REGARDS PRISMATIQUES DES PERSONNAGES DE MARIE NDIAYE (COMÉDIE CLASSIQUE ET LADIVINE)

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Prismatic looks of the characters of Marie NDiaye (Comédie classique and Ladivine)

Among the oddities that populate the literary world of Marie NDiaye, there is one aspect that plays on the subjectivity of the perspective. This is something that binds two novels of Marie NDiaye apparently totally different. Comédie classique (1987) is written in the first person, with one focalizer who attributes words, gestures, thoughts to those around him. In Ladivine (2013), the writer multiplies voices and glances: there are five perspectives that alternate. Each focalizer works like a prism that breaks the reader’s vision of the characters. The image of the protagonists is therefore built on the tension between the vision of oneself and others, between the desire to appear and the sometimes opaque reality, between the visible and the invisible.

Keywords · Marie NDiaye, prism, internal focalization, look, visible, invisible

 

À première vue, les romans Comédie classique et Ladivine ont seulement deux éléments importants en commun : ils sont écrits par Marie NDiaye et ils traitent les relations complexes et tendues dans le cadre familial.

Comédie classique[1] est une œuvre de jeunesse qui « pousse l’expérimentalisme stylistique jusqu’à faire d’une seule phrase la centaine de pages qui racontent les aventures du jeune protagoniste au cours d’une journée »[2]. Le héros-narrateur, un écrivain en herbe menant une vie frugale dans la capitale française, se voit impliqué, contre son gré, dans un complot qui carnavalise le mythe d’Oreste. Le matricide n’est pas accompli, mais il y a une mort accidentelle. Le style est précieux, le ton ironique et caricatural.

Ladivine[3], le roman le plus récent de l’écrivain, présente la saga familiale de trois femmes dont la grand-mère est noire. La narration a une grande amplitude temporelle et elle est assumée par plusieurs personnages, créant une polyphonie intéressante. Les protagonistes, les lieux, les événements se multiplient. Le style est plus épuré, l’atmosphère plus sombre et empreinte de tragique. Ladivine rassemble tout ce qu’il y a de plus emblématique dans l’œuvre de Marie NDiaye : étrangeté, métamorphose, cruauté, déplacements incessants, quête d’une appartenance sans équivoque…

D’ailleurs, les particularités de l’écriture de NDiaye, telles qu’elles sont présentées aujourd’hui par les critiques, ont été visibles dès son troisième roman, La Femme changée en bûche (1989)[4]. Les traits communs entre les deux œuvres étudiées sont donc extrêmement réduits. Et pourtant, la focalisation interne crée des similarités dans la construction et la perception des personnages. Certes, dans Comédie classique il y a un seul point de vue, celui du personnage-narrateur ; tandis que dans Ladivine, malgré une narration à la troisième personne, cinq personnages assument, à tour de rôle, la focalisation. En fait, qu’il s’agisse d’un narrateur homo- ou hétérodiégétique, Marie NDiaye privilégie toujours un point de vue à l’intérieur de l’histoire. Le procédé garantit une approche plus personnelle des héros et permet d’explorer le rapport du focalisateur à la fois avec lui-même et avec les autres.

Le regard interne et subjectif constitue un autre lien entre les deux romans, un lien qui pourrait s’étendre à la totalité des ouvrages de Marie NDiaye. Car, ce qui frappe en général chez tous les protagonistes, c’est la bizarrerie, la subjectivité et la mutabilité de leurs portraits. Ils réussissent à (se) surprendre, à s’imaginer ou à imaginer les autres. Ils ne sont pas neutres dans leurs perceptions et transpositions. En plus, le lecteur peut puiser dans les descriptions et les interactions avec les autres un reflet de celui qui prend en charge le point de vue. Un éventail de représentations, parfois paradoxales, se met en place. Le personnage qui assume le point de vue devient un prisme à travers lequel le « descriptaire »[5] peut déconstruire le réseau polyvalent du « personnel »[6] romanesque. Rappelons la définition du prisme en physique : « Élément optique […] qui a la propriété de réfracter les rayons lumineux et d’effectuer une décomposition spectrale du rayonnement »[7]. Ici, il s’agit de la décomposition spectrale du regard. Pourtant, y a-t-il une visibilité complète dans l’image déconstruite des héros ? Et que peut-il arriver si le focalisateur imagine ou retrace les actions et les pensées des autres lorsqu’ils sont absents de son champ visuel ? Comment croire en l’honnêteté d’un (auto)portrait ? Dès lors, il est possible de se demander quel est le rôle du visible et de l’invisible dans la construction d’un personnage. Qu’est-ce qui est évident ? Qu’est-ce qui reste caché ?

