The Invisible and the Visible in the Work of Alain Robbe–Grillet
The present text is an attempt to re-read Robbe-Grillet’s Jealousy in the perspective of what modern psychology calls “the theory of mind”. The author attempts to show that Robbe-Grillet’s literary procedure consists, at least in part, in presenting the characters as deprived of inner mental states, thus approaching the theory of “mindblindness”, presented in a different context, by the psychologist Simon Baron-Cohen.
Keywords · nouveau roman, mindblindness, theory of mind
En proposant de parler d’Alain Robbe-Grillet (et notamment de La Jalousie, son roman peut-être le plus célèbre), je ne prétends pas, bien sûr, faire quoi que ce soit de révolutionnaire.[1] Étant donné notre sujet, à savoir le visible et l’invisible, Robbe-Grillet s’impose comme un auteur qui, en un sens, a fait de cette dichotomie le thème central de son œuvre[2]. En tant que telle, cette œuvre a été mille fois analysée et interprétée ; je me limiterai à rappeler le texte remarquable de Gérard Genette que je vais, dans une certaine mesure, prendre pour fil conducteur de ma propre lecture[3]. Dans ce qui va suivre, je me bornerai à présenter une hypothèse que je soumets au jugement de mes lecteurs et qui, me semble-t-il, peut nous permettre quand même de voir le thème du visible et de l’invisible sous une lumière nouvelle. Pour ce faire, il faut, néanmoins, passer par plusieurs digressions. Je vais procéder en trois temps : premièrement, j’indiquerai ce qui m’a poussé à lire Robbe-Grillet de cette manière ; deuxièmement, j’expliquerai un phénomène psychique qui jouera le rôle central dans ma lecture de Robbe-Grillet ; et troisièmement, j’essayerai de commenter, dans cette perspective, La Jalousie en tant que telle.
Il peut sembler curieux, notamment pour la partie tchèque de mes lecteurs, que j’en sois venu à relire Robbe-Grillet à travers un auteur qui pourrait paraître on ne peut plus différent, à savoir Bohumil Hrabal. Plus particulièrement encore, il s’agit de son roman Moi qui ai servi le roi d’Angleterre et d’un motif qui, aussi évident qu’il soit, a échappé à l’attention des interprètes : le motif du regard. Hrabal est généralement considéré comme un auteur pour ainsi dire « verbal », un raconteur peu soucieux de la visualité. Ce qui peut paraître assez surprenant, c’est l’absence quasi absolue de l’intérêt, de la part des interprètes, pour ce qui constitue très souvent ce que j’oserais appeler la force motrice même de la narration hrabalienne. Ce motif, c’est celui du regard, et qui plus est, du regard sous une modalité très spécifique. Pour l’éclaircir, le plus instructif semble être de présenter plusieurs citations directes :
Or près de la Tour Poudrière, […] voilà que je croise soudain M. Skrivanek, mon bon maître d’hôtel qui passait là sous le casque de ses cheveux argentés, apparemment sans me regarder mais je savais pertinemment qu’il m’avait vu, il me dépassa et comme je ne pus m’empêcher de me retourner, il s’arrêta lui aussi pour revenir vers moi, il me regardait maintenant au fond des yeux et j’étais sûr que de toute ma personne il ne voyait que cette cravate […][4]
Et un peu plus loin, au moment où ce même regard se trouve inversé et rempli d’un contenu négatif :
- Skrivanek avait les yeux fixés sur mon nœud papillon, le même regard éloquent dont il avait gratifié quelques jours plutôt ma cravate […] et je lisais dans les yeux du maître d’hôtel que si j’étais capable de prendre sans autorisation une cravate, pourquoi ne serais-je gêné pour prendre aussi une petite cuillère en or […][5]
Ces deux citations suffisent, me semble-t-il, à éclaircir la nature spécifique du regard dans le texte de Hrabal. La fréquence de cette même figure est étonnante : dans le texte, on la retrouve littéralement des dizaines de fois ; parfois, on assiste même à ce qu’on aurait envie d’appeler une « pulsion de répétition », car il est aisé de démontrer que dans certains passages du récit, toute l’interaction entre les personnages se passe à travers le regard sans qu’un seul mot soit prononcé.
