L’imaginaire du rêve : entre surprise et répétition


Popa, D.: L’imaginaire du rêve : entre surprise et répétition. In: Ostium, roč. 12, 2016, č. 3.


The Imaginary of Dream: Between Surprise and Repetition
Why do we dream? What is the relation between dreaming and being aware? Following Walter Benjamin’s and Maria Zambrano’s approach, the paper will focus on an analysis of dream that takes some distance from the phenomenological description made by some of the most known Husserl’s followers, such as Fink, Merleau-Ponty and Sartre. While the phenomenological description investigates the dreaming experience proceeding from the state of being awake and aware, our analysis will look at the latter from the point of view opened by the state we are in when we are dreaming. This perspective brings out some new questions about the importance of dreams in the present-past connexion and about the relation between dream and history.

Keywords: dream, imagination, repetition, past, habit, reality

 Si la vie est un songe,
c’est un songe qui exige l’éveil.[1]

Introduction : surprise, répétition et expérience imageante
Je me propose d’analyser dans ce qui suit l’imaginaire des rêves, en visant deux formes particulières de notre expérience temporelle qui sont à la fois corrélatives et opposées : la surprise et la répétition. Afin de fixer les repères de l’analyse qui sera la mienne dans ce qui suit, plusieurs précisions méthodologiques s’imposent. La première précision méthodologique concerne ce qu’il convient d’entendre par surprise et par répétition et la façon dont se met en place leur rapport. La surprise marque une interruption de la trame temporelle qui a cours dans l’expérience ordinaire, solidaire de ce que Henri Maldiney a appelé, en se référant à la phénoménologie de Husserl, un « reflux de l’intentionnalité »[2]. Dès lors, plutôt que de déterminer le sens de la réalité de l’expérience à partir des visées noétiques, il s’agit de retourner leur mouvement de saisie sur lui-même, de manière à provoquer une réflexivité inédite, mobilisant le soi en réponse à son milieu. Contrariant le sens noétique, ce « reflux » fait advenir au sein de l’économie de la connaissance un sens phénoménal qui, loin d’annuler tout simplement le sens intentionnel, lui permet de se modifier et de se renouveler[3].

Au niveau des analyses intentionnelles d’inspiration husserlienne, la sur-prise est ce qui vient contrer la prise intentionnelle dans laquelle nous nous sommes engagés spontanément, pour en changer la direction et pour en réorienter le sens. Si la visée intentionnelle est définie par Husserl dans les Recherches logiques comme un excédent ou un surplus (Uebershuss)[4] que la conscience ajoute à la sensation pour que l’expérience fasse sens pour nous, la surprise représente plutôt un excédent de l’expérience sur la vie de la conscience qui l’oblige à réformer le sens de ses actes intentionnels. Nous sommes surpris lorsque nous sommes amenés à revoir notre façon de viser telle ou telle chose, lorsque, obéissant à une impulsion extérieure à l’organisation de notre pensée, nous sommes poussés à changer notre façon de voir et d’agir. Le mouvement qui prend les visées de la conscience à rebours confère à l’intentionnalité sa réalité, par-delà sa polarisation dans un objet, voire contre cette polarisation. C’est la raison pour laquelle, en invoquant la surprise, nous y rattacherons un rapport à la réalité qui n’est pas objectivant.

Quant à la répétition, elle est à comprendre comme l’opération qui nous permet de revenir sur les acquis de notre expérience, d’y reconnaître des éléments familiers et d’y consolider des habitudes. Grâce à elle, nous pouvons fixer des sens qui durent et habiter un monde qui jouit d’une stabilité au moins relative. À suivre Husserl, la répétition permet également d’ancrer les idéalités dans l’expérience, fondant ainsi ce que Husserl appelle les synthèses de l’identité[5], noyau fondamental des visées intentionnelles objectivantes. Ce qui signifie que, pour qu’il y ait des objets pour nous et pour qu’il y ait une activité de la conscience objective, il faut que nous ayons la capacité de poser des corrélats intentionnels comme étant les mêmes pour des visées différentes, et comme pouvant se répéter à travers le temps.