Cette étude a deux fils conducteurs. Le premier présente l’importance de la visibilité et de l’invisibilité dans les représentations de soi-même. Les focalisateurs sont donc au cœur de la première partie. La complicité du regard et le monologue intérieur font plonger le lecteur directement dans l’intimité troublée des héros. Et là, il est possible d’observer leur égocentrisme ; car, même les représentations des autres renvoient à eux-mêmes et à leurs croyances. Le deuxième volet est centré justement sur la description d’autrui.

 

Représentations de soi-même

Pour Jean-Pierre Richard, les focalisateurs sont « les vrais héros ou héroïnes de Marie NDiaye, ceux ou celles avec lesquels le lecteur est toujours tenté de s’identifier, par la force narrative des voix ou le jeu des points de vue »[8]. Le regard que les personnages centraux portent sur eux-mêmes concerne l’apparence physique et l’étrangeté.

À propos de leur physique, les protagonistes manifestent un désir de produire un effet favorable. Ils ont besoin de l’acceptation des autres et ils pensent que leurs défauts vont entraver ce procès. Pour les cacher et pour se confectionner une image adéquate ils investissent beaucoup de temps et de ruse. Dominique Rabaté observe : « Cette conscience aiguisée des codes sociaux produit une attention satirique envers les marques de vêtements, envers tous les indices de distinction sociale »[9]. Les souliers, les habits, la chevelure et les miroirs sont des objets-fétiches qui accompagnent les focalisateurs dans les représentations physiques qu’ils se forgent d’eux-mêmes. Plusieurs procédés reflètent la relation entre le personnage et son corps.

Parfois cela commence sur une note positive, mais se détériore au fur et à mesure. C’est le cas du narrateur de Comédie classique. Au début de l’histoire, il part « à la recherche de souliers bon marché dont il importait simplement, quand bien même ils se fendraient et se crèveraient au bout d’un mois, que [s]on cousin Georges retirât une impression favorable »[10]. Il trouve une paire « d’une pointure gigantesque » (p. 25) dans les poubelles en bas de son immeuble. Le héros se persuade facilement que ces souliers verts « accompagnerai[ent] d’une façon fort heureuse [s]on petit gilet prune et les pantalons beige d[e son] pauvre papa » (p. 25). Évidemment, l’assemblage manque de goût. Cela n’empêche pas le protagoniste d’être content de ses nouvelles chaussures lorsqu’il les « contempl[e] à la dérobée […] dans les vitrines des magasins » (p. 39). Il arrive donc à tromper sa vue. Ce qui est visible devient invisible. Le lecteur n’est pas dupe de l’artifice visuel du héros-narrateur pas plus que les autres personnages. Lors des retrouvailles avec son cousin Georges, le ridicule de son aspect devient manifeste. À travers les paroles rapportées du cousin, le lecteur voit les « grands pieds disgracieux et [la] démarche volatile » (p. 88) du protagoniste. La particularité de la démarche trahit « l’insolidité du terrain »[11], mais aussi l’instabilité de la vie du narrateur. Sa vive imagination d’aspirant écrivain brouille les contours du réel. Pourtant, peu à peu, l’opacité s’estompe et son image devient plus nette. À la fin du roman, alors qu’il nourrit encore de vains espoirs d’élégance, il observe « un regard critique sur [s]es chaussures à parements » (p. 122) et se rend finalement compte « de [s]a fâcheuse autant qu’inélégante personne » (p. 122). L’euphorie et l’auto-admiration laissent place à une appréciation juste, bien qu’un peu pessimiste.