De quoi s’agit-il exactement ? Il ne s’agit pas simplement, comme on pourrait le croire, de jeter le regard sur autrui, de le voir comme une forme visuelle. Il s’agit, on l’a bien remarqué, essentiellement d’un regard échangé. Je vois qu’il/elle me voit : telle est ce qu’on pourrait appeler la formule générale du regard hrabalien. Mais ce n’est pas tout : dans cet échange des regards, il ne s’agit pas simplement de voir qu’autrui me voit, il s’agit de lire dans le regard d’autrui quelque chose – un jugement, un sentiment – qui concerne moi-même, et de m’identifier moi-même dans ce regard échangé. On a souvent souligné que Le roi d’Angleterre est une sorte de Bildungsroman : le personnage principal – qui s’appelle, comme on le sait, Dítě (L’Enfant) – parcourt un trajet compliqué qui est à la fois politique, social et érotique avant de parvenir à ce qu’on peut appeler un état de repos, qui est en même temps un état de lucidité, avant de trouver sa « pleine » identité non pas, précisément, dans le regard d’autrui, mais dans la narration ; cette trouvaille ne manque pas, d’ailleurs, d’être signalée par la figure classique, à savoir celle de la fusion du héros et du narrateur à la fin du récit. Pourtant, on n’a pas assez souligné que ce trajet est rythmé, scandé, si l’on peut dire, précisément par les regards échangés. Le héros ne puise son identité de rien d’autre que de cette identification visuelle avec autrui, qu’il s’agisse de l’identité politique, sociale ou érotique (et on sait bien qu’après tout, dans Le Roi d’Angleterre, ces trois identités n’en font qu’une). On pourrait être tenté d’utiliser une expression de Louis Althusser et de dire que le héros est « interpellé en sujet »[6] par le regard d’autrui, que son identité n’est qu’une sédimentation, une précipitation des identifications visuelles se constituant à travers le regard. L’usage de cette figure n’est nullement un accident ; on a toutes les raisons de croire qu’il s’agit, de la part de Hrabal, d’un procédé parfaitement conscient car à la fin du roman, en résumant sa vie, le narrateur en fait une mention explicite dans une phrase que la traduction française a rendu considérablement plus banale : « Mais les félicitations, la considération d’autrui, tout ça était devenu cadet de mes soucis. »[7]
Pourquoi cette digression ? Hrabal met en relief – dans une sorte de surenchère presque paranoïaque – une capacité du regard humain qui nous porte au cœur de notre sujet, celui du visible et de l’invisible, et sur lequel j’aimerais attirer l’attention. Il y a principalement deux cadres conceptuels qui nous permettent de lui donner tout son poids. Le premier, que je ne vais mentionner qu’en passant, est la psychanalyse. L’importance de cette structure visuelle, de cette manière de se voir dans les yeux d’autrui et d’en tirer des conséquences concernant soi-même, des conséquences qui, finalement, sont constitutives de notre propre subjectivité, est quelque chose que la psychanalyse n’a jamais cessé de souligner, y compris dans les écrits de son fondateur. Il ne s’agit de rien d’autre que ce que Freud appelle le narcissisme, c’est-à-dire principalement le fait que le moi non seulement se reconnaît dans autrui, mais se constitue à travers les identifications sédimentées qui résultent de cette reconnaissance. En reformulant la notion freudienne de narcissisme, Lacan a introduit son concept célèbre de l’imaginaire, et il n’est pas du tout exagéré de dire que l’itinéraire du héros hrabalien est, d’un bout à l’autre, précisément un drame de l’imaginaire. Lacan, on le sait bien, illustre la constitution de ce registre de l’imaginaire par un exemple devenu célèbre : celui de l’enfant qui se reconnaît dans le miroir et qui, à partir de cette reconnaissance accompagnée par la mimique jubilatoire, constitue sa subjectivité (la fonction du moi, pour être plus précis[8]) à travers l’identification avec sa propre image (étant entendu que cette image spéculaire représente, chez Lacan, un exemplification de l’identification au sens large du terme, donc identification avec autrui[9]). Et troisièmement, il faudrait mentionner le nom de Donald Winnicott et son très beau texte – sensiblement influencé par Lacan, d’ailleurs – sur le visage de la mère : selon Winnicott, c’est le visage de la mère qui représente un pôle premier de l’identification ; dans le regard de la mère, l’enfant lit, pour ainsi dire, les débuts de sa propre subjectivité[10]. Mais il ne s’agira pas ici de prolonger cette perspective psychanalytique ; je voulais simplement rappeler que le phénomène exploré par Hrabal, loin d’être inconnu dans le champ de la psychanalyse, est longtemps étudié comme un des mécanismes fondamentaux de la constitution de la subjectivité humaine.
