LA LECTURE DE MERLEAU-PONTY PAR RENAUD BARBARAS

The reading of Merleau-Ponty by Renaud Barbaras

Barbaras underscores the role of linguistics in the late philosophy of Merleau-Ponty. Analogically to words of a language also that perceived by senses relates to the whole of which it is a part: the perceived opens in every single case new dimension in relation to which all subsequent experience is perceived. Merleau-Ponty not only rejects autonomisation of Husserl’s essences but also demonstrates that the identity of ideas inscribed in the perceptible requires articulation of the visible with that visibility of the “invisible” which is the sayable. And because the origin of an expression in the world is linked to the other, it is precisely the other that corroborates first initiation in the invisible as such. Each perception is opened not only to other perceptions but also to every possible perception which means also to the perceptions of others. The perceptible and the intelligible need to be conceived as two organized sets both of which are separated but also have their equivalent in what they are not.

Keywords · Merleau-Ponty, Husserl, phenomenology, linguistics of Ferdinand de Saussure

 

Nous tenons les yeux bien ouverts et nos regards se remplissent du visible : il y a des couleurs (le vert, le rouge, le bleu) ; il y a des taches, des lignes, des surfaces. À tout cela s’ajoutent des odeurs, l’impression d’une fraîcheur, d’une chaleur agréable sur notre visage. Enfin, nous savons que nous sommes debout au milieu du jardin, qu’il y a des fleurs de différentes couleurs, qu’un vent léger se fait sentir et que les rayons du soleil touchent nos joues. Cette expérience immédiate se réalise grâce à nos sens, mais la philosophie réflexive suppose que notre esprit doit collaborer avec eux pour discerner ce que nous percevons. La phénoménologie de Husserl distinguait là cette matière fournie par les impressions sensorielles – dont le visible peut devenir le représentant, car l’apport de la vue y joue le rôle le plus important – et ce que l’esprit doit y ajouter d’invisible pour discerner les différentes couleurs, les différentes choses, le jardin au milieu duquel nous sommes debout, la maison qui se tient devant nous, le soleil qui luit au-dessus de notre tête, le vent qui souffle, et même la personne qui nous accompagne. Cette contribution de notre esprit qui donne un sens à ce que nous percevons, devait être rendue possible par ce qui est gardé en lui sous la forme de ce que la phénoménologie appelait « essences », « Wesen » (ou par le substantif grec « eidos », au pluriel « eidé »).

Selon la conception husserlienne, une telle essence peut être rendue présente à notre conscience par un procédé qui consiste d’abord en choix d’un objet quelconque qui pourrait la représenter ; et en variations auxquelles il peut être soumis sans cesser pour cela être son représentant : c’est la fameuse variation eidétique qui découvre l’essence comme son invariant. Mais comme l’a constaté Merleau-Ponty, « la solidité, l’essentialité de l’essence est exactement mesurée par le pouvoir que nous avons de varier la chose. Une essence pure, qui ne fût pas du tout contaminée par les faits ne pourrait résulter que d’un essai de variation totale »[1]. Et selon Merleau-Ponty, Husserl qui a commencé « par l’antithèse du fait et de l’essence, de ce qui est individué dans un point de l’espace et du temps et de ce qui est à jamais et nulle part », est « finalement conduit à traiter l’essence comme idée-limite, c’est-à-dire à la faire inaccessible » (EP, p. 119; VI, p. 151). Si l’on voulait atteindre ainsi « une sphère d’absolue certitude », on éloigne tellement de soi l’Être et le monde qu’on n’en est plus (EP, p. 120; VI, p. 160). Nous trouvons cette critique dans les textes dans lesquels se préparait une œuvre dont la mort du philosophe n’a pas permis l’achèvement. Et c’est sous le titre Le visible et l’invisible que Claude Lefort a publié, en 1964, ces textes. C’est grâce à lui que nous disposons aujourd’hui de ce qui peut témoigner de la dernière phase de la pensée merleau-pontyenne. Mais pour comprendre pleinement le sens de ces textes, il est utile de se servir de cette interprétation qui en a été fournie, en 1991, par Renaud Barbaras dans son livre De l’être et du phénomène dont le sous-titre nous dit qu’il doit s’agir d’une vue sur l’ontologie de Merleau-Ponty.