Si la surprise interrompt la trame temporelle en cours, la répétition en fixe les repères, en nous permettant d’y reconnaître ce que Husserl appelait les « objets temporels (Zeitobjekten) »[6] : on pourrait donc penser que ce sont deux gestes opposés de notre conscience temporelle qui se laisse tantôt submerger par une extériorité qui surprend, lui enlevant le pouvoir qu’elle exerce sur son expérience, tantôt guider par des sens qu’elle pose comme répétables, donc reconnaissables et identiques. Cependant, nous verrons que le rêve présente la particularité de réunir ces deux éléments antagonistes de notre expérience temporelle, nous initiant à une répétition qui surprend et à une surprise qui se répète. En quoi consiste la répétition surprenante du rêve ? Ce sera la question directrice de cette étude.

La deuxième précision méthodologique qu’il convient de faire concerne le statut de l’imaginaire onirique, qui exige, pour être saisi dans sa spécificité, une remise en question radicale de la subjectivité qui est censée en être le foyer. Il apparaît ainsi que la conscience imageante (Bildbewusstsein) est un outil problématique pour saisir l’imaginaire du rêve, parce que ce dernier mobilise une forme de subjectivité primaire qui ne présente pas (ou plus) à proprement parler les attributs d’une conscience. Ce qui fait principalement défaut dans les rêves est la pensée objectivante (le cogito qui se rapporte à un cogitatum via un acte spécifique) et le pouvoir pratique qui lui est associé, solidaire de ce que Husserl appelle le « je peux ». Il en résulte que la conscience d’image, qui pose les images comme des objets en rapport auxquels se détermine un certain pouvoir subjectif, ne peut pas se rapporter adéquatement à l’expérience onirique, qui ne s’organise pas en objets et ne semble pas dépendre des pouvoirs de la subjectivité réflexive régie par l’intentionnalité.

C’est la deuxième forme de l’imagination mobilisée par Husserl dans ses descriptions, la phantasia, qui semble plutôt impliquée ici, à condition de lui reconnaître pleinement (ce qui n’est pas toujours le cas) une composante passive, une composante créative et une composante perceptive, sans lesquelles il est impossible de parler de rêve. Chacune de ces composantes de la phantasia concerne de près l’imaginaire onirique :

 — la passivité est, comme Husserl l’a montré, le lieu d’une synthèse de type spécial, la synthèse d’association[7], qui est opérante dans les souterraines de la conscience active, reliant entre eux des sens selon des lois qui ne sont pas celles de l’identité et de l’identification logique, mais plutôt celles de la contiguïté et de la « contamination » topologique ;

— la créativité est ce qui donne à l’imaginaire des rêves son caractère surprenant et troublant, sa radicalité et son merveilleux : en rêve, nous nous découvrons des capacités que nous ne nous connaissions pas, nous débloquons des situations qui apparaissent comme sans issue à la conscience diurne et nous allons jusqu’à inventer des mondes sans commune mesure avec le monde (ou les mondes) que nous habitons ;

— la perception est ce qui donne aux rêves leur concrétude, leur ancrage dans une sensibilité incarnée, exposée et réceptive quant à ce qui lui arrive ; comme Husserl le fait remarquer à un de ses disciples, « Le Je du monde du rêve ne rêve pas, il perçoit »[8].

Il convient de souligner ainsi que la subjectivité onirique n’est pas une subjectivité du survol et de l’abstraction, mais bel et bien une subjectivité qui éprouve effectivement, soumise aux aléas des événements rêvés qui peuvent l’entraîner loin de tout confort, dans des situations extrêmes et douloureuses. Il nous semble ainsi que l’on a tendance à sous-estimer la profondeur de l’onirisme lorsqu’on y voit une expérience facile et désengagée. Mais la remarque de Husserl que nous venons de citer est là pour rappeler également que le rêve ne se constitue comme tel qu’après-coup, dans la lumière que jette sur lui rétrospectivement la conscience éveillée. Cette limitation essentielle qui marque toute approche de l’onirisme ne peut être dépassée que par certains modes d’expression poétiques dont la démarche phénoménologique peut s’inspirer, mais qu’elle ne pourra malheureusement pas suivre tels quels[9].

En revenant après-coup sur les rêves, la conscience diurne ne peut pas s’empêcher d’en dénoncer l’étrangeté, car en tant que conscience objectivante, qui a tendance à clarifier les sens dont elle se saisit, elle ne peut y adhérer sans contrainte et sans difficulté. Certains rêves peuvent nous apparaître comme plus réels que d’autres, moins obscurs ; mais quelle que soit leur vraisemblance par rapport à la veille, une fine césure les en sépare à jamais. Le rêve est ce dont notre conscience se départit au réveil, ce qu’elle rejette comme un lest appartenant à la nuit, qui est un autre registre de notre sensibilité – suffisamment proche pour qu’il puisse être entrevu à partir de l’état de veille, mais aussi suffisamment lointain pour que sa discontinuité apparaisse comme évidente.