Il y a, pourtant, une autre manière de comprendre ce même phénomène, une manière qui, dans le domaine de la psychologie et de la linguistique, jouit depuis quelques années d’une attention considérable. Je me permets de rappeler la « formule » du regard que nous avons dégagée dans Le Roi d’Angleterre et que Hrabal a tellement bien mise en relief : je vois qu’il me voit et je lis dans son regard des jugements, des sentiments, des états mentaux. Une telle formule ne peut pas manquer de nous rappeler une capacité qui, semble-t-il, est intimement liée au regard humain et que les linguistes et les psychologues désignent par le concept de l’attention partagée. Qu’est-ce que l’attention partagée ? En ce qui concerne le regard, on pourrait tout simplement dire qu’il ne s’agit de rien de moins que d’une capacité de voir l’invisible. En quel sens ? En ce sens que l’être humain devient capable, à un certain âge – à peu près huit mois (et ce n’est certainement pas par hasard que cette période coïncide à peu près avec le stade du miroir chez Lacan) – de « lire » des états mentaux et affectifs chez autrui. C’est une vraie révolution dans le développement psychologique de l’individu : il s’agit de voir l’invisible en ce sens que, derrière cette forme visuelle qu’est autrui, un être humain arrive à déchiffrer les états d’esprit dont l’autre être humain se trouve être le porteur. Ainsi, ce même être humain devient capable de comprendre qu’autrui est un individu à la fois même et différent par rapport à lui-même : il est le même dans la mesure où il est compris comme un porteur des états mentaux qui sont analogues aux miens, et il est différent dans la mesure où, à partir du même mécanisme, il est compris précisément comme une autre personne, comme quelqu’un qui n’est pas moi.
Dans notre vie quotidienne, on ne se rend pas compte, pour la plupart du temps, de l’importance de cette capacité dont le regard se trouve imprégné. C’est une capacité dont nous faisons usage automatiquement, sans y penser. Qui plus est, sans cette capacité, notre vie psychique, telle que nous la connaissons, serait sinon impossible, au moins gravement modifiée. Ce fait devient évident lorsque nous considérons des cas où, précisément, cette capacité n’intervient pas, ou bien où elle intervient de manière limitée. En 1995, le psychologue Simon Baron-Cohen a publié un livre remarquable s’intitulant, en anglais, Mindblindness. Ce livre est consacré au phénomène psychique qui demeure, à maints égards, un mystère : l’autisme. Baron-Cohen avance une thèse – qui a été beaucoup disputée et qu’il a, d’ailleurs, lui-même modifiée dans ses livres ultérieurs – selon laquelle les individus autistes souffrent de ce qu’il appelle, précisément, mindblindness, à savoir qu’ils ne disposent pas de cette capacité que nous considérons comme allant de soi, de la capacité d’expliquer le comportement d’autrui par les références à ce qui peut, pour ainsi dire, se passer dans sa tête. Au début du livre, Baron-Cohen nous donne un exemple d’un comportement qui, en fin de compte, est extrêmement simple (il y en a de beaucoup plus compliqués) : « John est entré dans la chambre, il en a fait le tour et il est sorti »[11]. Pour nous, un tel comportement donne immédiatement lieu, sans que nous y réfléchissions, aux conjectures concernant sa motivation psychique ; nous tendons à expliquer ce comportement de manière causale, en faisant référence au psychisme de la personne en question : peut-être cherche-t-il quelque chose, peut-être est-il revenu pour prendre quelque chose qu’il avait oublié, peut-être a-t-il entendu un bruit inquiétant etc. Cela ne veut pas dire que nous connaissions précisément la cause de son comportement, mais il n’en reste pas moins que ce comportement devient compréhensible à travers les références à sa (possible) motivation psychique. Et ceci, nous ne sommes capables de le faire que parce que nous disposons de la capacité que je viens d’évoquer. Pour un individu autiste, par contre – c’est au moins l’hypothèse de Baron-Cohen – ce comportement est condamné à demeurer totalement inexplicable ou bien « illisible » : ce qui explique l’incapacité des autistes à mener une vie normale.
