Bensussan, G.: Le rȇve, l’amour. In: Ostium, roč. 12, 2016, č. 3.
Dream, love
Dream and love represent experiences which, under certain conditions and within certain limits, can be mutually compared. Both of them reflect, in fact, a structure of depossession and derealization, in which subject and the present find themselves deprived of their primacy. Dream and love represent, in the last analysis, a secret both banal and ordinary, universal and public, that continues to put in question the very nature of what we call truth.
Keywords: Descartes, existence, experience, Freud, I, illusion, Nietzsche, world, Rosenzweig, knowledge, singularity, Schubert, subjectivity, life
Ich weiss nicht was ich bin
Ich bin nicht was ich weiss
Angelus Silesius
Je voudrais ici essayer de rapporter l’un à l’autre, à titre d’hypothèse relativement fragile et jamais à titre de théorie générale, l’amour et le rêve. L’expérience amoureuse et l’expérience onirique peuvent-elles être comparées ? Et, plus profondément, plus précisément aussi, s’agit-il dans l’un et l’autre cas d’expériences à proprement parler ou bien plutôt de situations, de conjonctures inopinées ? Si la comparaison, pour utiliser un mot un peu faible, est sensée, nous allons voir pourquoi, n’est-ce pas justement en cela que l’amour comme le rêve paraissent d’emblée destituer par eux-mêmes cette dimension d’expérience ? L’expérience comme concept, aussi bien Erfahrung qu’Erlebnis, permet-elle seulement de circonscrire la « vérité » onirique du rêve – et du rêveur ? L’amour, plus qu’une expérience, n’est-il pas tranchant comme un hasard ? D’emblée se lèvent donc de considérables questions philosophiques. « La vie est un sommeil, l’amour en est le rêve, Et vous aurez vécu, si vous avez aimé », écrit Musset au tout début d’A quoi rêvent les jeunes filles. C’est cette proposition, l’amour comme rêve (de la vie), que je voudrais examiner à présent.
La virgule que porte mon titre (le rêve, l’amour) indique par sa parataxe des différences, des questionnements, des dissymétries et des déhiscences que la notion d’expérience ne peut tenter d’unifier qu’avec beaucoup de peine, je l’ai dit. Qu’est-ce qui dès lors autorise le rapprochement que je voudrais cependant entreprendre et tenter entre l’amour et le rêve ? Je dirais pour commencer qu’ils relèvent l’un et l’autre, mais différentiellement, on le devine étant donnée ma considération préliminaire sur ce point – ils relèvent l’un et l’autre d’une dépossession doublée peut-être d’une certaine déréalisation, voire d’une dé-mondanisation du monde au profit d’un autre monde (le monde du rêve, le monde de l’amour) qui aurait des titres effectifs à faire valoir. Ou bien alors cet autre monde ne serait-il qu’un non-monde dans lequel viendraient s’abîmer et le rêve et l’amour, comme dans une illusion de monde, un mirage, une vapeur ? Voilà la crux caminorum, voilà l’alternative qu’il faut essayer de penser. En tout état de cause, le commun du rêve et de l’amour, cette dépossession qui serait comme une subjectivation, peut être dite dans et au moyen d’une formule de Montaigne, qui en consigne les « expériences » les plus diverses, justement : « je m’échappe »[1]. L’expression est évidemment à entendre comme « mon je m’échappe » et non pas comme la première personne du singulier du verbe « s’échapper », ce qui serait quasiment une contradictio in adjecto. S’échapper au sens de prendre la fuite signifierait précisément se sauver, se sauvegarder, se préserver, c’est-à-dire sauver son je, soit tout le contraire de l’échappée du rêve ou de l’amour. Que l’amour (encore me faudra-t-il préciser de quelle sorte d’amour je parle ici, car la tradition propose bien des distinctions, au moins entre eros, philia, et agapè) et le rêve relèvent de ce « je m’échappe » montaignien ne me semble pas faire de doute. La langue en porte la trace et en fournit l’attestation la plus vive : je tombe amoureux, ich verliebe mich –une chute, une perte, une défection radicale de la volonté, une série d’actes manqués en quelque sorte. De même ich träume, je rêve, constitue-t-il une formule impossible. Adorno l’a relevé dans ses Minima Moralia qui lui adjoint ou lui oppose une autre formule, « es träumt mir », laquelle, en dépit de ses difficultés aurait au moins le mérite de ne pas laisser penser que c’est le je qui rêve[2]. Wittgenstein avait déjà relevé l’anomalie « grammaticale » du « je rêve » ou encore Valéry qui écrit, lui : « Le rêve est un phénomène que nous n’observons que pendant son absence. Le verbe rêver n’a presque pas de ‘présent’ »[3]. C’est donc cette structure de dépossession / déréalisation où ne règnent ni sujet ni présent que révèlent, au sens fort, l’amour et le rêve.