Un mouvement similaire a lieu dans Ladivine, avec le premier focalisateur. Malinka rompt avec son existence de métisse et se forge une nouvelle identité grâce à la blancheur de sa peau. Elle devient « une fille parfaitement belle [qui] portait le prénom parfait de Clarisse »[12]. Pour que la transformation soit complète, elle s’éloigne de sa mère noire. Clarisse, la belle, la claire, n’a pas de parents. Évidemment, le choix du nom n’est pas anodin. Elle n’est plus métisse, mais complètement Française. Les vitrines lui renvoient une image qu’elle trouve parfaite. Si d’autres héroïnes de Marie NDiaye, telles que Fanny, ont un « vertige des miroirs »[13], la jeune Clarisse aime bien surprendre son reflet :

Elle sortit dans la rue tiède, vacillant un peu sur les hauts talons qu’elle portait maintenant et qui lui faisaient la jambe si longue, si fine, si gracieuse, convenait-elle troublée, qu’elle en était interloquée quand elle surprenait son reflet dans une vitrine. […]

Le Rainbow avait de très grandes vitres étincelantes à travers lesquelles les hommes depuis la rue voyaient cette Clarisse arpenter la salle sur ses hauts talons […] et elle se retournait souvent vers la vitre et souriait aux regards qui lui confirmaient […] que c’était bien elle la fille parfaite qu’on ne pouvait s’empêcher d’admirer en passant. (pp. 59-60)

Loin de sa vie d’avant, l’héroïne s’épanouit corporellement, fière de sa « limpidité » (p. 60). Contrairement au narrateur de Comédie classique, elle ne doit pas se persuader du rayonnement de sa beauté. Les souliers à hauts talons semblent annoncer son triomphe : « [l]a furieuse petite musique de ses talons sur le carrelage » (p. 69). C’est une référence à Valérie, l’amie de la narratrice du roman La Femme changée en bûche. Sur cette lignée, il serait opportun de citer Jean-Pierre Richard et de dire que, dans ce contexte, « [l]es escarpins construisent une parfaite figure d’assurance »[14]. Or Clarisse n’a pas l’aplomb inné de Valérie. Le léger chancèlement dénonce déjà la précarité de sa position. Sa nouvelle existence est fondée sur le rejet de sa mère et elle s’en sent coupable. Graduellement, elle se vide de sentiments et d’émotions. Tout cela affecte son corps. Le vacillement se fait plus intense. Ses talons arrivent à produire « un bruit involontaire, indifférent, dépourvu de toute résonance évocatrice de contentement et d’innocente fierté » (p. 107). La vie que l’héroïne a construite avec tant de soin, mais qu’elle n’a pas pu garder, éclate. Abandonnée par son mari, Richard Rivière, elle a envie de punir son corps :

[Clarisse] avait un souci moins grand de son aspect, de ses vêtements et le linge qu’elle portait n’était plus aussi rigoureusement propre qu’auparavant. Ses pieds étaient secs et jaunâtres dans ses sandales.

Elle constatait sa propre négligence et en éprouvait parfois une dure satisfaction, car son corps lui semblait être un vieux chien qu’on ne châtierait jamais assez pour avoir, par exemple, dévoré un petit enfant. (p. 99)

La comparaison animale sous-tend l’idée de faute et la nécessité d’une punition. La dévalorisation du physique est donc bien marquée chez le héros de Comédie classique et chez Clarisse, même si les raisons et l’amplitude du procédé sont différentes.