Ainsi, nous trouvons chez Renaud Barbaras la critique merleau-pontyenne de l’edétique husserlienne résumée par ces mots : « loin de saisir, comme il le prétend de faire, la subjectivité transcendantale comme le lieu de l’Absolu, Husserl détermine l’Absolu comme non-lieu. Dès lors, il demeure prisionnier du plan mondain, car ce non-lieu est encore un lieu ; car cet au-delà du monde ne peut en quelque sorte se soutenir que d’une localité positive » (EP, p. 127). Et c’est ainsi qu’il est conduit à « conférer au transcendantal une signification théorétique ou objectiviste » (EP, p. 131).

Dans ses livres publiés, Merleau-Ponty n’est pas encore arrivé à cettte rupture radicale avec la philosophie réflexive. Dans La structure du comportement (1942), il ne s’agissait encore que de la critique de l’ontologie naturaliste pour dégager, comme le constate Barabas, « la dimension constitutive de la conscience ». Et si dans la Phénoménologie de la perception, publiée en 1945, c’est la critique de l’intelectualisme qui s’ajoute à la critique de l’ontologie naturaliste, Barbaras voit néanmoins cette œuvre comme « profondément tributaire de l’intellectualisme qu’elle dénonce » (EP, p. 33). Une philosophie qui veut décrire l’expérience originaire en-deçà de l’intelectualisme ou contre lui, devrait « iso facto », pense-t-il à cette époque-là, « renoncer à la perspective de la conscience » (EP, p. 31), et ce n’est pas là le cas.

Ce qui a été important pour l’évolution de la pensée de Merleau-Ponty, c’est la rencontre des résultats de la linguistique, telle qu’elle se développait à partir des analyses de Ferdinand de Saussure. Dans La phénoménologie de la perception, il veut encore comprendre la signification des mots en analogie avec celle des gestes. Il se rend compte bien sûr que tandis que si « le geste se borne à indiquer un certain rapport entre l’homme et le monde sensible », et si ainsi « l’objet intentionnel est offert au témoin en même temps que le geste lui-même », les mots « au contraire visent un paysage mental qui n’est pas d’abord donné à chacun »[2]. Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty voit la réponse à ce problème dans l’existence d’un monde commun constitué par des actes d’expressions antérieurs. Renaud Barbaras ne voit dans cette opposition entre un monde naturel et un monde culturel que le resurgissement de la dualité du sujet et de l’objet. Un autre problème surgit quand on est confronté avec ce que la linguistique désigne comme l’arbitraire du signe : comment ce caractère immotivé du lien entre le mot et la signification peut-il être concilié avec ce telos de rationalité qui a orienté la genèse des significations verbales?

Tout cela mène Merleau-Ponty, pendant la période qui suit la publication de la Phénoménologie de la perception, à l’étude de la linguistique. Il se rend compte ainsi du rôle que joue le caractère diacritique du signe. Et c’est dans son livre Signes, publié en 1960, qu’il constate que « le signe ne veut dire quelque chose qu’en tant qu’il se profile sur les autres signes » et que « la parole joue toujours sur fond de parole » et n’est ainsi jamais « qu’un pli dans l’immense tissu du parler »[3].

Le sens n’est plus compris comme possession de l’idéalité qui s’offre à un sujet : « ce n’est pas nous qui parlons », dit Merleau-Ponty, « c’est la vérité qui se parle au fond de la parole » (VI, p. 239; EP, p. 85). C’est là ce qui le mène, d’après la caractéristique de Renaud Barbaras, à l’ontologie « comme ce qui nourrit et limite à la fois les prétentions classiques de la philosophie », à l’ontologie qui peut ainsi être désignée comme « philosophie de la non-philosophie » (EP, p. 91). « Les notions de concept, idée, esprit, représentation » doivent être remplacées par « les notions de dimensions, articulation, niveau, charnières, pivots, configurations » (VI, p. 277; EP, p. 203).

