The « nuital » moment, the aestetic art and the method of the sublime
Is it possible to go back to one moment when visible and invisible wouldn’t be separated? Unlike the night’s moment which happens between the twilight of evening and the twilight of morning, the « nuital » appears in the glare of night, but also in the dazzling light. Not assigned to a pace of time, the nuital wakes up the idea of destiny. We stop suddently flickering, attentive with its furtive obviousness and watching the stages of its passage. Something is there at stake or not? The feeling of our membership in the world is in any case intimately modified. I would like to show, by contemplating Christian Gardair’s pictural work, how the aesthetic act and the method of sublime make both possible an access to the nuital, while opening to major interrogations.
Keywords · aesthetic act, sublime, night / nuital, painting, Christian Gardair
Ce qui se présente dans l’intervalle entre le crépuscule du soir et le crépuscule du matin appartient au nocturne. Le nuital, lui, se manifeste dans l’éclat de la nuit, mais aussi dans la lumière qui éblouit : celle d’un projectile qui vient frapper nos yeux ou d’un voile qui brouille la vision, fût-ce en période solaire. Non assigné à un espace-temps, le nuital éveille l’idée du destin. Nous cessons soudain de vibrionner, attentifs à sa furtive évidence, et guettons les étapes de son passage dans un recueillement inédit. Enjeu ou perte d’enjeu ? Le sentiment de notre appartenance au monde s’en trouve en tout cas intimement modifié.
Nous nous immergeons dans un monde confus au sens étymologique du terme, c’est-à-dire, emmêlé, non articulé en formes stables. La pensée claire et distincte semble perdre une partie de ses droits. Nous ne pouvons d’abord en appeler qu’à la poésie, dont la mission est précisément de « confondre » les choses, de les fondre ensemble, selon le Tasse, en mêlant leurs significations[1]. Mieux que la philosophie, la poésie aspire au natal, descend aux enfers, reconnaît les blessures, trouve des baumes… Elle a l’empan du sublime, dans la mesure où, tout comme Eris, chez Homère, elle s’étend des profondeurs de l’Enfer aux cimes de l’Olympe.
Guidés par la poésie, cherchons donc la nuit dans la nuit, la nuit derrière la nuit. Plaçons-nous avant la séparation de l’invisible et du visible et réinventons leur union sauvegardée. Dans un poème dédié au peintre Christian Gardair, paysageur de la nuit[2], j’ai essayé de témoigner du vacillement de tout notre être sous l’emprise du nuital. Voilà qui diffère profondément de l’évasion dans un ailleurs, cependant que la prise de conscience d’un passage fulgurant se distingue du sentiment d’une quelconque donation. La déchirure devient intime.
L’instant nuital
Derrière la nuit, il y a autre chose
De plus sauvage, d’inattendu, de décisif :
Le nuital.
Où allons-nous ? Qui sommes-nous ?
Je suis « nous », « ils », ou plutôt « on ».
Nos corps sont si peu à nous ;
Le cœur qu’on se suppose n’est pas le cœur qu’on a.
Point de possession, point de privilège pour le lutin du « je ».
« On » répudie le service de la mauvaise foi.
Abri contre celui
Qui croit s’atteindre, se reconnaître, agir en propre :
« On » gouverne le nuital.
La durée alors perd consistance, se troue, s’effiloche :
Des pics surgissent, instants non reproductibles,
Existentiellement perdus, centres de triage ; mais qui trie ?
« Je » n’a plus d’âge, de sexe, de passé.
Flottement, données abolies,
Déprise, avant-goût de la mort.
Les ombres s’entremêlent
Plus de bras, de jambes, de tête. Je me fonds lentement :
La nuit me prend.
J’échappe à l’heure, j’échappe au lieu.
Les idées vaquent, les images filent.
Des liens sans fin…
De rives en rives, je suis mon ombre : presque plus rien.
L’obscurité bruisse, les couleurs résonnent,
Les souvenirs se mêlent,
L’immémorial surgit.
Qu’en est-il de ta vie, de la vie ?
Instant nuital.