Cette structure est animée par ce que j’appellerais un contre-socratisme, lequel rejoint très exactement le « je m’échappe » montaignien : je ne sais pas que je sais, je ne sais pas ce que je sais, et même je ne veux rien savoir. Telle est, selon Freud, la position du dormeur par rapport au monde extérieur : « le sommeil est un état dans lequel le dormeur ne veut rien savoir du monde extérieur »[4]. Ce ne-rien-vouloir-savoir renvoie spéculairement à une sorte de « savoir nescient » du rêveur : « le rêveur sait ce que son rêve signifie mais, ne sachant pas qu’il le sait, il croit l’ignorer »[5]. Cette structure – que j’appelle contre-socratique – excède le simple exemple du rêve ou plutôt l’atteste dans sa dimension profondément inconsciente : « quelqu’un croit ne rien savoir d’événements dont il porte cependant en lui le souvenir ». Chaque sujet se tient ainsi dans un état de « connaissance inaccessible » à soi du soi[6]. C’est ce que Freud aura nommé l’inconscient, le rêve en étant, on le sait, la voie royale d’exploration ainsi que tout ce qui y est associé, les actes manqués, l’oubli des noms propres, etc. C’est ce que Schelling appelle, lui, savoir nescient, selon l’expression que je viens d’utiliser, soit une activité inconsciente qui supporte en entier un je, un sujet sachant. Ce je ne serait rien d’autre qu’une ruse structurale, une méprise du sujet, l’effet d’une activité inconsciente qui le dépasserait infiniment. Si le je s’échappe, il peut bien essayer de reprendre ou de retrouver la productivité infinie de cette échappée dont il n’est qu’un produit passager dans le mouvement d’une subjectivité bien plus vaste, bien plus océanique, que celle d’un « sujet ». Il peut tenter d’en engager le devenir incertain entre élan et inhibition. L’« inconscient » se manifeste en effet dans ses produits conscients : les images du rêve, les associations libres, les actes manqués, les omissions, etc. Ces produits, le sujet les relaie en quelque sorte dans la libre circulation de son activité inconsciente structurée autour de forces que Schelling n’a pas cessé de vouloir nommer, déterminer, comprendre. Certains de ses disciples se sont attachés à en circonscrire le champ. L’un d’eux, G. H. von Schubert que j’ai déjà évoqué, avance, dans son grand ouvrage de 1814, La symbolique du rêve, une thèse très stimulante selon laquelle le rêveur en nous est comme un « poète caché » : tel est en quelque sorte le nom schubertien de l’inconscient freudien[7]. Le sujet doit « traverser » l’imaginaire et le fantasme pour « devenir son fondement », explique Schubert. C’est bien cette traversée qui engage, dans les deux pseudo-expériences de l’amour et du rêve, les questions suivantes et sans doute quelques autres. 1. La question de la nature de la vérité (onirique, amoureuse), d’une vérité au-delà / en deçà de la vérité de la raison et de l’ordre : le partage vérité / non-vérité, lumière / ténèbres, s’en trouve complètement brouillé au profit de ce que Levinas a appelé une « vérité en plusieurs temps » puisqu’en effet l’amour autant que le rêve emportent des bris, des interruptions, des déplacements du temps, des temps hétérogènes les uns aux autres. 2. La question du monde ou de la vie et de leur mise en équivalence typiquement romantique avec et dans le rêve : « le rêve est une seconde vie », selon l’entame d’Aurélia de Nerval ou encore : « le monde se fait rêve ; et rêver devient monde », comme écrit Novalis. Le rêve serait, topos poétique par excellence, la vraie vie dans le vrai monde, une vie que nous ne menons pas mais qui nous mène. « Nous n’appartenons au monde que pour les deux tiers de notre individualité, pour un tiers nous ne sommes pas encore nés », explique Freud[8].