Cependant, plutôt que de décrire le rêve à partir de la veille, pour en déchiffrer le sens et pour y déceler des traces de notre expérience effective, on peut inverser la direction de l’analyse et décrire la veille à partir du rêve. Il est possible, pour le dire autrement, de faire du rêve une expérience paradigmatique à partir de laquelle la vie de notre conscience serait à comprendre et à situer. On retrouve cette démarche qui va, du moins jusqu’à un certain point, à rebours du travail de la psychanalyse et de la phénoménologie, chez deux auteurs auxquels cette étude sera consacrée : Walter Benjamin et Maria Zambrano. Bien que ces auteurs soient rarement évoqués ensemble, leur travail sur le rêve sera sollicité ici de manière conjointe en vertu d’une complicité méthodologique qui les relie et que nous voudrions souligner comme une ligne descriptive prometteuse et féconde. La phénoménologie métaphysique de Maria Zambrano et la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin se rapprochent en effet par le rôle fondamental qu’elles accordent aux rêves dans la compréhension de la vie subjective, ce qui leur permet de remettre en question tout un ensemble de thèses qui font de la conscience et de sa temporalité progressive son centre de gravité. Ces deux perspectives philosophiques constituent à ce titre un complément critique de la phénoménologie d’inspiration husserlienne qui restera, quant à elle, la toile de fond des analyses proposées ici.

Le rêve et la veille : l’occultation
Comment faut-il comprendre le fait que le rêve se constitue comme tel à partir de la veille ? L’après-coup de la ségrégation onirisme/conscience éveillée met en évidence plusieurs aspects importants de la vie onirique. Le premier aspect qui en ressort est le caractère allant de soi du rêve, qui découle du fait que le passage de la veille au rêve est imperceptible, qu’il n’est pas soumis à notre choix conscient et qu’il ne nous étonne pas comme tel. Nous glissons dans le monde onirique sans nous en rendre compte, ce qui signifie que, si césure il y a entre veille et onirisme, elle n’est pas instaurée par la conscience, mais s’impose à elle depuis un lieu de la vie subjective sur lequel elle n’a pas d’emprise, à partir duquel s’exerce une puissance d’attraction qui n’émane pas d’elle, mais qui néanmoins la concerne. La ségrégation entre veille et rêve est ainsi relative : leur seuil nous apparaît souvent instable, facile à franchir. Cela se passe comme si la conscience était absorbée dans un endroit obscur qu’éclairent d’autres lumières, d’autres lueurs, dont elle n’est pas la source et dont elle ne saurait pas être tenue responsable. Le rêveur semble ainsi se soustraire à la veille, pour découvrir autre chose de sa vie, qui ne peut pas lui être révélé sur son terrain – mais ce quelque chose qui s’exhibe dans les rêves ne lui est pas moins propre, concernant de près ce qui l’occupe et ce qui l’inquiète, ce qui l’attire et ce qui l’effraie.

S’il est problématique de soutenir que l’onirisme relève d’un imaginaire pur, totalement coupé du monde de la perception, il est tout aussi erroné de décrire le « voir » du rêve comme une vision affaiblie, plus trouble que celle de la veille. Pour comprendre le rapport entre la vision onirique et la vision de la veille, il convient de remarquer que la veille elle-même ne désigne pas un état de clarté absolue, parfaite. De même que, dans l’ordre de l’action, on est guidé par ce que Ernst Bloch appelait un « faire mieux », dans l’état de veille il y a toujours de la place pour un éveil plus grand, pour ce que Emmanuel Levinas a décrit sous les espèces d’un « dégrisement » de la conscience[10] – ce qui veut dire que dans nos efforts de lucidité, nous cherchons secrètement à nous réveiller de nos états de pensée actuels (de ce que nous croyons, de ce que nous comprenons, du style de nos affirmations, de ce qui constitue notre « bagage idéologique ») comme d’un rêve que l’on peut chasser, mettre à distance ou corriger. D’où le soupçon qui ne cesse de nous inquiéter, d’être plongés en notre état de veille dans un rêve qui est juste plus convaincant et plus irrésistible que les rêves que nous faisons quand nous dormons. Toute la question étant de savoir qui décide du fait que nous rêvons ou pas, que nous dormons ou pas. En dernière instance, il apparaît que la conscience y a un rôle modeste à jouer, malgré ses efforts parfois considérables de maîtrise et de compréhension. Ce sont toujours « les autres », plus précisément, un certain système de rapports intersubjectifs, socialement institués, qui nous rappellent à nos responsabilités, en nous « sortant de nos rêves » – rêves qui semblent demeurer l’affaire personnelle du rêveur, qui glisse dans ses songes comme le promeneur solitaire rousseauiste dans ses rêveries.