Si ce qui est perçu, échappe à l’opposition du fait et de l’essence, il ouvre par contre une nouvelle dimension, « un niveau par rapport auquel désormais toute autre expérience sera répérée » (VI, p. 198; EP, p. 203). Là nous pouvons voir comment certains résultats de ses ananlyses dans La phénoménologie de la perception, malgré la distance critique que Merleau-Ponty a pris par rapport à ce livre, permettent quand même de mieux comprendre les pensées qui reflètent la dernière phase de son évolution philosophique. Car ce fait que le nouveau perçu ouvre une dimension selon laquelle les perceptions suivantes peuvent être mesurées, est illustré par un exemple qui résume ce qui a été exposé sur l’influence que notre perception des couleurs subit quand elle se fait sur le fond d’un éclairage qui change[4].  Une couleur, par exemple le jaune, rappelle-t-il maintenant, « se dépasse elle-même » en cessant d’être telle couleur « dès qu’elle deveint couleur d’éclairage » (VI, p. 271; EP, p. 204). Ainsi une chose, au lieu de se montrer elle-même, peut être seulement indiquée « comme l’axe secret le long duquel se rassemble sa visibilité » (EP, p. 204), dit Barabaras en commentant la conception exposée dans les derniers textes de Merleau-Ponty. Et Merleau-Ponty lui-même déclare qu’il faut définir chaque être perçu « par une structure ou un système d’équivalences autour duquel il est disposé » (VI, p. 251; EP, p. 206). Cette relation entre la figure et son fond qui a été étudiée par la psychologie de la forme, la Gestaltpychologie, est pour lui « la clé du problème de l’esprit » (VI, p. 246; EP, p. 208).

Si son étude du langage a amené Merleau-Ponty à se rendre pleinement compte de la structure diacritique du signe, c’est d’une façon analogue qu’il peut maintenant comprendre la structure de la perception, et comme Renaud Barbaras le constate, « le sens perceptif peut être décrit dans les termes mêmes en lesquels fut explicité le sens linguistique » (EP, p. 209). Le sensible comme le langage est représentatif du tout, « parce que chaque partie est arrachée au tout ; vient avec ses racines ; empiète sur le tout, transgresse les frontières des autres » (VI, p. 271; EP, p. 217).

Pour épuiser l’essence de la chose, il faudrait épuiser la totalité du monde : en elle le monde lui-même se montre, de sorte que si elle est chose du monde, il faut en même temps dire que le monde est tout entier en elle. Il n’y a pas d’inidividu « qui ne soit représentatif d’une espèce ou d’une famille d’êtres, n’ait, ne soit un certain style, une certaine manière de gérer le domaine d’espace et de temps sur lequel il a compétence, de le prononcer, de l’articuler, de rayonner autour d’un centre tout virtuel » (VI, p. 154; EP, p. 223).

Le concept merleau-pontyen de dimension représente pour Barbaras les conséquences de sa conception de la métaforicité : au lieu de poser des êtres dont les propriétés seraient comme leurs atributs, il faut ressaisir les êtres, dit-il, « à partir de la possibilité d’établir entre eux un rapport ; de les figurer l’un par l’autre ». Ainsi, la possibilité de la métaphore « atteste un mode d’être qui est irréductible à celui de l’individu déterminé, sujet de prédicats » et « procède de cet axe sur lequel se constituent les choses en tant que variantes » (EP, pp. 224-225). Si l’on peut parler par exemple de la « direction de la pensée » en mettant ainsi en rapport la direction spaciale et la direction intellectuelle, c’est-à-dire le visible et l’invisible, il est impossible de concevoir l’invisible comme la négation du visible : il faut qu’il y ait une dimension commune « antérieure à leur distinction » (EP, p. 226). La métaphore ne porte pas sur des objets d’abord circonscrits : les choses procèdent « d’une participation universelle qu’elles concentrent ou cristallisent afin de se constituer en choses » (EP, p. 226). Ce travail de la méraphore qu’est la poésie « reconduit à l’expérience originaire contre le découpage objectif du monde issu du langage institué » ; et en reconduisant ainsi « au monde sauvage », elle est capable de tenir lieu de réduction phénoménologique (EP, p. 227).