La nuit s’avance, traverse notre peau et s’instille au plus profond de nous. Ce n’est pas un simple manteau qui couvre les êtres : c’est une présence qui les envoûte, modifie leur respiration, leur pression sanguine… Derrière la nuit, il y a autre chose : de plus sauvage, d’appartenant aux strates les plus anciennes du cosmos et de l’humanité ; d’inattendu et d’inanticipable ; d’inexplicablement décisif et de peut-être fondamentalement enthousiasmant.
Tout ce qui nous enthousiasme, la couleur de la nuit ne le porte-t-elle pas ?
Trägt nicht alles was uns begeistert die Farbe der Nacht?[3]
Il est remarquable que Novalis lie l’enthousiasme aux flux colorés infinis de la nuit. Partout des éclats ; la nuit brille de fines paillettes et multiplie les fractions nitescentes ; elle profile dans le cosmos ses verrières bleu de Saint-Chapelle et rougeoie d’ardeur vive.
Mieux, selon Novalis, « la couleur de la nuit » nous pénètre du sentiment du divin et nous porte maternellement en son sein. L’écrivain marque soudain une pause dans le déroulement son hymne : il s’adresse à moi, personnellement et me tutoie pour me convaincre que la nuit m’enserre dans ses bras invisibles, allumant mystérieusement un feu qui me devient propre.
Tu te fuirais (verflögst) en toi-même – dans l’espace infini tu te liquéfierais, si elle ne te retenait pas, ne t’enchaînait pas, pour t’échauffer et te faire engendrer le monde, en jetant des flammes (flammend).[4]
La nuit forme un cercle de couleurs qui m’empêche de me dissoudre ; elle n’est ni le sujet, ni l’espace infini, mais une arche dont le feu multicolore m’anime et me rend co-créateur d’un monde flamboyant. Foyer de sensations innombrables, actuelles et possibles, et recours puissant contre la dissolution. La nuit fait monde ; elle introduit sa logique propre qui est une logique du vivant, une logique poiétique, heuristique.
Du hast […] mir zum Leben verkündet – mich zum Menschen gemacht.
Tu m’as annoncé à la vie – tu m’as fait homme.
Est-il, cependant, sûr, que cette nuit romantique et humanisante de Novalis soit la nôtre ? Nous sommes plus hésitants, plus tâtonnants, même si nos problèmes restent toujours les mêmes ? De quoi la nuit nous instruit-elle ? En quoi nous humanise-t-elle ? Qu’est-ce que le « nuital » nous permet de comprendre à la suite des jours » ? Sans aller jusqu’à rechercher avec Baudelaire « le vide, et le noir, et le nu »[5], nous sentons l’égarement qui nous guette. « Où allons-nous ? Qui sommes-nous ? »
La première strophe du poème insiste sur la dépersonnalisation causée par l’appréhension d’une rencontre aléatoire. Face aux interrogations que suscite la nuit – celles du sens, de la direction, de l’enjeu – surgit la solidarité problématique d’un « nous » propre à une collectivité passagère, embarquée dans des ténèbres qu’elle ignore et qui l’ignorent. Mais ce « nous » se défait rapidement dans un « on » anonyme, où tout s’embrouille. Il en va ainsi dans l’espace du rêve où les prises se dérobent, où le « je » n’a plus cours, où toute puissance de locomotion, de volonté, d’individuation se perd. Mon corps se désinsère de l’espace commun, pour se soumettre à des puissances étrangères. Jamais il n’est moins « moi » que lorsque qu’il se livre au sommeil et aux songes. L’ego, qui se voulait « comme maître et possesseur » de la nature a disparu.