Dans le contexte de ce problème, l’idée défendue par Maria Zambrano est que l’homme ne peut pas être « radicalement dans un état de veille »[11], idée en laquelle elle identifie la source du trouble qui affecte la ségrégation entre état de veille et onirisme. En tant qu’« acte de comparaître »[12], la veille est elle-même un mode d’apparition inachevé, dans la mesure où elle repose sur ce que Edmund Husserl a appelé la perception par esquisses (Abschattungen), mais aussi parce qu’elle est travaillée par une perpétuelle « tension pour se maintenir en état de cohérence, dans une unité qui réunit et rehausse, qui fait émerger sa présence comme surgissant d’un fond auquel on tend à retourner naturellement »[13]. Le rêve est ce qui survient sur ce chemin de retour depuis la présence, l’homme qui veille étant « retenu dans un lieu invisible, sans se donner complètement à la lumière : sans jamais devenir tout à fait actuel »[14].

Ce lieu invisible où nous sommes « retenus », dont l’expérience onirique est le témoin et la trace, apparaît comme un espace de repli où la subjectivité s’isole par rapport aux autres, mais aussi par rapport à sa propre pensée. Maria Zambrano en parle comme de « l’autre, le sombre »[15], comme d’un « champ d’ombres » où la conscience se perd, qui n’est cependant pas un territoire étranger, mais « le réquisitoire de tout ce qui a été vécu pour en arriver à elle »[16]. Ainsi est-ce ni plus ni moins que la genèse de la vie consciente à partir d’une vie plus profonde qui serait à observer en explorant les rêves, qui ne se présentent cependant à nous que grâce à un phénomène plus large dans lequel ils sont englobés : il s’agit du phénomène de l’occultation, par lequel s’opère une « mise en abîme du vécu et sa délivrance »[17]. Ce phénomène est propre à temporalité de la veille, qui, pour s’imposer comme succession, progression et accumulation des instants, doit également nier et détruire des pans de la vie subjective pour les redécouvrir par après comme lui appartenant, comme la concernant. L’oubli et l’inattention sont des exemples de cette occultation qui accompagne toute démarche consciente, toute pensée. Ce phénomène de destruction et de redécouverte place d’emblée le sujet dans un rapport d’adversité à soi-même qui a été trop peu analysé par la phénoménologie, le rêve étant « un exemple de récupération et d’apparition de l’occulte, de ce qui a été perdu, mis en abîme »[18].

Il est intéressant de noter que l’occultation est nécessaire non seulement pour penser et affirmer quoi que ce soit, mais aussi pour que nous puissions croire à la réalité de notre expérience, que nous découvrons toujours de fait après qu’elle ait été perdue et après l’avoir détruite. La réalité de ce que nous vivons ne saurait ainsi être quelque chose de totalement étranger – elle est plutôt ce qui fait l’objet d’une révélation, qui est à comprendre comme la surprise qui fait suite à une occultation. Mais comment faut-il envisager la négation qui s’opère dans l’occultation ? Selon Zambrano, elle est d’une part ce qui résulte nécessairement de l’écoulement fatal du temps – à comprendre non seulement comme progression, mais aussi comme une initiation à la perte, à la destruction de tout ce à quoi nous tenons – et d’autre part l’expression de notre liberté qui accomplit activement la perte qu’elle doit nécessairement subir passivement. L’usage que l’homme fait de sa liberté est ainsi paradoxal, puisqu’il cherche à conjurer la nécessité du passage du temps, en accomplissant par lui-même la destruction qui lui est imposée :