Ladivine Rivière, fille de Clarisse et de Richard, suit un parcours à rebours pour apprécier son corps. Au début, elle est extrêmement consciente de ses imperfections, mais, comme l’apparence est de rigueur, elle s’efforce d’améliorer son image et de cacher son dépit. Le regard appréciateur d’un inconnu la flatte sans la rassurer, sans la convaincre d’une possible invisibilité de ses défauts :

Ah non, elle ne s’aimait guère physiquement, tout en considérant ces questions avec une distance moqueuse, un dédain réel même si récent et conquis de haute lutte contre de vieux rêves naïfs de beauté renversante, ou plus simplement, de charme piquant à la parisienne […]. C’est pourquoi, même si elle se résignait fort bien à n’être qu’une femme à peine jolie, somme toute banale, dont le grand soin apporté à ses vêtements, à la coupe et à la couleur de ses cheveux […] compensait décemment le peu d’éclat, elle était toujours émue et surprise quand on caressait son visage […] d’un regard empli du désir de la connaître, de la toucher. (p. 186)

Ladivine essaie de se persuader de sa bonne mine, mais sans succès. Or voilà qu’un voyage dans un pays du sud (le plus probablement en Afrique) change sa perception. Alors que son mari et ses enfants souffrent à cause du climat extrême de la région, elle y retrouve « la conscience de son corps chaud, plein, légèrement vêtu de lin clair, qu’elle déplaçait dans les travées […] pour le seul plaisir d’apprécier sa mécanique parfaite » (pp. 155-156). En outre, à travers une série de quiproquos, Ladivine comprend qu’elle ressemble un peu aux femmes de ce territoire qui semble l’assimiler. Ce processus d’intégration progresse grâce à deux éléments merveilleux. En premier lieu, les sandales qui s’adaptent miraculeusement à sa pointure « bien que son pied [soi]t plus large que ceux de la jeune femme » (p. 306) qui les lui a offertes. Douée de ces accessoires puissants « qui, avec son pied ne faisaient qu’un » (p. 327), Ladivine se métamorphose en chien. Elle dépasse ainsi la trivialité de sa condition de femme qui cherche à impressionner. La transformation est complètement visible pour le personnage, pour le lecteur aussi.

Les trois autres focalisateurs ont un regard plus uniforme quant à leur apparence physique. Deux d’entre eux, Ladivine Sylla et Richard Rivière se font une représentation négative de leur image. Pourtant, cela ne les empêche pas de soigner leur image. Ladivine Sylla est un focalisateur récurrent mais dont la voix se fait peu entendre. L’auteur fait ainsi d’elle une figure insignifiante, bien que très humaine et sympathique. Deux faits sont saillants dans les parties qu’elle domine : elle est la mère abandonnée de Malinka et elle est une bonne servante. D’ailleurs, elle se considère comme « une femme de peu importance dont l’aspect, la situation, la médiocrité de la conversation pouvaient décevoir » (p. 139). Physiquement, « la servante »[15] insiste sur son âge avancé, sur sa démarche lente, sur ses vêtements d’occasion soigneusement choisis et sur « [s]es cheveux bien tirés en arrière » (p. 136). Outre son chancèlement sur des hauts talons qui la rapproche de sa fille, Ladivine Sylla se remarque par la violence peu contenue à l’égard de sa chevelure ; elle essaie ainsi de se discipliner et de cacher la douleur causée par la mort de Malinka et sa solitude. Cette femme est la plus transparente des focalisateurs. Malgré sa discrétion, elle reste toujours honnête face au monde et face à soi-même ; ce faisant, elle se rapproche de Khady Demba, l’une des Trois femmes puissantes.

Plus riche et plus épanoui dans sa vie professionnelle que les autres héros, Richard Rivière a cependant un complexe d’infériorité très prononcé. Il a peur « de se dénoncer comme ce qu’il croyait être aux yeux des autres, un parvenu aux goûts bizarres et mal assurés » (p. 336). Certes, la visibilité de ses défauts semble limitée à son propre regard et lui fait ressentir un « dépit envieux » (p. 335) en la présence des gens élégants.