« Le cœur qu’on se suppose n’est pas le cœur qu’on a » : voilà la vraie formule de l’inconscient. Ce ne sont pas seulement nos idées qui nous échappent, mais nos sentiments. Il est bien curieux que cet alexandrin ait été glissé par Diderot à la fin d’un de ses textes le plus éblouissants et les plus travaillés, publiés de façon posthume : Le Paradoxe sur le comédien. Mes sentiments et leur conscience, cela fait deux. Méfions-nous donc des attributions erronées dans la comédie à laquelle nous sommes acculés. Un lutin virevolte, sans savoir qui il est, ni ce qui lui appartient. Peut-être faut-il alors reconnaître les mérites du « On ». L’impersonnel ne signe plus la mauvaise foi, comme dans les belles analyses de Heidegger : il indique seulement ma dissolution. « On » gouverne le nuital ; une puissance anonyme tient la barre.
Tous les repères spatio-temporels sont perdus, rappelle la seconde strophe. La discontinuité est radicale. Des trous, des déchirures paraissent. La répétition devient impossible, la mémoire s’effondre. Dans cette errance, des centres de triage surgissent pourtant : « je » est ré-aiguillé à son insu. Un éveil se produit. Mais son histoire a fui : âge, sexe, passé. La vie continue au-delà du vivant, la mort ressemble à l’abandon, les ombres envahissent tout : « la nuit me prend ». L’instant nuital serait-il l’avant-goût de la mort, son apprentissage ? La vie en tout cas s’érode, la conscience se soustrait à elle-même : on coule sans résistance.
La dernière strophe indique alors un éventuel gain : l’accès à l’immémorial. Ne plus sentir la pression de l’ici et du maintenant, accéder à un scénario moins contingent, nouer des liens moins éphémères, me comprendre comme simple « ombre ». De nouveau le flux des couleurs devient essentiel, exalté par l’obscurité ; et les souvenirs fusionnent. Quelque chose d’essentiel risque de se découvrir, est possiblement, peut être et est « peut-être ». L’instant nuital surgit, plus profond que la nuit, condition de la nuit. La condensation poétique, l’expression artistique, prime : il faut d’abord rester en elle pour avancer philosophiquement.
L’acte esthétique et la nuit
La grande force de la poésie est d’induire au recueillement, à la conscience de la déchirure, au sentiment de l’imminence d’une fusion, d’une confusion. Elle favorise l’accomplissement d’« actes esthétiques » en nous communiquant une nouvelle énergie et en nous servant de guide vers ce quelque chose « de plus sauvage, d’inattendu, de décisif » qui est « derrière la nuit » et, encore bien davantage, derrière l’ordre policé des jours.
La peinture joue, elle aussi, remarquablement ce rôle, mais l’erreur la plus commune est de croire qu’elle se révèle au simple regard. J’ai été quelquefois troublée de ne pas reconnaître un tableau – non-figuratif – que j’avais longuement considéré auparavant ; et je me suis sentie alors bien obligée de faire le départ entre mon mode d’investissement du tableau et l’apparence qu’il revêtait. Il fallait comprendre que les modes d’entrée dans une toile sont parfois d’une telle diversité que, selon le chemin qu’on adopte, tel ou tel aspect prend le dessus et efface le reste.
Force est, en outre, de reconnaître qu’il y a des œuvres non reproductibles. Tel est le cas des derniers Gardair : chacun de ses tableaux semble un « passeur » spécifique vers le « nuital », mais son aspect général ne cesse de changer à travers la fulguration ininterrompue de ses nitescences.
Où donc est le tableau ? Où donc est le poème ? Plus on y réfléchit, plus on s’étonne des champs de forces qui se créent entre l’œuvre et l’acteur esthétique. C’est qu’il y a une originalité irréductible de la conscience non théorique, de la conscience non thétique. Ce qui se passe n’a rien à voir avec un enthousiasme à vide, ni avec un refus a priori de la représentation, ni avec une fuite dans l’irrationnel. C’est, bien au contraire, un véritable travail, un travail proprement esthétique, qui s’engage, avec une remontée possible au temps d’avant la scission du rationnel et de l’irrationnel.