Ce qui arrive fatalement, peut arriver plus tard activement ; ce que l’homme endure, est réalisé par lui-même. Car il est la créature qui […] exécute ce qu’il éprouve – même dans le cas de la souffrance, du dommage et de la mort ? Ce que l’homme a vécu, il l’a perdu, même avant de l’avoir entièrement vécu, et en lui, la liberté se projette vers le non-être, mettant en abîme, au bout de ses limites, sa propre vie ; ce qu’il aime et estime davantage, ou ce qu’il considère comme nécessaire, il le met en abîme, et dans une moindre mesure, il l’occulte. Certes, pour le découvrir. Ou plutôt, il le découvre de façon inattendue, après l’avoir occulté, perdu ou nié. Pour croire, il a besoin de nier. Et il a besoin de croire, apparemment, plus encore que de voir. Il croit seulement à ce qui, un jour, un temps, était occulte ou inconnu.[19]

Dans cette description du phénomène de l’occultation, la surprise de ce que l’on découvre comme inconnu apparaît comme la condition d’une répétition de ce qui a été une fois vécu, après l’avoir perdu et/ou nié. À son tour, la répétition n’est ici possible qu’en traversant une destruction qui rend le vécu méconnaissable, afin qu’il puisse être regagné comme nouveau, redécouvert. Grâce à elle, l’expérience qui nous apparaît comme nouvelle ressuscite des sens anciens – ce en quoi réside par ailleurs la force de son interpellation. Si les événements surprenants de notre vie nous sollicitent et nous intriguent, c’est parce qu’ils font revivre d’une manière ou d’une autre ce qui a déjà été expérimenté (le côté resté occulté des vécus, ce qui nous en a été dérobé, ce qui en été perdu ou gaspillé) – faute de quoi ils nous laisseraient indifférents, ils ne nous toucheraient pas.

Notre hypothèse est que c’est dans cette capacité de se sentir concerné que réside la différence entre les événements de notre vie, les surprises de notre existence – qui nous arrivent comme si nous avions été conviés à un rendez-vous avec un certain passé – et les événements du monde, qui, quel que soit leur impact à long ou à court terme, peuvent demeurer parfaitement neutres pour nous. Par rapport à ces derniers, aussi graves soient leurs conséquences, nous pouvons faire comme s’ils n’arrivaient pas, tandis que nous n’avons aucun moyen de nous soustraire aux événements de notre existence, qui arrivent comme s’ils nous étaient destinés (à nous et à personne d’autre, ou bien à nous et à quelques-uns, mais jamais à tout le monde ou à n’importe qui).

La lucidité du rêve : l’ennui et la fascination
Le deuxième aspect de la vie onirique qui ressort de sa ségrégation après-coup avec la veille est sa lucidité, raison pour laquelle il a été défini par Husserl comme « un mode anormal de la veille »[20] et par Merleau-Ponty comme une forme de donation de sens excessive, comme une « Sinngebung téméraire »[21]. Cependant, ces descriptions ne doivent pas nous faire oublier le lien entre rêve et sommeil, le fait que nous ne rêvons qu’en dormant, recouverts du voile du sommeil comme d’un linceul qui nous dérobe aux autres et, dans une certaine mesure, à nous-mêmes. La lucidité du rêve apparaît ainsi comme solidaire d’un état de fascination ressenti par le rêveur, qui peut se comprendre à la fois comme un envoûtement et comme une forme extrême d’attention, qui fait que le rêve n’est jamais ennuyeux pour celui qui le rêve, mais d’emblée captivant. Néanmoins, il s’agit d’une fascination qui ne peut se communiquer qu’à des rares occasions, qui paradoxalement n’apparaît le plus souvent dans le monde de la veille que sous la forme de l’ennui. Cette relation ambiguë entre rêve et ennui est décrite de façon saisissante par Walter Benjamin :

L’ennui est une étoffe grise et chaude, recouverte à l’intérieur d’une doublure de soie aux couleurs vives et chatoyantes. Quand nous rêvons, nous roulons dans cette étoffe. Nous nous sentons chez nous dans les arabesques de sa doublure. Mais enveloppé dans son étoffe grise, le dormeur a l’air de s’ennuyer. La plupart du temps, lorsqu’il se réveille et veut raconter le contenu de son rêve, il communique cet ennui. Qui est capable de retourner d’un geste la doublure du temps ? Pourtant, raconter ses rêves ne signifie rien d’autre. […] L’ennui est toujours la face externe des événements inconscients.[22]