C’est, curieusement, en lisant le livre de Baron-Cohen que La Jalousie de Robbe-Grillet vient à l’esprit. Il est devenu un lieu commun d’affirmer que le roman de Robbe-Grillet est difficile à lire, paradoxalement, à cause de la précision de ses descriptions et par sa manière complexe de traiter, entre autres choses, la temporalité. Ceci est vrai, mais ça ne suffit peut-être pas à expliquer le sentiment que ce roman ne manque pas de susciter chez le lecteur, sentiment qu’on ne peut appeler autrement que « l’inquiétante étrangeté » (que l’on me pardonne cette référence banale). Au fur et à mesure, le lecteur en vient à ressentir, de manière presque physique, la jalousie qui commence à envahir l’espace – l’espace du roman, l’espace de la lecture, l’espace psychique du lecteur lui-même – sans qu’elle soit (et ce point est capital) situable de façon univoque comme un état intérieur de quelqu’un. On connaît bien le procédé littéraire très complexe que Robbe-Grillet emploie pour obtenir cet effet : depuis le début, la narration suit un regard, qui est celui du mari jaloux, mais la présence du mari et de son état psychique, justement, qui est celui de la jalousie, doit être déduite ou bien construite à travers des indices indirects, notamment à travers des objets (le motif du mille-pattes étant le plus célèbre). L’hypothèse que j’avance est la suivante : ce sentiment de l’inquiétante étrangeté ne provient-il pas du fait que l’univers romanesque de La Jalousie est caractérisé précisément par ce que j’appellerais, avec Baron-Cohen, la mindblindness ?
On a beaucoup parlé, à propos de Robbe-Grillet, du côté pour ainsi dire « objectif » de son roman, du fait que l’affect de la jalousie se loge, si l’on peut dire, dans des objets extérieurs. Mais on n’a pas assez souligné, me semble-t-il, un fait qui est strictement corrélatif de ce procédé, à savoir le fait que les personnages, par voie de conséquence, perdent le statut des porteurs des états mentaux, en ce sens que lesdits états ne se présentent pas comme quelque chose qui « rayonne », pour ainsi dire, de l’intérieur des personnages[12].