Annika, la plus jeune des focalisateurs, doit assumer le rôle d’adulte dans sa famille après la disparition de sa mère, Ladivine Berger. Consciente de ses qualités et de l’image qu’elle renvoie, l’enfant incarne l’espoir d’un avenir plus serein :

Annika était une fille solide et rien de ce qu’elle avait compris au sujet de sa mère ne l’empêchait, par ailleurs, de travailler brillamment à l’école ou de se montrer toujours souriante et tranquille devant son père. (p. 330)

Qu’il s’agisse d’une représentation de soi-même positive ou négative, changeante ou stable, ponctuelle ou bien développée dans le temps, une chose est claire : le désir de produire une bonne impression. Cela dérive du désir de s’intégrer, d’être accepté. Pour atteindre ce but, les protagonistes veulent altérer la limpidité de leurs portraits, ils veulent passer pour quelqu’un d’autre aux yeux de leurs proches. Le narrateur de Comédie classique aspire à être perçu comme un intellectuel excentrique, Clarisse veut être Blanche et Française, Richard veut être doué d’une élégance sans faille… Pourtant, par leurs actes, ils se manifestent comme profondément étranges. Ils recourent, parfois sans le vouloir, à la bizarrerie pour être remarqués et inclus dans un groupe. En parlant de l’héroïne de l’œuvre En famille de Marie NDiaye, Jean-Pierre Richard observe : « Tel est un des paradoxes de la singularité : c’est à travers sa passion de ressemblance que Fanny, finalement, s’éprouve et se relève différente »[16]. Cette affirmation peut s’appliquer à tous les héros de l’écrivain. Même le jeune écrivain en herbe note, à la fin de sa journée, la dissonance qui existe entre « la douloureuse vacuité de [s]a personne »[17] et le monde. Il est ainsi, tout comme Malinka ou Ladivine, un « moi qui cherche avec tant d’ardeur à se faire accepter et reconnaître »[18], même au prix de l’échec. La bizarrerie commune à tous les protagonistes, teintée comme elle l’est soit d’ironie, soit de cruauté, ne cesse pas de requérir l’empathie[19].

Le regard prismatique est donc bien présent dans les autoreprésentations des personnages qui assurent le point de vue, grâce au cache-cache plus ou moins subtil entre leur réalité intime et leur désir de paraître. Comment ce jeu avec la vérité et la visibilité affecte-t-il la perception d’autrui ? Comment les voix et les étrangetés se mêlent-elles pour nuancer un personnage ?

 

Représentations des autres

La construction des autres est régie par des mécanismes plus complexes et plus variés que ceux utilisés pour soi-même. La contemplation, le voyeurisme, la description remémorative, le parallèle, la métalepse sont autant de procédés qui se conjuguent pour déconstruire l’image, sans offrir cependant la garantie d’une observation objective. Deux axes guideront cette analyse : le regard posé sur des personnages qui ont été, à leur tour, des focalisateurs, et celui posé sur ceux qui n’ont pas le privilège de faire entendre directement leur voix.

Dans Comédie classique, il est impossible de parler du regard direct des autres, mais il peut être soupçonné à travers les paroles rapportées du narrateur. Toutes les interactions avec le cousin Georges, avec les Anglais, avec sa famille, ses amis ou son amie contiennent des références plus ou moins subtiles quant à l’apparence et au comportement du protagoniste. Ainsi, le héros pense que « [s]a grand-mère Céleste […] appréciait toujours qu[’il fût] vêtu d’une manière en accord avec l’originalité de [s]on tempérament, qu’elle estimait des plus singuliers qui existassent » (pp. 64-65). Sont aussi mentionnées les remarques « gentiment ironiques » (p. 110) des gens à propos de ses préoccupations littéraires. Sans l’existence d’un autre point de vue, la véridicité de ces phrases reste toutefois douteuse.