Si la variation reste chez Husserl « un moyen de délivrer l’essence en tant qu’entité autonome » (EP, p. 228), elle est pour Merleau-Ponty « le lieu même où peut se révéler la signification véritable du monde » (EP, p. 228). Les choses qui peuvent être l’objet d’une variation, sont sur un axe d’unité, mais en tant que cette variation « porte sur des individus sensibles et s’avère donc infinie par principe, cet axe d’unité ne subsiste que comme les exemplaires en lesquels il s’atteste » (EP, p. 228). Le thème dont les choses sont des variantes, « ne peut être posé pour lui-même » (EP, p. 228). L’essence véritable que Merleau-Ponty désigne comme « esence sauvage », consiste dans le tissu de la variation, dans le thème qui articule les variantes, mais qui ne peut pas s’autonomiser (EP, p. 229). Nous voyons donc que le rôle joué, dans Le visible et l’invisible, par la notion de dimension, est la conséquence de l’abandon de la notion d’eidos dans son sens husserlien : chaque phénomène ouvre la posibilitéde variation, mais la série de ces variations ne peut jamais être close en débouchant sur un eidos.

Si en parlant du visible nous pouvions prendre ce qui est présenté par la vue comme représentant du sensible en général, il ne faut tout de même pas perdre de vue la contribution des autres sens. Et là, le concept de dimension ressurgit. Chaque sens, la vue, le toucher, fait paraître le monde selon une certaine dimension, n’est que « comme la différence des sensibles qui sont de son ressort » ; ainsi « la sensibilité même n’advient que comme différence entre les sens » qui sont ouverts l’un sur l’autre et « exhibent aussi une dimension commune » (EP, p. 230). Si chaque sens est « absolument incommunicable pour les autres sens », il construit néanmoins « un quelque chose qui, par sa structure, est d’emblée ouvert sur le monde des autres sens et fait avec eux un seul Être » (VI, p. 271; EP, p. 231).

À la possibilité universelle de transposition et de réversion qui caractérise la façon dont le sentir est répandu dans le monde, participe le corps propre lui-même : ainsi c’est « le même qui est voyant et visible » ; le même « non pas au sens de l’idéalité ni de l’identité réelle », mais « au sens structural » (VI, p. 315; EP, p. 231). Là est justement le sens de ce concept de chair que Merleau-Ponty emploie. C’et pourquoi il ne fait pas, dans l’usage de ce concept, de distinction entre le corps percevant et le monde. Néanmoins, il y a cette différence que la chair du monde « est sensible et non sentante » et que « la chair du monde n’est pas se sentir comme ma chair » (VI, p. 304; EP, p. 232). En 1999, Renaud Barbaras va revenir dans son livre Le désir et la distance sur cette problématique pour souligner que le sujet et le monde ne peuvent être compris comme deux moments du même élément, car cela nous ferait glisser dans un certain hylozoïsme que Merleau-Ponty lui-même refuse.

Quant au rapport de ces deux notions qui apparaissent dans le titre sous lequel les derniers textes de Merleau-Ponty ont été publiés, Barbaras constate que « le propos de Merleau-Ponty est de mettre en évidence une articulation originaire et, finalement, une quasi-identité du visible et de l’invisible » (EP, p. 273). L’invisible n’est pas l’autre du visible, mais ce qui ne peut préserver sa puissance signifiante qu’en se faisant visible. Et le visible n’est pas la négation de l’invisible, mais le « dévoilement d’un univers d’idées », et en tant que tel déjà une « exploration d’un invisible » (VI, p. 196). Et Merleau-Ponty peut ainsi déclarer : « il n’y a pas de monde intelligible », et souligner que ce qu’il y a, c’est « le monde sensible » (VI, p. 267).

Il ne faut pourtant pas oublier, dit Barbaras, que le sensible est « synonyme de phénoménalisation, c’est-à-dite exhibition dans les ténèbres d’un univers d’idées, présentation d’un invisible » (EP, p. 274). Et quand cet univers d’idées doit être tiré de ces ténèbres, cela suppose de reconnaître « l’intelligible comme une expérience spécifique » et de « distinguer l’idéalité proprement dite des “idées” inscrites au cœur du sensible » (EP, p. 274). Pour cela, le visible doit s’articuler « à une autre “visibilité” de l’invisible, qui est dicibilité », c’est-à-dire se faire parole (EP, p. 275). Les dimensions sont « les armatures de ce “monde invisible” qui, avec la parole, commence d’imprégner toutes les choses que nous voyons » (VI, p. 234; EP, p. 318).

