique. Toujours dans le même texte, Canguilhem rapproche le travail de Bergson de celui de Leroi-Gourhan dans Milieu et techniques[10] qui métaphorise la vie comme une « tendance technique », c’est-à-dire une tendance qui pousse tout organisme vivant à sortir de soi pour s’adapter à son milieu extérieur ou pour le modifier. Autrement dit, c’est parce que le vivant est nécessairement en rapport avec un autre que lui-même, qu’il soit vivant ou non, que sa tendance structurelle est l’extériorisation. Dans ce même élan, la vie produit des extensions techniques organiques (comme la pince du crabe) ou amovibles (comme un marteau par exemple) qui améliorent ses chances de survie. La vie est technique parce que la vie est d’abord une mise en relation entre deux altérités qui vont se modifier l’une au contact de l’autre. Par sa métaphore de « tendance technique », Leroi-Gourhan, après Bergson, renverse donc du tout au tout la métaphore du « corps-machine » et l’idée d’un homo faber. « La tendance technique » de Leroi-Gourhan n’est pas simplement soumise à un déterminisme matériel comme pouvait l’être le « corps-machine » : elle comporte une part d’indéterminé qui peut faire surgir des formes hasardeuses. Quant à l’homo faber, il n’est plus le producteur des objets techniques, mais d’abord et avant tout un produit de cette tendance. Même si l’homme peut se détacher pour une part de cette vie grâce à sa capacité d’invention, il tient aussi cette capacité du caractère indéterminé de la vie et non d’une essence ou d’un a priori transcendantal. Ainsi, la différence entre l’homme et l’animal réside essentiellement dans le fait que l’homme est capable d’inventer des objets techniques amovibles, c’est-à-dire transmissibles de génération en génération. La « tendance technique » de Leroi-Gourhan, qui garde en elle le vitalisme de Bergson, ouvre la possibilité de penser l’émergence de l’inventivité humaine en se mettant au niveau d’une vie qui appartient à tous les vivants, tout en donnant à la machine une certaine forme de vie qui ne sera jamais qu’une simple répétition mécanique. Il pourrait même exister, encore une fois métaphoriquement, une certaine forme de « vie de la machine » ou encore une « évolution vitale des machines ». C’est en ce sens que Leroi-Gourhan a pu parler d’une « évolution du milieu technique » dès Milieu et techniques.
Métaphoriquement, cette « technoévolution » pour reprendre le terme de Xavier Guchet dans Les sens de l’évolution technique[11], concerne essentiellement deux aspects de « la tendance technique » : elle s’inscrit tout d’abord dans la dynamique de l’évolution du groupe technique qui après avoir reçu l’héritage technique du groupe précédent le modifie en fonction de son nouveau milieu extérieur, de la capacité d’invention de ses membres et de son interaction avec d’autres groupes ; elle dépend ensuite du déterminisme matériel qui limite le geste technique en obligeant l’inventeur ou l’inventrice à s’adapter aux lois de la matière. Surtout, cette idée d’une évolution des techniques permet de comprendre comment peut se produire une forme d’autonomisation des techniques qu’il faudra néanmoins relativiser, car l’homme reste en dernière instance le maître de ses productions. Mais l’un des principaux enjeux de la technoévolution est de révéler le rôle de la mémoire dans la production technique, qui n’est pas réductible à une transmission d’objets ou de pratiques et qui comprend une dimension symbolique. Leroi-Gourhan montre ainsi comment l’évolution technique contribue structurellement à la constitution de la singularité d’un groupe ethnique.