Maintenant, bien sûr, pareil type de travail ne saurait se développer sans une décision, plus ou moins mythique, par laquelle je m’expose à l’altérité, l’approfondis et la retravaille. Il s’agit de laisser la chose résonner, pour donner à la présence toutes ses chances, en acceptant qu’elle puisse l’emporter au moins un temps sur des significations prédéterminées. Les signifiants émergent alors et voyagent à leur guise, selon leur matérialité et leurs voies propres. Et dans les meilleurs cas, l’effort ascétique pour s’autoconstituer en plaque sensible conduit à l’assomption d’un souffle ou d’une énergie, sous l’effet d’un véritable transfert.
De la sorte, l’acte esthétique constitue le point de jonction, l’articulation toujours à repenser, entre la théorie et la pratique : il permet l’efficience d’une pratique, lui donne son caractère serré, « tenu », là même où elle semble flotter ; et c’est la véritable pierre de touche de la théorie, ce qui lui assure sa portée civilisationnelle, esthético-morale ou « esth-éthique »[6].
Or, l’acte esthétique prend toute sa profondeur dans l’appréhension du nuital, par-delà les oppositions figées entre aveugle et voyant, jour et nuit, peinture et musique, figurativité et non figurativité, physique et métaphysique. De fait, si l’on remonte de la nuit à son opération (le Fiat de la Nox pictrix), on peut énoncer cinq axiomes :
1) La nuit ne fait pas de nous des aveugles. La nuit n’est pas les ténèbres et parler de nuit noire n’a rien de pléonastique, puisque celle-ci n’est qu’une espèce parmi d’autres du genre « nuit ». Le propre de la nuit est de faire jaillir la lumière avec une intensité accrue sur un fond noir qui absorbe les rayonnements et n’en réfléchit aucun. Elle ouvre une vision marginale, invente un chromatisme inédit et favorise, par les rêves et les fantasmes, une véritable « voyance » intérieure et imaginative.
2) La nuit n’est pas l’inverse contradictoire du jour. La nuit et le jour ne s’opposent pas comme de simples entités logiques, l’une excluant l’autre selon le principe de contradiction : ce sont des puissances réelles en perpétuelle rivalité, se soustrayant, mais le plus souvent se composant de diverses manières. Non contente de modifier les conditions d’exercice de notre vision, la nuit pénètre à l’intérieur de nous et nous fait ainsi tressaillir et vibrer de concert avec elle.
3) La nuit rend davantage sensible les résonances. Êtres et choses ne se réduisent plus à leurs apparences, mais prennent une vie propre, mêlant leurs souffles et échangeant leurs énergies. Les images et les sons s’appellent, se répondent et s’unissent.
4) La nuit n’occupe pas une position anecdotique dans la peinture, mais renverse l’idée du « tableau » et rapatrie ce qui est localement vu dans l’immensité qui l’englobe. Une autre histoire de la peinture est possible à partir d’elle : une histoire délivrée du souci premier de la figurativité et de la perspective.
5) La nuit nous rend spontanément métaphysiciens en s’imposant paradoxalement à la fois comme principe de réalité et comme principe de fiction : présence tactile qui nous pénètre et présence fantastique qui déploie songes et illusions. Pourvoyeuse d’espaces, la nuit se déplace entre les extrêmes du ciel et des enfers, du perceptible et de l’imperceptible. Accepter alors de nous y perdre et d’aller à sa rencontre, c’est aussi tenter d’assumer notre destinée, individuelle et collective.
De ces cinq manières, la nuit supprime les oppositions figées et nous apprend à accomplir des actes esthétiques, en utilisant d’autres truchements que le regard pour entrer en contact avec elle. Ainsi la voie de la nuit et la voie des actes esthétiques ne commencent-elles pas par des idées claires et distinctes, mais ne s’y opposent-elles pas non plus stérilement comme à des inverses contradictoires. Les contraires s’unissent, les résonances se multiplient, l’abstrait se joint au concret et les questions métaphysiques reprennent leur radicalité.
La méthode du sublime
Si l’acte esthétique consiste à se transformer en plaque sensible pour laisser un paysage, une œuvre, un acte, développer ses effets à travers nous, par une opération semblable à celle de la nuit, lorsqu’elle s’immisce dans les profondeurs de notre être, reste à savoir comment et pourquoi on se laisse impressionner et conduire par certains signifiants plutôt que par d’autres. C’est là qu’importe ce que j’appelle « la méthode du sublime » qui passe par le changement de coordonnées et l’assomption du risque de se perdre.