L’expérience de l’idéalité pure naît ainsi « à la faveur d’une nouvelle chair » (EP, p. 321) : la voix. Le sens comme voix reste encore charnel, mais c’est néanmoins comme si la distance qu’institue la chair, acceptait des degrés de proximités : si « la parole ne laisse pas transparaître une signification pure », elle est « inscription des dimensions dans un élément plus léger que le monde »(EP, p. 326). Et « la structure invisible ne peut être comprise que par sa relation au logos, à la parole » (VI, p. 277; EP, p. 328).

Bien sûr, la parole nous mène au problème d’autrui : c’est avec autrui, dit Barbaras, que s’atteste « une première initiation à l’invisible comme tel » (EP, p. 278). « Autrui n’est pas une conscience, mais bien naissance de l’expression dans le monde » (EP, p. 305). Si chaque sensation est ouverte aux autres sensations, elle est ouverte aussi à toute sensation possible, c’est-à-dire aux sensations des autres : « l’être est cet étrange empiètement », dit Merleau-Ponty, « qui fait que mon visible, quoiqu’il ne soit pas superposable à celui d’autrui, ouvre pourtant sur lui, que tous deux ouvrent sur le même monde sensible » (VI, p. 269; EP, p. 285). L’opposition entre nature et culture se trouve ici dépassée car « notre perception est culturelle-historique », et d’autre part « même le culturel repose sur le polymorphisme de l’Être sauvage » (VI, p. 307; EP, p. 304).

En autrui, la séparation est vécue comme défaut de l’identité. Et c’est le désir qui est « la première tentative, par l’intermédiaire d’autrui, d’appropriation de soi, c’est-à-dire des dimensions de sa propre visibilité » ; ainsi « dans le travail patient et silencieux du désir, commence le paradoxe de l’expression » (VI, p. 189; EP, p. 308). Mais « l’accomplissement promis dans le désir est fiunalement déçu : autrui se fait à nouveau absence, il interpose entre lui et moi l’épaisseur de son corps » (EP, p. 311). Parce que l’expression demeure, dans la relation de désir, inaccomplie,qu’autrui reste incarné, c’est-à-dire invisible, la visée de possession s’avère irréalisable. Le désir est quand même déjà « œuvre de signification dans la corporéité » (EP, p. 312).

Le visible peut être conçu comme une parole inchoative ou originaire, « une parole avant la parole » (VI, p. 255; EP, p. 346). Quand la parole « métamorphose les structures du monde visible », c’est toujours « en vertu du même phénomène fondamental de réversibilité qui soutient et la perception muette et la parole ; et qui se manifeste par une existence presque charnelle de l’idée comme par une sublimation de la chair » (VI, p. 203; EP, p. 348). Ainsi, sensible et intelligible doivent être compris comme des « dimensions ». Ce sont des mondes ; et le monde est compris par Merleau-Ponty comme « un ensemble organisé, qui est clos, mais qui, étrangement est représentatif de tout le reste, possède ses symboles, ses équivalents pour tout ce qui n’est pas lui » (VI, p. 277; EP, pp. 348-349). Néanmoins, « l’Être, sur quoi repose “l’identité” du sensible et de l’intelligible, a pour contenu la négation de l’identité », sa profondeur « exclut qu’il se rassemble en une unité » (EP, p. 349). L’Être ne peut pas être confondu avec les étants : si « chaque champ est une dimensionalité », alors « l’Être est la dimensionnalité même » (VI, p. 280; EP, p. 350). Et c’est ainsi que Merleau-Ponty conçoit la différence ontologique : l’Être est pour lui l’« invisible du visible » (VI, p. 305; EP, p. 353).