Cette question de la mémoire devient centrale dans Le geste et la parole[12] paru vingt ans après Milieu et techniques. Leroi-Gourhan n’y parle plus de la « tendance technique » mais du « programme ». Or, le programme du vivant humain est celui d’une extériorisation de la mémoire. Par-delà l’extériorisation des organes dans les outils, l’extériorisation totale de la mémoire est d’abord rendue possible par le langage puis par l’introduction d’un « code tiré du langage humain dans la machine » (T2, p. 64). Autrement dit, la mémoire de la machine ou la mémoire technique n’est qu’une extension de la mémoire humaine. Leroi-Gourhan nous invite ainsi à relire toute l’histoire des techniques à travers ce problème de la mémoire et à donner une vie, même métaphorique, aux objets techniques. Cette connexion entre mémoire et technique incluse dans un mouvement d’extériorisation est sans doute inédite et rejoint la philosophie de Derrida qui, dans De la grammatologie[13], s’arrête brièvement sur le programme de Leroi-Gourhan pour l’identifier abusivement à la différance définie comme ce temps qui diffère l’instant de la mort ou du retour définitif à l’inanimé à l’échelle d’un vivant singulier ou à celle de toute la chaîne des vivants. Ce faisant, il connecte la question de la technique et celle de la mort que toutes les métaphores précédentes avaient étrangement écarté, tout se passant comme si la mort n’était qu’un accident extérieur et que la technique n’avait d’autres fonctions que de faire la médiation entre le vivant et son milieu. Même Leroi-Gourhan, tout en percevant le lien entre mémoire et technique, ne saisit pas comment il a ainsi introduit la question de la mort au cœur de la technique. Si la vie n’est pas séparable de la mort et que l’autodestruction lui est même intrinsèque, si la technique est bien une déclinaison de la vie et qu’elle en garde une trace, alors il faut comprendre le rapport de la technique non seulement à la vie, mais aussi à la mort. De ce point de vue, la philosophie de Derrida apporte une réflexion inédite en identifiant la mémoire à la technique qui, tout en marquant la finitude du vivant, lui permet de survivre à sa propre mort.
IV. Les tout premiers pas d’une nouvelle métaphore : la « vie technique »
Le « supplément technique » qui assure, selon Derrida, le mouvement de la différance, est cette matière dans laquelle s’inscrit la vie pour se garder en mémoire. Le supplément technique, par exemple l’écriture ou le document écrit, en raison de sa matérialité, est en effet susceptible de se diviser et de se séparer de son géniteur pour se transmettre de génération en génération, comme en attestent les bibliothèques, gardiennes du savoir et de la mémoire des personnes disparues. Mais plus généralement, le supplément technique est la marque de la mort dans chaque vivant qu’il soit humain ou non. La matérialité irréductible de la vie est simultanément son arrêt de mort et la chance de sa survie. Que ce soit par des traces laissées sur des arbres ou par des gestes que les autres membres du groupe incorporent par l’observation avant de les transmettre aux nouvelles générations, chaque vivant invente son supplément technique qui lui permettra de demeurer même après sa mort.
Mais malgré ce qu’en dit Derrida, cette dynamique mémorielle se distingue assez radicalement du programme leroi-gourhien[14]. Autant chez Leroi-Gourhan l’extériorisation de la mémoire propre à l’homme est d’abord et avant tout l’un des modes du comportement technique dont la finalité est l’adaptation et la transformation de son milieu extérieur pour une augmentation de ses chances de survie ; autant chez Derrida le supplément technique est cette répétition quasi automatique qui diffère l’instant de la mort en ne cessant de la répéter. Autrement dit, le vivant s’autodétruit pour pouvoir survivre. Le supplément technique est ce pharmakon tout à la fois poison et remède : il conduit le vivant vers sa mort – son surgissement n’a en effet de sens que parce que le vivant est mortel –, tout en le sauvant d’une annihilation définitive puisque, par-delà la mort de telle singularité, il pourra se transmettre aux générations suivantes en conservant en son sein une trace de ce dernier[15]. Les objets techniques sont donc porteurs d’une mémoire qui n’est pas seulement le dépôt de l’intentionnalité du sujet qui a inventé ou usé de l’objet ; ils renferment aussi des nécessités vitales échappant à la conscience.
C’est notamment à partir de Derrida que je souhaiterais développer cette métaphore de la « vie technique » en la distinguant de l’organologie générale. Sans parler de la question de la mort dont seule tient compte l’organologie générale de Stiegler[16] qui fut influencé par Heidegger et Derrida, l’organologie générale présuppose en effet que le vivant est nécessairement organisé et donc essentiellement distinct de la matière inorganique. Au moyen de cette nouvelle métaphore, la « vie technique », mon objectif est en effet de déconstruire la frontière entre l’organique et l’inorganique pour penser la technique dans le cadre plus large d’une cosmologie dont le principe ne serait pas l’ordre mais le désordre du processus créateur.