Le véritable choix consiste à faire du sublime un principe d’orientation de la pensée, en tenant compte, néanmoins, de sa profonde vulnérabilité : le sublime sombre pour un rien, car sa structure est celle du risque. S’il apparaît parfois aux antipodes du beau inédit qu’il aurait vocation à promouvoir, c’est qu’il refuse de suivre les normes en cours et s’expose de lui-même à des risques qui concernent davantage, selon les cas, ses « véhicules », ses effets ou ses principes.
En osant la grandeur, le sublime glisse dans l’informe et risque d’égarer ; en allant jusqu’à la laideur, il exhibe l’envers caché et déplaît ; en se hasardant dans l’obscurité, il brouille les repères et tend à aveugler. Chaque fois, l’expérience du sublime commence par une perte : perte de forme, d’agrément, de visibilité. Mais cette perte est susceptible d’ouvrir de nouveaux horizons : elle permet l’entre-vision d’un nouveau principe d’évaluation, de jouissance ou d’énergie. Pour que ce principe puisse, cependant, apparaître, il faut que la grandeur ne soit pas seulement quantitative, que la jouissance ne relève pas seulement de l’agrément ou du plaisir, que l’énergie communiquée ne passe pas seulement par des idées claires.
De fait, le sublime travaille d’abord avec le terrible et tente de l’élaborer artistiquement: il ose briser la communication et enlever son aisance à la relation, en révélant un principe qui ne persuade pas, mais suscite l’enthousiasme raisonné, l’étonnement ou le respect. Mieux : il lui arrive de contester l’ordre et l’harmonie, en révélant un pouvoir d’un nouveau type ; il met souvent en jeu l’intégrité du moi en consentant aux souffrances de la passion et va jusqu’à déborder la raison pratique, en se montrant par-delà le bien et le mal.
Qu’implique alors concrètement le choix de la méthode du sublime ? C’est d’abord la prise de conscience de notre existence de funambule, cherchant sur une corde raide un équilibre impossible à trouver et s’exposant au risque incessant de la chute. C’est ensuite le refus de réduire l’œuvre au pur et simple pouvoir de plaire immédiatement : il faut aller au-delà du beau qui n’est que beau. C’est enfin l’absence de tout « jugement » imputant des défauts ou des erreurs à l’œuvre. Car voilà qui équivaut soit à lui attribuer des intentions qui ne sont pas nécessairement les siennes, soit à réduire l’art à une simple prouesse technique ; ce qui arrive avec le kitsch, dont certaines réussites font oublier l’indigence de pensée.
Pour qui cherche à considérer l’art sous son aspect le plus profondément humanisant ou sur-humanisant, deux formules de Longin constituent des viatiques indispensables et fondent à mes yeux la méthode du sublime. La première consiste à substituer la critique selon les beautés à la critique selon les erreurs[7] et la seconde à utiliser non pas l’art, mais le sublime lui-même – ou sa prodigieuse force de pensée – pour dissimuler la technique et lutter contre la défiance que suscitent inévitablement les artifices rhétoriques[8]. Ainsi le sublime acquiert-il le pouvoir de reconfigurer notre monde.
Disons que le paradoxe du sublime tient à son empan extraordinaire. Il joint les extrêmes du viscéral et de l’optique, combine l’apparition et le retrait, répond aux besoins les plus physiologiques et les plus moraux, côtoie les gouffres de l’atroce et du grotesque et réussit à percer là où l’horreur aurait dû triompher. Mais il reste fugitif et instable. Comment donc le retenir ?
Rareté du sublime : la répétition et son enjeu
Le sublime est rare : il exige qu’on sache le discerner au moment où il « passe » et passe seulement. Car il « va rapidement », « se fait éventuellement admettre » et « disparaît ». Vitesse, ouverture, évanescence, telles sont ses trois caractéristiques. « Nous ne sommes pas compris, nous sommes admis », note Delacroix dans son Journal. Mais une certaine « passe » demeure pourtant possible. L’artiste peut être saisi par le kairos du sublime, l’acteur esthétique aussi.