La question du monde et la question de la vérité constituent de fait une seule question, même si elle ne se déploie pas de la même façon dans l’un et l’autre cas, celui de l’amour, celui du rêve. Il faut revenir ici à l’hypothèse nietzschéenne quant à la fonction du rêve dans la naissance de la métaphysique et le déploiement du platonisme :
[…] aux tout premiers âges d’une civilisation encore rudimentaire, l’homme a cru découvrir dans le rêve un second monde réel ; c’est là l’origine de toute métaphysique. Sans le rêve, on n’aurait pas trouvé le moindre motif de couper le monde en deux. La scission de l’âme et du corps se rattache aussi à la plus archaïque conception du rêve.[9]
Ainsi, selon l’hypothèse généalogique, le prédicat « réel » s’appliquait originairement autant au monde de la veille qu’à celui du rêve. Mais à cette prime identification a succédé un retrait dudit prédicat, soit de la qualité de « réalité », au monde du rêve, désormais frappé d’irréalité. Moment absolument décisif, car la dualité hiérarchisée des mondes s’en est suivie : désormais le monde du rêve fut assigné au statut de simple apparence. Tous les funestes partages métaphysiques en découlent. Ce geste inaugural ne cesse plus depuis d’être répété par tous les métaphysiciens. L’oubli du rêve fonde la métaphysique sans qu’elle le sache puisqu’elle est fermée à sa propre origine, sans quoi elle ne serait pas métaphysique. Sa carrière se développe depuis cet oubli et cette obturation, elle se nourrit de l’invention de nouvelles dichotomies structurées par le pli du « réel » et de l’« apparent », inversant au besoin les deux mondes, nommant monde de l’apparence celui qui fut autrefois réel, et monde réel un tissu d’apparences. La transvaluation de toutes les valeurs passerait-elle alors par une réhabilitation, au moins partielle, du rêve ?
Il n’est nullement interdit de le penser, par où le soupçon jeté sur le statut de la métaphysique, c’est-à-dire de la philosophie, irait d’un même mouvement de Nietzsche à Freud. En tout cas, nous voilà emportés dans un monde, un autre monde, nous voilà passant d’un monde à un autre, et voilà ce qui, plus que tout, vaudrait exemplairement d’être pensé. Voilà ce qui, pour le philosophe, constitue une épreuve singulière et unique, et voilà pourquoi l’amour et le rêve se présentent à nous comme deux limites implacables de l’exercice serein du philosopher. Mais en même temps, et pour les mêmes raisons, d’où l’extrême intérêt de la question, on peut aussi penser que le rêve et l’amour sont deux sources vives – et les plus celées – de la philosophie, en tant qu’ils s’échappent, en tant qu’ils sont perte, et qu’ils mettent ainsi tout logos à la torture.
C’est la structure du je, de la subjectivité, qui est en cause, on l’a dit. Je pourrais évoquer les Âges du monde, la « folle du logis », Freud, Levinas, mais je cite à nouveau Schubert, le méconnu :
[…] cette part de notre Soi que nous nommons âme, par différence avec l’esprit, prédomine de plus en plus dans le rêve et elle se fait active à sa façon singulière, alors que l’esprit pendant ce temps demeure un spectateur plus ou moins passif qui se contente alors de suivre l’âme active depuis et selon son impulsion propre, dans son cours d’autant plus léger et puissant, et non plus, comme à l’état de veille, de lui donner ses lois et son mouvement.[10]
L’« esprit », c’est-à-dire le sujet de la raison, est ainsi placé par le rêve, selon Schubert, dans une position quasi-ancillaire. Il suit, il est passif, il est destitué de sa fonction de commandement. C’est l’« âme » qui mène la danse de la vérité. De quelle vérité s’agit-il ? De la vérité du je, bien sûr – vieille question qui obsède la philosophie depuis Descartes au moins, mais certainement, quoi qu’on dise, bien avant lui. Si « je rêve », on l’a dit, ne se peut pas, « je t’aime », pas davantage. Dans les deux cas, le je pâlit et semble s’avouer comme fiction grammaticale, au sens de Nietzsche. Le je du « je t’aime » ne s’entend guère comme « je pars en voyage » ou « je fais une conférence ». C’est un je précédé par un préalable qui est l’amour lui-même. Je ne peux dire « je (t’aime) » que parce que l’amour m’a déjà saisi. Tel est le sens de la profonde proposition de Franz Rosenzweig selon laquelle le seul mode grammatical de l’amour, la seule verbalité de la grammaire de l’eros qu’il élabore dans l’Etoile de la rédemption, c’est l’impératif. « Aime-moi », telle serait la seule parole vivante, la seule adresse proférée et proférable de l’amant(e) à l’aimé(e) car « le commandement de l’amour ne peut venir que de la bouche » de celui ou celle qui aime[11]. L’amour ne peut se dire que sans je, sans soi-même commençant une déclaration comme son principe actif – puisque l’amour est toujours son propre commencement à soi, avant toute autre chose, avant tout « je ». L’impératif amoureux, par l’urgence et l’inquiétude qu’il clame et proclame, montre dans l’effraction érotique une occurrence particulièrement intense de la structure du « je m’échappe ». Le je s’en échappe tellement qu’il disparaît de la langue de l’amant ou bien, c’est pareil, qu’il y prolifère au point de s’abîmer dans son propre vertige.