B i b l i o g r a p h i e
H. Arendt: La condition de l’homme moderne. Trad. G. Fradier, Pocket, 2002 (1958).
H. Bergson: L’évolution créatrice. PUF, 2013 (1907).
G. Canguilhem: La connaissance de la vie, 1992 (1952).
E. Clarizio: La vie technique. Une philosophie biologique de la technique. Hermann, 2021.
J. Derrida: De la grammatologie. Minuit, 1967.
J. Derrida: La vie la mort, séminaire (1975-1976). Seuil, 2019.
R. Descartes: Le traité de l’homme. Arvensa éditions, 2015 (1648).
F. X. Guchet: Les sens de l’évolution technique. Leo Scheer, 2005.
E. Kapp: Principes d’une philosophie de la technique. Trad. G. Chamayou, Vrin, 2007 (1877).
E. Lamy-Rested: « The technical ob-ject at its limit: Derrida reader of Husserl », in Philosophy and Technology (35), Mars 2022. https://link.springer.com/article/10.1007/s13347-022-00513-7.
E. Lamy-Rested, Excès de vie. Derrida…, Kimé, 2017.
A. Leroi-Gourhan: Milieu et techniques. Albin Michel, 2000 (1945).
A. Leroi-Gourhan: Le geste et la parole. T. 1 Technique et langage et 2 La mémoire et les rythmes, Albin Michel, 1992 (1964).
J. O. De la Mettrie: L’homme machine. Folio Gallimard, 1999 (1747).
B. Stiegler: De la misère symbolique, T. 1, L’époque hyperindustrielle, Galilée, 2004.
Y.-Ch. Zarka : « De l’homme-machine à la machine posthumaine : la vision machinique du monde », in Cités, 2013/3, no. 55.
[1] Yves-Charles Zarka, « De l’homme-machine à la machine posthumaine : la vision machinique du monde », in Cités, 2013/3, n° 55, p. 3 à 8.
[2] G. Canguilhem, « Machine et organisme » in La connaissance de la vie, 1992 (1952).
[3] J. O. De la Mettrie, L’homme machine, Folio Gallimard, 1999 (1747).
[4] Cette citation est empruntée à H. Bergson, L’évolution créatrice, PUF, 2013 (1907).
[5] Notre appréhension de la « vie technique » se distingue aussi de celle proposée par E. Clarizio, dans La vie technique. Une philosophie biologique de la technique, Hermann, 2021. Il y définit la vie technique en un double sens. D’abord comprise comme un rapport analogique entre vie et technique, l’une étant irréductible à l’autre ; il la saisit ensuite comme l’expression d’un lien indéfectible entre la première et la seconde, la vie s’artificialisant en incorporant les techniques et les techniques se biologisant en s’intriquant avec la vie. En ce sens, la vie technique tel qu’il l’entend se rapproche d’une « organologie générale » au sens de Canguilhem.
[6] R. Descartes, Le traité de l’homme, Arvensa éditions, 2015 (1648), p. 15.
[7] H. Arendt, La condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Pocket, 2002 (1958).
[8] J. Derrida, La vie la mort, séminaire (1975-1976), Seuil, 2019.
[9] E. Kapp, Principes d’une philosophie de la technique, trad. G. Chamayou, Vrin, 2007 (1877).
[10] A. Leroi-Gourhan, Milieu et techniques, Albin Michel, 2000 (1945).
[11] F. X. Guchet, Les sens de l’évolution technique, Leo Scheer, 2005.
[12] A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, T. 1 Technique et langage et 2 La mémoire et les rythmes, Albin Michel, 1992 (1964).
[13] J. Derrida, De la grammatologie, Minuit, 1967.
[14] Pour un approfondissement de cette question, voir mon article « The technical ob-ject at its limit: Derrida reader of Husserl », in Philosophy and Technology (35), Mars 2022. https://link.springer.com/article/10.1007/s13347-022-00513-7
[15] Je développe cette question dans mon livre, Excès de vie. Derrida…, Kimé, 2017.
[16] On pourra lire par exemple, B. Stiegler, De la misère symbolique, T. 1, L’époque hyperindustrielle, Galilée, 2004.
This text was produced at the Institute of Philosophy of the Slovak Academy of Sciences, v.v.i. within the SASPRO 2 project 1237/02/03 (H2020-MSCA-COFUND).
Lamy-Rested, PhD.
Institute of Philosophy SAS, v. v. i.
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