Point de sublime sans appréhension du kairos, du joint propice, de l’instant et du lieu favorables. Rappelons que Kairos, le dernier fils de Zeus, était présenté par les Grecs comme un athlète à la course, la chevelure abondante par devant et le crâne rasé à l’arrière, portant à la fois une balance et un rasoir à lame hémicyclique[9]. Il faut lutter de vitesse avec lui, le prendre par la ruse, l’attraper par les cheveux.
Si le sublime ne fait que passer, il trouve pourtant chez certains « passeurs » un terreau privilégié et des signifiants d’élection qui lui assurent une productivité infinie. Aussi bien le sublime doit-il servir de principe à la critique d’art, tout en s’élevant au-dessus d’elle par ses exigences qui la surplombent. Non, l’art ne doit pas être un simple divertissement, qui permet de détourner les yeux loin des choses graves et difficiles. Il répond à un besoin moral essentiel. Qu’est-ce donc qui, dans une œuvre ou dans un acte, m’émeut, me fait penser, m’inspire ? Qu’est-ce qui me pousse à porter crédit à tel artiste, à tel homme ? Pourquoi ce qu’il dit, ce qu’il réalise, me touche-t-il au plus vif ?
Revenons sous pareille incidence à Christian Gardair qui se présente d’abord et avant tout comme un « artisan », sensible à des gestes essentiels, tels que, dans sa jeunesse, s’approcher des ceps de vignes, couper le raisin, remplir le bassiau, appeler le porteur de halles, rouler les charrettes vers le chai… Tous ces « microgestes », on les voit reparaître sans relâche dans sa peinture, dont le « pointillisme » évoque une partition musicale.
Mais pourquoi cette reprise inlassable ? Une chose gagne-t-elle à être répétée ? « Il appartient à la jeunesse d’espérer, à la jeunesse de se ressouvenir, mais il faut du courage pour vouloir la répétition », écrit Kierkegaard[10]. Et encore : « L’espérance est un fruit tentateur, la réminiscence un misérable viatique, l’une et l’autre incapables de rassasier ; mais la répétition est un pain quotidien qui rassasie à bénédiction ».
Comment expliquer que ce courage de la répétition assumée, voulue de part en part, échappe si souvent aux spectateurs qui n’y voient que l’application mécanique d’une formule et une recherche stéréotypée ? C’est qu’ils n’ont pas réfléchi à la fulguration possible du sublime par le truchement obstiné de la répétition et qu’ils sont plus sensibles à la représentation qu’à l’acte. Or, Gardair ne peint pas des choses dans l’espace, avec leurs constantes de formes, de grandeur, d’existence : il s’adresse à nos sens internes et leur communique des vibrations. Le mode opératoire de ses tableaux est toujours à mi-chemin entre le visible et l’invisible. Aussi faut-il nous battre sur deux fronts et ne céder ni à l’espoir du rationnel et de l’effable, ni à la fuite dans l’irrationnel et l’ineffable. Répéter, c’est d’abord se tenir prêt. Pour l’acteur esthétique, comme pour l’artiste.
Tissage, musique concrète et mécanique ondulatoire
Dans mon livre, Les Marges de la nuit – Pour une autre histoire de la peinture, j’avais insisté sur au moins cinq techniques que le peintre, disciple de la nuit, emprunte plus ou moins systématiquement à « la nuit, peintre » (nox pictrix, notte pittrice) : le resserrement des emplacements, l’uniformisation des transparences, l’exaltation des couleurs primaires, le renforcement de l’expressivité, l’instauration d’un rythme continu.
Dans ce dernier cas, entrer en émulation avec la nuit ne consiste pas seulement à échanger la lumière unique du jour contre les fractions lumineuses de la nuit – ses écailles colorées ; elle consiste à laisser la nuit « se paysager » elle-même, à montrer comment les éléments les plus dynamiques s’égalisent et s’homogénéisent, de manière à former un continuum spatial où les scintillements se multiplient, en se succédant à intervalles déterminés. Laisser grossir et danser les grains de lumière, c’est aussi leur permettre de former eux-mêmes leur trame et leur chaîne immatérielles.