Dans Ladivine, la structure polyphonique transforme chaque descripteur en personnage-vu. La vanité des désirs de beauté et d’élégance se manifeste ainsi fortement. Ceux qui les voient n’y sont pas insensibles, c’est juste qu’ils sont soit frappés par la bizarrerie de l’autre, soit trop égocentrés pour essayer d’aller au-delà des apparences. Clarisse Rivière est observée minutieusement par tous les autres focalisateurs, à l’exception d’Annika. Elle devient ainsi un élément central du roman, ce qui est surprenant car tous les autres récits se déroulent après son assassinat. Sa description se réalise alors toujours in absentia, à travers de nombreuses analepses. Le portrait créé par un croisement des points de vue est paradoxal ; seules la beauté et l’inexplicable bizarrerie de son attitude y sont constantes. Aimée par ses proches, elle n’est comprise par personne. Sa fille fait d’elle une sainte qui est prête à se sacrifier pour le bonheur de ceux qui l’entourent :

Clarisse Rivière ne s’était jamais plainte, n’aurait jamais provoqué le moindre scandale. Clarisse Rivière n’avait jamais reproché à son mari ni à personne d’être parti loin d’elle, et lorsque cela était arrivé elle avait même aidé Richard Rivière […] à déménager, dans ce souci qui avait toujours été le sien de ne s’épargner nulle peine, nulle fatigue dès lors que peine et fatigue pouvaient être profitables à quelqu’un. (p. 166)

Richard est conscient de la bonté de sa femme, tout comme il est sensible à la beauté de « son corps onduleux et fin » (p. 377). Cependant, l’amour et la fascination ne l’aveuglent pas. Il comprend vaguement que « [l]a personnalité [de Clarisse] était ailleurs, captive d’il ne savait quoi, hors d’atteinte » (p. 363). Pour lui, l’impossibilité de deviner la raison derrière la figure travaillée et mensongère de son épouse devient une véritable obsession. Hanté par l’échec de leur relation, Richard espère voir un jour « le vrai visage de Clarisse Rivière » (p. 363). Ladivine Sylla pose sur Malinka un regard plein d’amour et de dépit. Elle ignore tout de l’existence de sa fille en dehors de ses visites mensuelles. Ce sont les journaux qui lui apprennent le nom de Clarisse Rivière, son statut, son domicile et son meurtre. La mère se force de respecter le silence obstiné de sa fille en se persuadant « qu’elles [son]t prises toutes les deux dans les liens serrés d’un même sortilège » (p. 138). L’explication merveilleuse empêche l’amour de se transformer en haine. Le portrait de la Métisse qui veut changer de vie est le plus riche du point de vue des jeux visible/invisible. Grâce à la pluralité des perspectives, le lecteur a accès à tous les détails et peut distinguer les contours de la réalité au-delà des inventions, des désirs, des apparences. Cet aspect oppose l’héroïne de Ladivine au narrateur de Comédie classique.

Le regard fait d’affection et de mépris ou d’embarras règle le traitement d’autrui. Autre focalisateur devenu focalisé, Richard Rivière est perçu par Clarisse comme un homme parfait : beau, intelligent, ambitieux, travailleur. Elle fait de son mari un idéal dont l’image contraste avec la profonde incertitude que celui-ci ressent. Richard a un seul défaut aux yeux de Clarisse : il n’est jamais à l’aise en la présence de son propre père : « Comme c’était curieux de voir trembler Richard, qui, ordinairement, n’avait jamais peur de personne ! » (p. 79). Ladivine Berger s’est formé une image moins idyllique de son père. Le comportement de Richard face à Clarisse, son attitude artificielle avec la presse après le meurtre diminuent le respect filial et dégradent leur relation. Le sentiment de gêne est réciproque. Le héros avoue qu’il ne support[e] plus de voir sa fille Ladivine ni de penser longuement à elle » (p. 344). Il blâme Clarisse pour la relation manquée avec sa fille, pour son propre malaise face à celle-ci : « De quoi était-elle réellement faite, […], cette enfant que Clarisse Rivière avait portée ? » (p. 346).