Pour le rendre évident, j’aimerais m’appuyer sur le texte déjà mentionné de Gérard Genette, s’intitulant « Vertige fixé » et publié dans le premier volume des Figures. J’aimerais souligner notamment une observation de Genette qui me paraît être d’une justesse remarquable. La Jalousie, dit Genette, est un roman « psychologiquement impossible ». Pourquoi ? Parce que le récit
ne connaît en réalité qu’un seul temps, le présent, et qu’un langage, celui d’une intégrale et uniforme objectivité. Ceci peut être un acte présent, cela un souvenir, ceci encore un mensonge et cela un fantasme, mais tous ces plans sont étalés au même niveau, celui du réel ici et maintenant, par la vertu d’une écriture qui ne sait et ne veut exprimer que du réel et du présent : plus encore qu’un seul temps, l’écriture de Robbe-Grillet ne connaît qu’un seul mode : l’indicatif.[13]
Essayons de développer cette observation. Dans le recueil des textes publiés sous le titre Pour un nouveau roman, Robbe-Grillet a déclaré la lutte à ce qu’il appelle l’anthropomorphisme dans la littérature. Il se peut bien que le mot anthropomorphisme doive également être interprété en un sens qui n’est pas tout à fait évident : non seulement au sens de faire voir les objets comme privés de la perception humaine, mais également – et à l’insu de Robbe-Grillet, peut-être – au sens de dépouiller le regard humain de la capacité (qui est une capacité humaine par excellence) de lire l’esprit d’autrui (et il est facile de démontrer que ces deux interprétations sont strictement corrélatives)[14]. Il faut bien comprendre : il ne s’agit pas de dire que Robbe-Grillet – et d’autres auteurs modernes – détruit l’instance d’un narrateur omniscient : c’est ce que la littérature a fait depuis des siècles. Il ne s’agit pas, non plus, de dire que le sentiment de la jalousie soit une illusion ou une pure construction de la part du lecteur. Après avoir fini la lecture de La Jalousie, nul lecteur ne peut nier que la jalousie soit bien existante et que le mari se livre, tout au long du roman, à un véritable délire de l’interprétation, visant à découvrir l’infidélité de sa femme. Mais il est également évident que la jalousie n’est pas présentée à l’aide des procédés littéraires conventionnels. Si ce sentiment – et sa réalité – doit être déduit ou bien lu à travers les objets, c’est parce qu’il n’est pas présenté comme un état intérieur, et corrélativement, les personnages du roman apparaissent comme dépourvus des états psychiques (au moins au sens classique), conventionnellement décrits et typiquement indiqués par un « il/elle pense… », « il/elle ressent… » etc.[15]. Bref, le personnage robbe-grilletien ne se donne pas au lecteur comme un dépositaire des états mentaux, qui seraient rendus extérieurs par les verbes appropriés ou même par les moyens plus subtils et plus ambigus, tel le discours indirect libre, pour ne nommer qu’un procédé classique[16].
Si nous parcourons La Jalousie, nous découvrons, en effet, que les références à la motivation psychique (même possible) de l’action des personnages y sont extrêmement rares. Ce n’est pas qu’elles n’existent pas du tout ; sans cela, le roman deviendrait illisible. Pourtant, si telle référence il y a, c’est plutôt une référence que j’appellerai « semi-causale », qui n’a pas le caractère d’une « lecture de l’esprit » (mind-reading) classique. Prenons un extrait du début du roman. Le regard du mari – qui, probablement, n’est pas encore identifié comme tel – suit sa femme :
Elle fait quelques pas dans la chambre et s’approche de la grosse commode, dont elle ouvre le tiroir supérieur. Elle remue les papiers, dans la partie droite du tiroir, se penche et, afin d’en mieux voir le fond, tire un peu plus le casier vers elle. Après de nouvelles recherches elle se redresse et demeure immobile, les coudes au corps, les deux avant-bras repliés et cachés par le buste – tenant sans aucun doute une feuille de papiers entre ses mains. Elle se tourne maintenant vers la lumière, pour continuer sa lecture sans se fatiguer les yeux. Son profil incliné ne bouge plus. La feuille est de couleur bleue très pale, du format ordinaire des papiers à lettres, et porte la trace bien marquée d’un pliage à quatre.[17]
C’est, on le voit bien, une description typique dont on trouve, chez Robbe-Grillet, des exemples innombrables. Ce n’est pas une de ces descriptions des choses qui l’ont rendu célèbre, mais on s’aperçoit que le personnage n’est pas, en fait, décrit comme « habité » par un psychisme. À deux reprises, une référence possible à une motivation psychique apparaît : 1) « afin d’en mieux voir le fond » ; 2) « sans se fatiguer les yeux ». Il y a, pourtant, deux choses à remarquer : premièrement, il ne s’agit pas de dire que cette sorte de référence est tout à fait absente dans le texte de Robbe-Grillet, il s’agit de dire qu’elles y sont rares, et certainement pas dominantes ; et deuxièmement, on voit tout de suite que de tels indices ne renvoient pas à un état psychique (du type : peut-être a-t-elle peur, peut-être pense-t-elle ceci ou cela). Elles indiquent plutôt une causalité presque mécanique[18]. Ceci est vrai même pour la partie « hallucinatoire » du roman où le mari attend sa femme et Franck, partis en ville, et où ses fantasmes envahissent complètement la réalité (tout en étant présentés, comme Genette l’a bien remarqué, dans le même indicatif que l’univers des choses). Tout est donné, comme Genette l’a bien vu, au même niveau du visible, y compris les affects ou les fantasmes qui – dans la littérature classique et dans notre vie psychique – sont précisément invisibles.