Cette échappée du je qui, amoureux, n’est plus je, manifeste à quel point le je est toujours déjà loin, très loin de lui-même. Ce lointain n’est évidemment pas une affaire de distance, de mesure, de métrique ou d’approche topologique. Ce n’est pas ce très-loin-de-lui-même du je qui serait inatteignable. En effet, il se manifeste comme tel. En quelque façon c’est nous-mêmes, ce « je m’échappe », c’est la jointure de nous-mêmes avec nous-mêmes dans l’échappée. Être très loin de soi-même, paradoxalement, c’est aussi pour le je qui s’échappe une façon de s’avancer depuis ce lointain et d’entrer dans une certaine proximité à soi, opaque peut-être mais d’une sienne opacité.
Si le lointain du je ne se mesure pas selon l’ordre d’une distance qu’il pourrait toujours progressivement réduire, c’est parce qu’il y va en vérité de sa vérité loin de soi. Il y va d’une expérience de la vérité comme vérité d’une expérience de la perte et de l’échappée. Une distance se mesure par un système métrique. Une vérité, lorsqu’elle est vérité du soi, ne se mesure guère. Elle a à se « traduire en paroles » depuis les images du rêve, nous dit Freud[12], ou depuis les quasi-paroles (les images ?) de l’amour dans le verbe de l’injonction impérative et impatiente. Schubert y insiste massivement. C’est une véritable grammaire spécifique du rêve qu’il présente – laquelle est une rhétorique des images :
[…] aussi longtemps que l’âme parle cette langue [du rêve], ses idées suivent une tout autre loi d’association qu’habituellement et il est incontestable que cette liaison d’idées suit un cours ou plutôt un vol bien plus rapide, plus spirituel et plus accéléré que ce qui est le cas à l’état vigile, où nous pensons avec des mots.[13]
La différence entre Schubert et Freud est, bien sûr, que ce dernier s’attache à traduire ou à retraduire en mots, comme dans un rébus, une association d’images. Et si cette « vérité » traductive du rêve nous est si résistante, épaisse, insaisissable, c’est justement parce qu’elle-même a à se dire dans des paroles surgies d’images, expérience d’une extrême singularité, « hiéroglyphique » comme dit Schubert.