Ennui et fascination onirique apparaissent ici comme les deux facettes de la temporalité, l’une tournée vers le monde de la veille et l’autre vers le monde des rêves. Mais ces deux faces du temps ne sont pas seulement l’endroit et l’envers d’un tissu que l’on peut retourner à notre guise. Le rêveur s’enveloppe de l’étoffe de la temporalité de telle manière que celle-ci présente aux autres l’apparence grise de l’ennui et à soi-même l’intimité « soyeuse » riche en couleurs chatoyantes. C’est uniquement à cette condition que la fascination onirique peut s’exercer sur nous, en tant que fascination pour le côté luxuriant, chaleureux et revigorant de notre subjectivité, celui d’une familiarité qui nous réconforte et nous console.

« L’ennui est toujours la face externe des événements inconscients » : cette réflexion benjaminienne rappelle d’une part que l’ennui protège la vie onirique pour lui permettre de se déployer et d’autre part qu’il en empêche la communication, la transmission directe et immédiate. Le rêve demeure ainsi enfoncé dans la doublure invisible du temps, jouissant de son équivocité, inaccessible, dans la magie de son secret, à la conscience du monde de la veille – qui malgré ses prouesses et ses réalisations, reste le terrain aride et univoque de nos avancées, propice à un ennui toujours possible et redouté[23].

Mais cette dissociation entre rêve et ennui mérite d’être affinée. Comme le note Maria Zambrano, il convient de remarquer qu’entre le rêve et la veille il y a une « zone intermédiaire » qui nous permet peut-être de « retourner la doublure du temps » décrite par Benjamin, ou du moins d’acquérir une certaine dextérité dans ce geste pas si facile à accomplir, qui consiste à faire jouer l’extériorité et l’intimité de notre expérience temporelle. Cette zone intermédiaire entre la veille et l’onirisme est composée par « les heures, les jours, les années que l’on croirait seulement destinées à passer, et que l’on nomme la monotonie du vivre »[24]. Cette monotonie assurée par la répétition qui marque nos actes quotidiens donne à l’expérience vécue sa stabilité, solidaire de l’illusion que, dans son écoulement inexorable, quelque chose peut demeurer inchangé. Mais à regarder de plus près, la monotonie confère également à l’expérience son caractère éphémère et incertain, qui finit par l’apparenter à « un rêve qui ne passe pas »[25]. Dans une existence figée dans les mêmes gestes et les mêmes situations, nous évoluons passifs comme dans un rêve, renonçant à y exercer nos pouvoirs, en suspendant également nos engagements et le courage de notre inventivité.

Inversement, le rêve mobilise pour sa part les éléments peu signifiants, répétitifs et banals de l’expérience quotidienne, en rendant observable ce qui demeure en marge de la conscience éveillée, dans ce que Husserl appelait son « halo » ou son « horizon »[26]. En ce sens, on peut dire que le rêve constitue une forme d’attention élargie vers ces pans de l’expérience que la conscience objectivante ne peut tenir ensemble dans le même plan de l’observation. L’hypermnésie du rêve, maintes fois soulignée par Freud, n’est peut-être qu’un aspect de cette forme exceptionnelle d’attention, qui lui permet de mettre en scène des éléments oubliés ou peu remarqués de l’expérience ordinaire, de manière à les rendre surprenants, interpellants. Ici encore, la force de la surprise vient de la puissance de l’oubli et de l’inattention qui ont été les nôtres, qui ont écarté de notre chemin des éléments qui reviennent comme nouveaux et intrigants, jusqu’à ce qu’éventuellement leur lien avec l’expérience passée soit rétabli, jusqu’à ce que soit révélée leur parenté avec ce qui a été occulté. Mais le plus souvent, cette parenté demeure elle-même cachée, invisible à nos yeux, ce qui nous intime à croire à la nouveauté absolue de ce que nous découvrons.

Onirisme et aliénation
Pour Benjamin, le lien entre onirisme et banalité n’est pas seulement un trait général qui rattache l’onirisme à la mémoire et à l’attention, en en faisant une manifestation remarquable. Il s’agit d’un lien qui est appelé à évoluer et à se renforcer à l’âge de la « reproductibilité technique », dans une époque au sein de laquelle l’image des choses est « confisquée » par la maîtrise technique et dans un monde que l’on a qualifié comme relevant de la « société du spectacle »[27]. Cette époque et ce monde que nous pouvons reconnaître pleinement comme étant les nôtres aujourd’hui sont ceux où l’on fait valoir des images apparentes qui viennent remplacer la réalité des véritables rapports interhumains, la transformant en spectacle dépourvu d’âme et d’engagement.