Pour résumer, j’oserais dire que l’univers robbe-grilletien est, au sens très précis que je viens de mettre en relief, un univers où la lecture de l’esprit n’existe pas, ou bien où sa portée en tant que mécanisme quasi-automatique qui explique le comportement et la motivation des personnages se trouve gravement affaiblie. Ceci ne veut pas dire que les personnages « souffrent » d’un autisme – le roman de Robbe-Grillet est, sans aucun doute, le roman sur la jalousie qui, en fin de compte, est d’autant plus présente et inquiétante qu’elle habite, pour ainsi dire, le monde extérieur, ou bien le monde ou la ligne de partage entre l’extériorité et l’intériorité devient brouillée[19]. Il s’agit tout simplement de souligner que Robbe-Grillet emploie certains procédés littéraires (qu’il a, d’ailleurs, très bien décrits lui-même dans Pour un nouveau roman) qui consistent à nous faire voir l’univers comme dépourvu de distinctions classiques – ou plutôt comme échappant aux distinctions classiques du subjectif et de l’objectif, de l’intérieur et de l’extérieur, et – last but not least – du visible et de l’invisible. On a déjà remarqué (par Barthes, Genette, Morrisette et d’autres) le double caractère de ce procédé : d’un côté, la prédominance des choses, dépourvues de leur signification humaine, et de l’autre côté, la dé-psychologisation du sujet, lui-même vidé et dépourvu de son intériorité. Ce que j’ai essayé de faire, c’était de dégager un troisième trait de l’univers robbe-grilletien, ou bien un troisième trait de la désanthropomorphisation robbe-grilletienne qui concerne, cette fois-ci, la perception d’autrui : on se trouve dans un univers dépourvu de cette capacité du regard humain qui consiste – comme le dirait Merleau-Ponty – à imprégner le visible par l’invisible, à assigner aux autres des états mentaux ; bref, dans un univers difficilement imaginable, un univers avant que le regard humain se soit posé sur lui.
Bibliographie
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WINNICOTT, D. : Jeu et réalité. Traduit par C. Monod et J.-B. Pontalis. Paris : Gallimard, 1975.
Josef Fulka
Université Charles de Prague
Faculté des Humanités
U kříže 8, 150 00 Prague 5
josef.fulka@gmail.com
[1]) Ce texte est publié dans le cadre du projet « Život a prostředí. Fenomenologické vztahy mezi subjektem a přirozeným světem », financé par GA ČR, N° P401 15-10832S.
[2]) Malgré une certaine réticence de sa part quant aux interprétations qui, pour ainsi dire, absolutisent le rôle ou le thème de la visibilité dans ces romans, au détriment de la sonorité, par exemple.
[3]) GENETTE, G. : Vertige fixé. In : Figures I. Paris : Seuil, 1966, pp. 69-90.
[4]) HRABAL, B. : Moi qui ai servi le roi d’Angleterre. Traduction de M. Braud. Paris : Laffont, 1989, p. 94. C’est moi qui souligne.
[5]) Ibid., p. 104. C’est moi qui souligne.