Tout converge vers un point qui perce à présent, irréfragable, à rebours de la question de la vérité, ou comme son envers exact : la nature censément illusoire, trompeuse, mensongère – et du rêve et de l’amour. Au lieu d’autoriser la pensée d’un passage fécond d’un monde à un autre monde, plus réel d’une certaine manière, surréel, le monde si riche du rêve ou de l’amour, il faudrait au contraire les bannir au nom d’une certaine salubrité de la raison. Le rêve ne serait qu’un songe, une fumée qui se dissipe à l’aube. L’amour, au moins dans sa forme passionnelle ou jalouse, n’est qu’un cauchemar dont on finit par s’éveiller. Que l’on se souvienne de la chute d’Un amour de Swann : elle n’était même pas mon genre ! L’amour et le rêve ne seraient que des songes, vides, creux, comme on dit, qui se substitueraient dangereusement au monde réel, le seul monde effectif, le seul monde existant. Non seulement ils consigneraient des expériences de perte et de malheur, mais ils seraient de surcroît les opérateurs d’une déréalisation périlleuse et funeste, d’une vacillation du soi extrêmement menaçante. Je voudrais m’arrêter un peu plus longuement à présent sur l’amour dont je fais ici le pendant du rêve, en tant qu’on a affaire à deux contre-expériences, à deux formes majeures de dessaisissement. S’agissant de l’illusion amoureuse, je partirais du contraste suggéré par Valéry dans son entente du vers fameux de Lamartine : « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». « Un seul être vous manque, et tout est repeuplé », au contraire, explique Valéry. Proust dit une chose semblable lorsqu’il écrit : « on n’aime plus personne dès qu’on aime »[14].
L’aimé(e), lorsqu’il (elle) vient à « manquer », « dépeuple » un monde (Lamartine). Pourquoi ? Parce qu’il/elle signifie l’hypersingularité, la surdéterminité, en lesquelles le monde entier se concentre en un point intense, comme Dieu, l’Unique, « un Seul ». L’amour est bel et bien un « monothéisme », une révélation bien sûr, mais une révélation « monothéiste ». Comme dans toutes les théologies négatives, les déterminations d’essence, multipliées autant qu’on voudra, ne l’épuiseront jamais dans une définition. Ce qu’est l’aimé(e), la pluralité de ses quiddités, cède immédiatement la place à la pure nudité de son existence. Qu’il ou elle soit, sa quoddité à l’état premier, précède toute question. L’amour se tient dans cette précession qui n’est rien d’autre qu’une inconditionnalité. Ce propos peut d’ailleurs s’entendre par extension. Tout ce qui m’importe au plus haut point et tisse la trame de mon existence la plus quotidienne et la plus banale, est hors-essence. Je ne peux guère le déterminer par des concepts. Augustin le disait du temps. Si « on me demande » de quoi il s’agit, ce qu’il est (« quid est tempus ? »), je ne peux guère répondre en vérité car toute réponse serait excédée par la nature même de ce qu’elle voudrait contenir. En revanche, à défaut d’interpellation quidditative, c’est-à-dire « si on ne me demande pas », je sais ce qu’il en est de l’extra-quiddité de ce qui va de soi, mon amour. En d’autres termes, ce qui m’est le plus évident et le plus simple, c’est exactement ce qui, à la pensée, apparaît le plus obscur et le moins saisissable. Parce que le simple est avant toute essence. Il est l’implié avant le pli et le repli, et cet avant signifie une temporalisation, une omnitemporalisation que « l’essence » se doit de tamiser à l’entonnoir des questions qu’elle détermine pour pouvoir seulement pouvoir. Le drame de l’amour, c’est que cette Hypersingularité est tout de même, bien sûr, une singularité finie. S’« il n’y a pas d’amour heureux » (Aragon), c’est parce que son malheur provient de la communication de l’infini au fini qui lui est absolument inhérente. La langue en porte le témoignage le plus assuré.