En fait, comme un boumerang, la vue et la compréhension ou l’échec de compréhension de l’autrui reviennent toujours vers soi-même et exacerbent le trouble intime des focalisateurs. Cela est sensible dans les représentations des personnages focalisés qui renvoient aux croyances et aux expectatives du descripteur. Le héros de Comédie classique fictionalise le comportement de ses proches pour exercer son talent d’écrivain. Fier de son pouvoir d’analyse, il imagine un déroulement détaillé des aventures de son cousin Georges dans le train vers Paris ou des préoccupations indiscrètes de sa sœur Judith fouillant dans sa chambre :

[M]a sœur Judith […] effectuerait en sens inverse le chemin que j’avais parcouru le matin, jusque chez moi où elle […] s’installerait pour m’attendre, ôterait son imperméable, son écharpe, ses bottes, s’assiérait sur le lit […] et au bout d’un bref instant de patience […], prise d’une incoercible curiosité elle inspecterait […] ce lieu où elle n’avait pénétré qu’une fois en ma compagnie. (p. 91)

Ce procédé de transposition combine la métalepse narrative au voyeurisme in absentia. Pierre Glaudes et Yves Reuter remarquent : « Les métalepses (glissements d’un niveau narratif à un autre) fournissent une nouvelle illustration de la richesse des relations entre narration et personnages »[20]. Dans l’œuvre de 1987, ce procédé narratif renforce l’ironie. Le héros pousse les limites de son imagination jusqu’à inclure son cousin Georges dans le personnel de son futur roman, pensant qu’il « remplirait à merveille le rôle de confident auprès de Jimmy Sanders » (p. 19), le personnage central. Où est la place de la visibilité et de la véridicité dans tous ces glissements ? L’empathie fonctionne-t-elle vraiment ? De toute évidence, non. La sœur n’est pas venue chez lui. Lorsqu’elle le fait, son apparence et ses actions s’avèrent complètement différentes de ce qu’il avait songé. La même technique est utilisée lors de l’arrivée de son cousin Georges. Celui qui l’attend à la gare semble être un inconnu :

[Mon cousin Georges] buta assez violemment contre moi qui me forçai alors à rire quoique ma surprise fût immense, et presque égale, encore qu’absurde, ma déception de trouver à mon cousin Georges un air, une allure, une silhouette tout à fait autres que ce dont je me souvenais. (p. 84)

Ni la mémoire, ni la connaissance des autres ne sont exactes. Le jeune héros modifie les contours de tous les personnages, y compris sa propre description. Les seules fois où son regard est susceptible d’être correct sont lorsqu’il est en contact direct avec les autres ou dans une situation réelle de voyeurisme. Toutefois, même dans ces contextes plus objectifs, la perception d’autrui renvoie à une représentation déguisée de soi. L’analyse scrupuleuse que le héros fait de l’aspect de sa sœur trahit un penchant incestueux pour cette fille « irréelle et folle » (p. 16) : « [M]a sœur […] [était] assise isolée et silencieuse et belle pourtant, trouvais-je avec une affection pleine de réticences, par la grave et froide solennité de ses traits comme sculptés dans une dure matière polie » (p. 44). La fascination peu dissimulée pour la sœur pousse le personnage-narrateur à lui attribuer des pensées et des actions. L’idée que les autres doivent se plier à l’image forgée par le focalisateur est visible aussi dans le deuxième roman. Ladivine Berger aime son mari, mais son amour est soumis à des conditions. Elle est fascinée par la ressemblance existante entre le visage de Marko et « la belle figure de Teddy Ted, le cow-boy aux joues maigres » (p. 161) qu’elle avait adoré dans son enfance. Elle admire aussi l’apparente insouciance de son mari face à sa beauté physique. Or voilà que le voyage en Afrique change l’attitude de Marko, le rend brusquement conscient de son pouvoir de séduction et inquiète l’esprit de Ladivine :

[Marko] découvrait dans la glace un homme qui l’étonnait et l’enchantait, et il ne cachait pas son plaisir naïf à réaliser qu’il était cet homme-là.