Dans un tel moment historique de l’aliénation globale, ce n’est pas seulement le monde de la veille qui se retrouve transformé, ce n’est pas seulement notre perception ordinaire et nos modes de vie qui sont bouleversés, mais aussi notre monde onirique. C’est la raison pour laquelle, selon Benjamin, les rêves ne prennent plus en charge l’extraordinaire d’un imaginaire séparé de l’expérience de tous les jours pour en indiquer la réalisation possible, mais en viennent à s’imbiber de plus en plus de la banalité de l’ordinaire, en saisissant les choses par ce que l’auteur appelle leur « endroit le plus usé » :

Le rêve n’ouvre plus sur un lointain bleu. Il est devenu gris. La couche de poussière grise sur les choses en est la meilleure part. Les rêves sont à présent des chemins de traverse menant au banal. La technique confisque à jamais l’image extérieure des choses, comme des billets de banque qui vont être retirés de la circulation. La main s’en saisit une dernière fois en rêve, elle dit adieu aux objets en suivant leurs contours familiers. Elle les saisit par l’endroit le plus usé. Ce n’est pas toujours la manière la plus convenable : les doigts des enfants n’entourent pas le verre, ils plongent dedans. Par quel côté la chose s’offre-t-elle aux rêves ? Quel est son endroit le plus usé ? C’est celui qui a pris la patine de l’habitude et qui est couvert de sentences commodes. Le côté par lequel la chose s’offre au rêve, c’est le kitsch.[28]

Ce qui fait le pouvoir de la banalité, c’est une certaine répétition – à savoir cette répétition tellement ancrée, qu’on ne la remarque même pas, propre à nos habitudes. Or, c’est précisément cette répétition qui devient une denrée de plus en plus rare dans un monde de l’aliénation. Ce monde est celui d’un processus par lequel tout un chacun devient étranger à soi et aux autres, où plus personne ne se sent chez soi. Si les rêvent cherchent désormais à intégrer de plus en plus de banalité lorsqu’ils saisissent les choses par leur « endroit le plus usé », étant désertés par leur aspect féérique et prometteur, c’est pour nous maintenir dans cet horizon familier qui est de plus en plus difficile à expérimenter. C’est ainsi que, dans les rêves, on parvient à maintenir et à cultiver une familiarité qui fait de plus en plus défaut à notre expérience éveillée aliénée.

Le lien entre onirisme et habitude s’avère ainsi être un des plus complexes, dans la mesure où il met en évidence une certaine saisie des choses toujours possible, à la fois nostalgique et maladroite, qui s’organise en contrepoint de la précision technique, qui en prélève seulement l’image spectaculaire, creuse et inconsistante. Le kitsch onirique tel qu’il est décrit par Benjamin est ainsi, une fois de plus, une manière de faire revivre l’ancien et de nous le rendre praticable, dans un monde où nos liens avec lui sont fragilisés et détruits.

La subjectivité primaire des rêves
Ce ne sont pas seulement les éléments insignifiants de l’expérience quotidienne qui reviennent en rêve afin d’être redécouverts : notre rapport à nous-mêmes y est également transformé, nous permettant de nous voir « tels que nous ne nous sommes jamais vus ». Comme dans l’expérience de la mémoire involontaire qui nous met devant des images que nous n’avons jamais vues comme telles avant de nous souvenir d’elles, « nous sommes devant nous tels que nous avons été un jour, n’importe où dans le passé originaire, mais jamais sous notre regard »[29]. Qui est dès lors ce moi qui a échappé au regard de la veille et qui s’exhibe dans les rêves ? Pour le dire en une phrase : la subjectivité primaire qui se dévoile dans les rêves est une subjectivité absorbée[30] jusqu’à oublier qu’elle est une conscience. Ce motif de l’absorption extrême de la subjectivité onirique revient souvent dans la littérature phénoménologique sur le rêve, de Eugen Fink qui parle d’une forme d’imagination où se met en place l’absorption la plus extrême de l’ego, jusqu’à Jean-Paul Sartre qui décrit une conscience qui a succombé à une espèce d’envoûtement, captive de ses propres jeux et coupée du monde. Lorsque Husserl analyse pour sa part la phantasia onirique, il découvre que l’intentionnalité objectivante et son schéma inhérent Auffassung/Inhalt (saisie intentionnelle/ « contenu » de la saisie) n’y a plus de prise[31]. Le sujet n’y est plus (ou pas encore) capable de viser des objets, de s’en saisir et se servir d’eux afin de diriger ses actions selon des finalités : ses trajectoires sont sans cesse déviées, ses objectifs changent et au lieu de saisir, il est plutôt saisi lui-même, voire assailli par ce qui lui arrive en rêve.