Lorsque je m’adresse à une vague « connaissance », je parle une parole qui se donne dans d’éventuelles questions statutaires : que fais-tu, quel âge as-tu, d’où viens-tu, etc. ? Ces questions ont devant elles l’immense avenir de la détermination quidditative. Face à l’aimé(e), la question statutaire est par avance épuisée, non pas qu’on sache déjà tout d’une essence, de son essence, mais parce que la question n’est plus celle de l’essence. L’amour serait-il toujours déjà, dès le premier coup d’œil, l’évincement de l’essence ? Oui, parce que les déterminations et leur champ y sont d’emblée débordés. Il en est peut-être de même de tous les phénomènes de sidération, de tous les « coups de foudre ». Le dépeuplement lamartinien signifie la disparition de l’essence, la pure présence du Singulier sans étayage sur la généralité, la dialectique, la médiation, la multiplicité numérique du peuplement. Tout ceci, c’est-à-dire l’échangeable dans l’interchangeable, ne se désire pas. Seul se désire, au sens fort, le singulier inconditionné, l’usage unique, l’hapax. Le repeuplement valéryen en désigne l’envers : qu’il ou elle vienne enfin à manquer, l’aimé(e), dans un manque qui se sera, évidemment, lui-même aboli comme manque, et alors l’essence réapparaît, la détermination s’ouvre à tous les questionnements, le peuple des interrogations se remobilise enfin devant moi. Mais ce que, peut-être, ne voit pas ou ne veut pas considérer Valéry, c’est le risque que tout ce qui repeuple, soit l’empire de la détermination, ne soit rien qu’un Substitut du Seul qui manque, un Représentant virant en Idole, une Hypostase imaginaire où se conserve pauvrement l’être-là de ce, de celui, de celle, qui manque. On voit bien par là que l’amour ne se peut que dans ce qu’on peut bien appeler l’illusion puisqu’il excède toujours l’étantité de son objet – et sous la condition de tenir, comme Nietzsche, que la vérité elle-même n’est qu’une illusion qui s’est oubliée comme telle. Si l’amour se réduisait à des qualités étantes, Pascal le disait très bien, il serait tout autre chose que l’amour. En effet, il vise toujours – ou plutôt il veut toujours viser l’être de l’objet aimé de façon strictement transcendante, au-delà des étants qui le forment et sans lesquels, par ailleurs, l’être aimé ne serait pas. Mais qu’il ne serait pas davantage s’il s’y ramenait. Car dès lors qu’il s’y ramènerait, la seule conclusion serait celle de Swann : décidément, il ou elle n’était pas mon genre.
L’amour est donc dans cet excès sur tous les étants, désirés, convoités, manqués, saisis, perdus et repris. Dans cet excès de l’amour, où la mise en péril de soi se paie d’un « qui perd gagne », se tient par ailleurs sa formidable puissance d’illusion. Mais l’illusion amoureuse est transcendantale ou plutôt vitale. Il ne faut pas la tenir pour l’errance pitoyable d’un sujet abusé, voire pour une sorte d’hallucination dont il faudrait au plus vite se défaire. Seules les morales étriquées et les conceptions de la vérité qui les accompagnent tiennent l’évitement de l’amour et de son illusion constitutive pour le but de l’existence : cette sorte d’apatheia, l’idéal d’une vie sans amour, c’est-à-dire sans dépendance, la finalité d’une liberté vide sont profondément pauvres, secs, hostiles à la vie.
Il faut donc courir le risque de l’illusion amoureuse. Qu’est-ce à dire ? Qu’il faut rêver. Une vie qui vaut d’être vécue ne sera jamais une vie vouée à échapper à l’illusion et au rêve, une vie vouée à ne jamais s’échapper à soi. Là où cet effort serait éventuellement payé de succès relatifs, là n’est pas la « vraie vie ». La vraie vie est ailleurs que dans ce qui ne dépend que de moi, entre les quatre murs de ce qui se laisse rationnellement autodéterminer.
Cette question de l’illusion est la croix de la philosophie puisque celle-ci, on le sait, a pour but de détruire toutes les illusions comme autant de figures de l’erreur, multiples comme on sait, là où la vérité serait une. La question de l’illusion ouvre peut-être la possibilité, de Nietzsche à Levinas, de penser une vérité multiple. Elle renvoie sans cesse à l’autre croix de la philosophie, au doute qui la tenaille : qu’est-ce qui me prouve qu’éveillé, je ne suis pas en train de rêver, qu’est-ce qui peut du coup m’assurer que ma vie consciente elle-même ne relèverait pas du même statut, du même régime, que l’illusion elle-même, le leurre ? Au fond, si dans l’amour que je prends pour une réalité comme dans le rêve que je risque de confondre avec la veille, je suis toujours trompé, pourquoi ne le serais-je pas dans la réalité vigile elle-même ? Vieille hypothèse philosophique, en forme de crainte extrême, voire anxieuse, qu’on trouve déjà chez Platon (Théétète 158 b-d), Aristote (Métaphysique, gamma, 6 1011a 5), les Sceptiques (Aenésidème, Quatrième trope), et bien sûr chez Descartes. Je le citerai ici longuement car il condense et exprime clairement et distinctement cette appréhension angoissée et la hâte à la bannir, à l’exorciser.