[6]) ALTHUSSER, L. : Idéologie et appareils idéologiques d’État. In : Positions. Paris : Éditions sociales, 1976, p. 127.
[7]) HRABAL, B. : Op. cit., p. 234. Dans le texte tchèque, pourtant, on lit les mots suivants : « Ale já už býti viděn v lidských očích a dostat pochvalu, to všechno už ode mě odešlo. » Il s’agit d’une anacoluthe typiquement hrabalienne qui, très littéralement traduite, peut être rendue de manière suivante : « Mais moi, être vu dans les yeux humains et recevoir les félicitations, tout ceci est parti loin de moi. » La référence aux yeux et au regard a étrangement disparu de la traduction française.
[8]) Car chez Lacan, pour des raisons qui ne nous concernent pas directement ici, le moi et le sujet ne sont pas une seule et même chose.
[9]) Cf. LACAN, J. : Le stade du miroir. In : Écrits I. Paris : Seuil, 1999, pp. 92-99.
[10]) WINNICOTT, D. : Jeu et réalité. Traduit par C. Monod et J.-B. Pontalis. Paris : Gallimard, 1975.
[11]) “John walked into the bedroom, walked around, and walked out”. BARON-COHEN, S. : Mindblindness. An Essay on Autism and Theory of Mind. Cambridge/London : The MIT Press, 1997, p. 1.
[12]) Peut-être la lecture – sans doute quelque peu personnelle – que Robbe-Grillet a fait de l’article de Sartre, s’intitulant « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », y est pour quelque chose. En interprétant la « découverte » husserlienne de l’intentionnalité, Sartre souligne précisément la capacité de la conscience de s’éclater vers le monde, la capacité qu’il oppose à la « philosophie alimentaire », selon laquelle « connaître, c’est manger », à savoir rendre intérieur les données de la perception. Selon Sartre, « Husserl a réinstallé l’horreur et le charme dans les choses » (SARTRE, J.-P. : Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité. Disponible sur le site http://jpsartre.free.fr/Husserl.html). Le procédé robbe-grilletien peut, au moins dans une certaine mesure, être lu comme le prolongement de l’interprétation – d’ailleurs discutable – sartrienne de Husserl.
[13]) GENETTE, G. : Op. cit., p. 78.
[14]) Genette a, en fait, parlé d’un « sujet vide » qu’il considère comme un corrélat de la dominance des choses dans les textes de Robbe-Grillet. Bruce Morissette, de son côté, a qualifié le narrateur de La Jalousie comme un « je-néant ». Cf. MORISETTE, B. : The Novels of Robbe-Grillet. Ithaca : Cornell University Press, 1975, p. 114.
[15]) Il serait extrêmement intéressant de comparer le délire interprétatif, dicté par la jalousie, chez Proust et Robbe-Grillet. Même vers la fin de La Jalousie, où le psychisme du mari évidemment envahit la « réalité », on ne trouve aucun indice verbal qui signalerait une intériorité quelconque. Pourtant, le sentiment d’une paranoïa n’en est pas moins intense.
[16]) Pour une brillante analyse du discours indirect libre du point de vue phénoménologique, voir CHRÉTIEN, J.-L. : La conscience et le roman II. La conscience à mi-voix. Paris : Minuit, 2011.
[17]) ROBBE-GRILLET, A. : La Jalousie. Paris : Minuit, 2012, p. 11.
[18]) Cf., par exemple, les « spéculations » vers la fin du roman : « La chambre est maintenant comme vide. A… peut avoir ouvert sans bruit la porte du couloir et être sortie de la pièce ; mais il demeure plus probable qu’elle s’y trouve toujours, hors du champ de vision, dans la zone blanche comprise entre cette porte, la grande armoire et le coin de la table où un rond de feutre constitue le dernier objet visible ». ROBBE-GRILLET, A. : Op. cit., pp. 147-148.
[19]) C’est cette transposition du sentiment dans le monde extérieur qui souligne son caractère quasi psychotique et hallucinatoire.