Christian Gardair ne retrouve pas seulement le tissage propre à la nuit, mais ses sonorités propres. Tout comme la musique concrète recherche son matériau à même les corps naturels et prétend sauvegarder leur richesse empirique, Gardair prend en compte l’infinie diversité des éléments et refuse de leur appliquer un principe d’organisation qui leur serait extérieur. Le rythme naît des courants qui s’organisent. Des points colorés affluent des profondeurs, insistent ou, au contraire, se dérobent. Le fond remonte à la surface et celle-ci se met à bouger lentement. Répétition et ondulation deviennent alors compatibles.
On songe devant cette peinture à la mécanique ondulatoire qui combine la théorie corpusculaire, si féconde dans le domaine de la physique optique, avec la théorie ondulatoire qui seule permet de comprendre les phénomènes périodiques. L’onde n’est, certes, qu’une réalité mathématique : c’est une « onde de probabilité », mais elle a une structure corpusculaire. Et, inversement, tout corpuscule doit bien avoir des propriétés ondulatoires, de sorte qu’il faut reconnaître une analogie entre la matière et la lumière.
Gardair réussit ce tour de force de peindre le lien entre le corpuscule et l’onde, le visible et l’invisible, le physique et le mathématique. Il y a du réel entre les êtres et les choses – ce que Leibniz appelait le vinculum substantiale. Imaginons que Dieu assure lui-même la liaison effective entre les monades, en la surimposant à leur liaison idéale : il respecterait leurs spontanéités et créerait une chambre d’échos (Echo reddens)[11].
Nul doute que Gardair n’ait atteint l’acmé de sa peinture dans ses dernières toiles, peintes à l’acrylique et non plus à l’huile. Mais cette peinture est difficile, dans la mesure où elle se donne comme un continuum coloré, parfaitement plan, dépourvu de déchirures, de plis et de saillies, et qu’elle se tient, comme nous l’avons dit, à l’extrême limite qui sépare l’invisible du visible : on perd beaucoup à vouloir la reproduire et se trouve inévitablement confronté à l’énigme de l’inphotographiable.
L’énigme de l’inphotographiable : le réel et sa faille
Comment se fait-il que la résurrection du nuital puisse se produire sur une toile de Gardair et n’avoir aucunement lieu sur sa photographie – du moins jusqu’à aujourd’hui ? Tentons d’approfondir cette énigme dans trois directions : la différence entre tableau et image, la question propre du peintre et, enfin, le statut du réel, son absence de « con-sistance », sa « dé-sistance », si l’on peut dire.
D’abord, le tableau n’est pas une simple image de la nuit, mais une manière de surprendre la profondeur de son faire. Si la nuit est la figure originaire de l’artiste, le tableau constitue une mise en question de la vision picturale par des moyens qui lui sont empruntés : c’est moins une image qu’un « morceau de nuit » ou plutôt un « jet de nuit », par lequel se trouve relativisée toute orthographie du voir.
Ensuite, ce qui nous saisit dans ce « jet » si original et travaillé, c’est peut-être d’abord la manière avec laquelle l’artiste se débrouille avec son désir, recherche le désirable au-delà du désiré, et entre, pour ce faire, en contact avec le visible et l’invisible, mais aussi avec leur au-delà. Comme si l’interrogation sur les fondements de la peinture présidait nécessairement à son développement.
Qu’en est-il alors du réel ? Disons, enfin, qu’instruits par la mécanique ondulatoire de la parenté de la matière et de la lumière, nous comprenons que le sublime est un problème de vitesse et que le réel ne doit pas être conçu sur le mode du plein, mais à la manière d’une faille, d’une expansion, d’un vertige. Le problème, dès lors, n’est plus de goûter immédiatement un tableau, tel un consommateur impatient, mais d’entrer en lui, de lui permettre de vivre, de l’accueillir. Laissons donc les notes profondes et légères du piano-forte s’unir aux fractions de nitescence pour que la splendeur du nuital miroite à de grandes profondeurs de notre être.