D’où sait-on que les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres, vu que souvent elles ne sont pas moins vives et expresses ? Et que les meilleurs esprits y étudient tant qu’il leur plaira, je ne crois pas qu’ils puissent donner aucune raison qui soit suffisante pour ôter ce doute, s’ils ne présupposent l’existence de Dieu.[15]
Ou encore :
[…] je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés comme hyperboliques, et ridicules ; particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille. Car à présent j’y rencontre une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres, et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. Et en effet si quelqu’un lorsque je veille m’apparaissait tout soudain, et disparaissait de même, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d’où il viendrait, ni où il irait, ce ne serait pas sans raison, que je l’estimerais un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau, et semblable à ceux qui s’y forment quand je dors, plutôt qu’un vrai homme. Mais lorsque j’aperçois des choses dont je connaissais distinctement et le lieu d’où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m’apparaissent, et que sans aucune interruption je puis lier le sentiment que j’en ai, avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant, et non point dans le sommeil.[16]
« Entièrement assuré », voilà le but, l’objectif et la fin de la méditation. S’assurer, donc, là où tout paraît bien « s’échapper ». S’assurer, se rassurer, afin de faire taire cette terreur de la raison confrontée à ses dehors, à une extériorité qui, justement et en tant que telle, lui échappe, Adorno, Rosenzweig ou Levinas l’ont maintes fois dit et répété. Ce désir d’assurance va jusqu’à faire d’un patent défaut (ma mémoire ne peut lier mes rêves selon une suite déterminée) une preuve irréfutable. De Descartes à Sartre[17], en dépit d’une différence marquée sur la question du statut perceptif du rêve, cet effort de la raison, qui a si peur d’enfanter des monstres dans son sommeil, on le retrouve, quasiment à l’identique : « la position d’existence du rêveur ne peut être assimilée à celle de l’homme éveillé, puisque la conscience réflexive… détruit le rêve, du fait même qu’elle le pose pour ce qu’il est… le rêve nous apparaît donc tout de suite avec un caractère de fragilité qui ne saurait appartenir à la perception : il est à la merci d’une conscience réflexive »[18].
L’amour et le rêve sont des voleurs d’essence, des révélateurs de quoddité pour dire les choses de façon barbare. Ils sont des illusions dont la vérité échappe à une raison qui leur fait la chasse : vérité vitale plus puissante que les vérités de raison. C’est sous cet aspect que l’amour est comme le rêve, en leur enjeu proprement philosophique. Ils obligent en quelque sorte à penser autrement la pensée, dans une extension plus ample que l’arc du seul logos. Nous pouvons bien être « assurés » du monde que nous habitons, nous pouvons bien tester continûment cette assurance, et à bon droit – mais pas jusqu’au point où nous cesserions d’expérimenter les mondes du rêve et de l’amour comme des mondes réels. A la thèse qu’il n’y aurait de philosophie qu’à l’état de veille ou d’apatheia, de non-rêve, de non-amour, qu’il n’y aurait de philosophie que comme exigence d’une manifestation totale de soi hors toute échappée, le rêve et l’amour, par leur persistance et leur insistance, apportent un démenti continu. Ils sont ce qu’il y a de plus subjectif et, par là, ce qu’il y a de plus objectif, indices de la « fausseté » de certaines vérités et de la vérité de cette pseudo-fausseté. Comment, à ce titre, ne pas y discerner des questions philosophiques de première grandeur ? Par la grâce ou la violence de leur vérité, les événements du rêve et de l’amour, dont l’effectivité précède toute possibilité, en brisant tous les simulacres d’une raison exclusive, interrompent les règles de l’autoconservation et de la préservation de soi, des continuités linéaires et historiques, des assurances du logos reliant entre elles des représentations. Comme le note Freud, le rêve est un « symptôme névrotique » partagé par tous, y compris ceux qui sont en pleine santé[19], tout comme l’amour est une pathologie universelle. L’amour et le rêve sont des « maladies » de chacun de nous, de tous les hommes en bonne santé, des psychopathologies de la vie hyperquotidienne dont ils permettent une observation et autorisent un point de vue irremplaçables. L’un et l’autre, et l’un dans l’autre parfois, ils nous laissent entrevoir l’image de ce dont il n’existe pas d’image et qu’il faut « traduire en paroles ». Ils signifient un secret de la vérité qui est aussi bien un secret de la vie et du monde. Mais, comme tous les vrais secrets et les plus secrets des secrets, ce secret est partagé par tous, dans ce qui se présente à nous comme pathologique et ne se laisse approcher que dans nos rêves et dans nos amours. « La vie et les rêves sont les pages d’un seul et même livre » (Arthur Schopenhauer, Parerga et paralipomena).