Je me suis appuyé dans l’interprétation de la dernière philosophie de Merleau-Ponty sur Renaud Barbaras, et c’est pourquoi il me faut ajouter encore quelques mots sur l’évolution postérieure de la pensée de ce derrnier : si dans son livre Dynamique de la manifestation, publié en 2013, la phénoménologie représente toujours le point de départ de sa pensée, elle y trouve néanmoins son complément dans ce qui est désigné comme cosmologie et comme métaphysique. Sous le nom de cosmologie est présentée une conception de l’être du monde comme mouvement, compris dans le sens qui exclue sa réduction au déplacement : c’est un archi-mouvement par lequel un fond indifférencié se dépasse en se différenciant et en donnant ainsi lieu aux étants déterminés. La phénoménalisation primaire qu’est l’individuation des étants, est achevée par une phénoménalisation secondaire qui est liée au surgissement du sujet : celui-ci se détache de l’archi-mouvement du monde par une scission désignée comme archi-événement et la séparation sujet-nature n’est qu’une séparation par un rien. Cet archi-événement qui n’a aucune place dans le temps et ne peut pas être situé selon le partage du singulier et du pluriel, ne désigne que la contingence radicale d’un fait originaire et ultime : ainsi il représente l’envers métaphysique de la phénoménologie au sein de la cosmologie. Le temps ne naît qu’avec ce mouvement du sujet scissionné qu’est le désir dont l’objet n’est rien d’autre que le monde dont le sujet a été séparé.

Cette conception a amené quelques changements concernant la position de Barbaras par rapport à la pensée de Merleau-Ponty. Ils concernent aussi la notion merleau-pontyenne de chair du monde : Barbaras voit maintenat le problème de la philosophie de la chair dans le fait que la dualité de la chair l’emporte sur l’unité qu’elle est censée exprimer. Ainsi c’est une certaine forme du monisme qui est caractéristique de l’attitude philosophique actuelle de Renaud Barbaras. Ce besoin d’unité se faisait d’ailleurs sentir dès le début dans sa position par rapport à la pensée de Merleau-Ponty : si c’était d’abord la double critique de l’empirisme et de l’idéalisme qui pour lui restait chez ce dernier sans conclusion satisfaisante, c’est maintenant le manque de ce qui fait le sol commun du sujet et du monde que Barbaras serait enclin à lui reprocher. Et si en 1991, c’était encore la notion de différence ontologique qui lui servait à analyser l’ontologie de Merleau-Ponty, le partage de l’être et de l’étant qu’elle exprime lui paraît maintenant dérivé au regard du partage de la « puissance mondifiante » et du « monde mondifié ». Mais tout cela représenterait le thème pour un autre exposé qui serait consacré non plus à Merleau-Ponty, mais à Renaud Barbaras lui-même.

Bibliographie

BARBARAS, R. : De l’être du phénomène. Sur l’ontologie de Merleau-Ponty. Grenoble : Editions Jérôme Million, 2001 [1ère éd. 1991].
BARBARAS, R. : Le désir et la distance. Paris : Vrin, 1999.
BARBARAS, R. : Dynamique de la manifestation. Paris : Vrin, 2013.
MERLEAU-PONTY, M. : Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard, 1945.
MERLEAU-PONTY, M. : Signes. Paris : Gallimard, 1960.
MERLEAU-PONTY, M. : Le visible et l’invisible. Paris : Gallimard, 1964.

Jiří Pechar
Académie des sciences de la République tchèque
Institut de Philosophie
Jilská 1, 110 00 Prague 1
pechar545@seznam.cz


[1])  BARBARAS, R. : De l’être du phénomène. Sur l’ontologie de Merleau-Ponty. Grenoble : Editions Jérôme Millon 2001, p. 117 (désormais cité comme EP) ; MERLEAU-PONTY, M. : Le visible et l’invisible. Paris : Gallimard, 1964, p. 149 (désormais cité comme VI).
[2])  MERLEAU-PONTY, M. : Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard, 1945, p. 217.
[3])  MERLEAU-PONTY, M. : Signes. Paris : Gallimard, 1960, p. 53 ; EP, p. 73.
[4])  MERLEAU-PONTY, M. : Phénoménologie de la perception. Op. cit., p. 358.