Bibliographie
BAUDELAIRE, Ch. : Les Fleurs du mal, LXXIX, Obsession. In : œuvres complètes (éd. Y.-G Le Dantec, revue par C. Pichois). Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1961.
BELAVAL Y. : Leibniz critique de Descartes, Paris, Gallimard 1960.
BOEHM, A. : Le vinculum substantiale chez Leibniz, 1938.
KIERKEGAARD, S. : La répétition, 1843 (trad. Paul-Henri Tisseau, revue par Else-Marie Jacquet-Tisseau). In : œuvres complètes, tome V, éd. de l’Orante, 1972.
LEBÈGUE, H. : Longin, Du Sublime, texte et traduction. Paris : Les Belles Lettres, 1939.
LEIBNIZ, G. W.: Lettre à des Bosses, 19 août 1715. In : Die philosophischen Scriften. Berlin, 1869, Olms 1965, tome II.
LE TASSE : Discours de l’art poétique, Discours du poème héroïque. Introduction de Françoise Graziani. Paris : Aubier, 1997.
NOVALIS : Hymnes à la nuit, IV. Edition de Geneviève Bianquis. Aubier-Montaigne, coll. bilingue, 1943.
PIGEAUD, J. : Longin, Du sublime. Paris : Petite Bibliothèque Rivages, 1991.
SAINT GIRONS, B. : Les marges de la nuit – Pour une autre histoire de la peinture. Paris : L’Amateur, 2006.
SAINT GIRONS, B. : L’acte esthétique. Paris : Klincksieck, 2008.
Baldine Saint Girons
Institut Universitaire de France
Université de Paris Ouest Nanterre la Défense
200, Avenue de la République, 92001 Nanterre
bsaintgirons@gmail.com
[1]) Voir, en particulier, LE TASSE : Discours de l’art poétique, Discours du poème héroïque. Introduction de Françoise Graziani. Paris : Aubier, 1997.
[2]) Outre mon poème, je reprends ici une grande partie de l’improvisation, faite en sym-phonie avec Jean Bauer le 12 septembre 2014 à Bordeaux. Ce grand musicien m’a fait l’honneur de soutenir mon propos au piano-forte, à l’occasion de deux expositions de Christian Gardair : Nocturnes de la Galerie Le Troisième œil et Murmures de papier de l’hôtel J. J. BOSC. Je devais jouer le rôle de ténor, m’a-t-il suggéré, et lui de contre-ténor.
[3]) NOVALIS : Hymnes à la nuit, IV (éd. Geneviève Bianquis). Aubier-Montaigne, coll. bilingue, 1943 (trad. modifiée).
[4]) Ibid.
[5]) BAUDELAIRE, Ch. : Les Fleurs du mal, LXXIX, Obsession. In : œuvres complètes (éd. Y.-G Le Dantec, revue par C. Pichois). Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 71.
[6]) Cf. SAINT GIRONS, B. : L’acte esthétique. Paris : Klincksieck, 2008.
[7]) LONGIN : Du sublime, XXXIII, 2, 3.
[8]) LONGIN : Du sublime, XVII, 2.
[9]) Un bas-relief du Musée archéologique de Turin est la copie de l’original de Lysippe.
[10]) KIERKEGAARD, S. : La répétition, 1843 (trad. Paul-Henri Tisseau, revue par Else-Marie Jacquet-Tisseau). In : œuvres complètes, tome V, éd. de l’Orante, 1972, p. 4.
[11]) LEIBNIZ, G. W.: Lettre à des Bosses, 19 août 1715. In : Die philosophischen Scriften. Berlin, 1869, Olms 1965, tome II, p. 503. Voir BELAVAL, Y. : Leibniz critique de Descartes. Paris : Gallimard 1960, p. 443 ; et BOEHM, A. : Le vinculum substantiale chez Leibniz, 1938.