B i b l i o g r a p h i e
ADORNO, Th. W. : Minima Moralia. Francfort : Suhrkamp 1951.
DESCARTES, R. : Œuvres et Lettres. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade 1953.
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SARTRE, J. P. : L’imaginaire (1940). Paris : Gallimard, Idées 1966.
SCHUBERT, G. H. von : Die Symbolik des Traumes (1814), 4ème éd. Leipzig 1864.
VALÉRY, P. : Cahiers. Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade (vol. II) 1974.
N o t e s
[1] MONTAIGNE, M. de : Essais, I, XX.
[2] ADORNO, Th. W. : Minima Moralia. Francfort : Suhrkamp, 1951, p. 252. Schubert suggère de même la formule : « ihm traümt es… ». In Die Symbolik des Traumes (1814), 4ème éd. Leipzig, 1864, p. 10 (voir infra).
[3] VALÉRY, P. : Cahiers. Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade (vol. II) 1974, p. 351.
[4] FREUD, S. : Introduction à la psychanalyse. Trad. fr. S. Jankélévitch. Paris : Payot 1969, p. 74.
[5] Ibid., p. 87.
[6] Ibid., pp. 89-90.
[7] Schubert, disciple de la philosophie de la nature schellingienne et admirateur de Caspar David Friedrich, a exercé une influence non négligeable. Kleist, E.T.A. Hoffmann ou encore Heine l’ont sans doute lu. Il propose dans son ouvrage de 1814 une conception du rêve enracinée dans une métaphysique du vécu poétique. « Le poète caché en nous » donne son titre à tout le chapitre 5 et l’expression est avancée dès la page 10 (éd. cit.). Le rêve est interprété comme le produit d’un inconscient profond qui se dévoilerait par une symbolique onirique quasi-équivalente à la langue poétique, et du coup redevable d’une semblable herméneutique. Il est vrai que Schubert évoque plutôt Jung que Freud : le rêve n’est pas l’expression de désirs refoulés, mais plutôt une force archétypale de renouvellement psychique. Je laisse ici entièrement de côté cette question.
[8] FREUD, S. : Op. cit., p. 74.
[9] NIETZSCHE, F. : Humain, trop humain, § 5, « Le rêve malentendu ». In Œuvres complètes (tome VII). Paris : Gallimard 1974, p. 74.
[10] Schubert, G. H. von : Op. cit., p. 20.
[11] Rosenzweig, F. : L’Étoile de la rédemption (2ème éd.). Trad. fr. Derczanski/Schlegel. Paris : Seuil 2003, p. 251.
[12] FREUD, S. : Op. cit., p. 76.
[13] Schubert, G. H. von : Op. cit., p. 6.
[14] PROUST, M. : À la recherche du temps perdu, Noms de pays : le nom. Paris : Gallimard/NRF, La Gerbe illustrée 1954, I, p. 431.
[15] DESCARTES, R. : Discours de la méthode, IV. In Œuvres et Lettres. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade 1953, p. 151.
[16] DESCARTES, R. : Méditation sixième. In Op. cit., pp. 333-334.
[17] Kant ferait peut-être exception, jusqu’à un certain point, dans cette série : « on n’a aucune raison de croire que notre esprit suive d’autres lois pendant la veille que pendant le sommeil… les rêves, tant qu’ils durent, apparaissent comme de véritables expériences de choses réelles… ils sont l’exact équivalent en cet état de ce que sont les sensations à l’état de veille ». KANT, E. : Essai sur les maladies de la tête. In Écrits sur le corps et l’esprit. Trad. fr. et présentation de G. Chamayou. Paris : Garnier-Flammarion 2007, p. 118.
[18] SARTRE, J. P. : L’imaginaire (1940). Paris : Gallimard, Idées 1966, pp. 312-313.
[19] FREUD, S. : Op. cit., p. 69.
Gérard Bensussan
Université de Strasbourg
Faculté de philosophie
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