Craignait-elle qu[’][…] un Marko soudain conscient de sa grâce ne pût que s’éloigner d’elle, Ladivine Rivière, que souillait définitivement le sang de sa mère répandu à profusion dans un pavillon de province […] ? (p. 223)

Les représentations des autres dénoncent la réification des personnages-vus, leur soumission forcée aux désirs des focalisateurs, l’absence de clarté de leurs portraits. Une volonté acerbe d’assimilation conduit les héros et les héroïnes de Marie NDiaye à un vampirisme peu dissimulé. L’insécurité foncière des focalisateurs est la principale cause du traitement déformé des autres.

Le prisme peut décomposer un rayon, mais l’arc-en-ciel qui en résulte est visible seulement grâce à l’existence de l’objet prismatique. D’une manière analogue, le regard posé sur soi-même ou sur les autres existe et se déploie grâce à un personnage qui (se) regarde, déconstruit et adapte tout ce qu’il voit ou tout ce qu’il pense voir. Inscrits dans une même démarche d’annulation de l’objectivité, de jeux subtils entre visible et dissimulé, Comédie classique et Ladivine exposent le décodage difficile des personnages et l’impossibilité d’une visibilité parfaite.

Bibliographie

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RICHARD, J.-P. : Le trouble et le partage. In : RICHARD, J.-P. : Terrains de lecture. Paris : Gallimard, 1996, pp. 161-186.

Andreea-Madalina Neamtu Voicu
Université Blaise Pascal
29, bd. Gergovia, 63000 Clermont-Ferrand

Université de Craiova
13, rue A. I. Cuza, 200585 Craiova
andreea_nam@yahoo.com


 

[1])  NDIAYE, M. : Comédie classique. Paris : P.O.L, Folio, 2009 [1987].
[2])  ASIBONG, A. – JORDAN, S. : Marie Ndiaye : l’étrangeté à l’œuvre. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2009, p. 7.
[3])  NDIAYE, M. : Ladivine. Paris : Gallimard, 2013.
[4])  Cf. Ibid.
[5])  Nous empruntons ce terme à HAMON,  P. : Du descriptif. Paris : Hachette Livre (Supérieur), 1993.
[6])  Nous empruntons ce terme à HAMON, P. : Le personnel du roman. Genève : Droz, 1998.
[7])  Prisme, définition in Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRTL [en ligne], 2012. Disponible sur : http://cnrtl.fr/definition/prisme[consulté le 6 juin 2014].
[8])  RICHARD, J. P. : Le trouble et le partage. In : RICHARD, J.-P. : Terrains de lecture. Paris : Gallimard, 1996, p. 163.
[9])  RABATÉ, D. : Marie NDiaye. Paris : Culturesfrance, 2008, p. 16.
[10])  NDIAYE, M. : Comédie classique. Paris : P.O.L, Folio, 2009, p. 24. Les références ultérieures à Comédie classique indiqueront le numéro de page après la citation, renvoyant à la présente édition.
[11])  RICHARD, J.-P. : Le trouble et le partage. In : Op. cit., p. 164.
[12])  NDIAYE, M. : Ladivine, Paris : Gallimard, 2013, p. 59. Les références ultérieures à Ladivine indiqueront le numéro de page après la citation, renvoyant à la présente édition.
[13])  RICHARD, J.-P. : Le trouble et le partage. In : Op. cit., p. 167.
[14])  RICHARD, J.-P. : Le trouble et le partage. In : Op. cit., p. 162. Le mot souligné apparaît dans le texte d’origine.
[15])  Ce terme est utilisé par sa fille, Malinka.
[16])  RICHARD, J.-P. : Le trouble et le partage. In : Op. cit., p. 168.
[17])  NDIAYE, M. : Comédie classique. Op. cit., p. 110.
[18])  RICHARD, J.-P. : Le trouble et le partage. In : Op. cit., pp. 168-169.
[19])  Pour plus d’informations concernant l’empathie dans les écrits de Marie NDiaye, voir le chapitre « Qui peut l’entendre ? Qui peut savoir ? ». In : RABATÉ, D. : Op. cit., pp. 55-65.
[20])  GLAUDES, P. –REUTER, Y. : Le Personnage. Paris : PUF, coll. Que sais-je (n°3290), 1998, p. 56.