C’est dans l’épreuve de cette passivité spécifique de l’onirisme que se découvre une autre face de la subjectivité, qui n’est plus dirigée vers les objets, tendanciellement arrimée à eux, mais plutôt vers la vie qui l’anime intimement – vers la pulsation de son sang, vers le rythme de sa respiration, vers les mouvements somatiques – pour se connaître autrement, comme un soi corporel ou comme pur rapport perceptif, que nulle instance réflexive ne vient surplomber et guider. Celui qui rêve est un corps avant d’être une pensée, une sensibilité avant d’être une conscience, une passion avant d’être une volonté. Mais ses actions sont néanmoins orientées par un sens palpable. Quel est dès lors le mobile de la passion onirique ? Quelle est l’impulsion de cette sensibilité qui se fait jour dans les rêves ? Qu’est-ce qui anime ce corps qui rêve ? C’est, selon Maria Zambrano, le repli vers ce lieu sombre d’avant le monde où nous sommes retenus, où s’affirme notre complicité première avec la vie. Ainsi, la fonction du rêve serait de jeter un pont qui nous rappelle la communauté « avec la vie, avec ce que l’homme comporte de nature, de vie biologique, corps vivant qui obéit à la condition planétaire de l’occultation et de la révélation, de la lumière et de l’ombre »[32] :

Et, tout seul, le corps se réveille, abandonné, il appelle en rêve, se présentant en rêve : l’animal, le simple vivant, et même à l’intérieur de l’animal, le corps matériel, le corps fait, intégré dans ce que l’on appelle « matière », intégré par des organismes qui obéissent et s’occultent dans l’unité de l’organisme animal, du sujet biologique. Et, en eux, la « matière », qui partage avec le vivant le non-vivant – ce qui n’est plus vivant ou ce qui n’est pas encore vivant – la communauté avec ce qu’il y a, avec ce que la vie découvre et que suscite l’habilité, avec cette « matière » qui s’offre passive et étrange, distante, et qui d’une certaine manière entraîne le vivant, la matière soustraite à ce dépôt, mélange initial, argile lointaine.[33]

Il y a plusieurs manières de rendre compte du surgissement de cette subjectivité primaire dans les rêves. Avec Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty, on peut la décrire comme une adhésion extrême à soi, comme une « conscience captive d’elle-même »[34] ou comme « conscience narcissique, sans recul par rapport à soi »[35], adhérant à soi sans reste. C’est, pour Merleau-Ponty, la condition de la « Sinngebung téméraire » des rêves et pour Sartre la garantie de l’illusion irresponsable qui les caractérisent. Mais chez Maria Zambrano, le narcissisme onirique n’est qu’un leurre qui masque une expérience beaucoup plus drastique, à savoir l’expérience d’un manque essentiel où s’accuse l’absence d’un certain rapport à soi, rapport qui ne nous est donné que par le temps de l’expérience diurne. Les deux voies de l’adhésion passionnée à soi qui caractérise le narcissisme et de l’impossibilité de s’atteindre soi-même qui caractérise la syncope du rapport à soi thématisée par Zambrano cherchent à rendre compte de la modification insigne du rapport à soi qui s’opère dans l’expérience onirique. Adhésion à soi et dessaisissement de soi : ce sont les deux voies possibles pour rendre compte d’une situation qui est à la fois intense et empêchée, vive et fermée – finalement proche de ce que Levinas a décrit sous les espèces de l’« il y a », qui désigne cette « atmosphère » contrainte que l’on subit dans l’insomnie, dans la honte, dans la fatigue extrême, mais aussi dans des situations politiques bloquées, qui ressemblent parfois elles-mêmes – avec leurs enchaînements fatals et leurs catastrophes – à un mauvais rêve éveillé sur lequel nous n’avons pas de prise, où il n’y a pas de devenir et pas d’histoire[36].

Nous avons commencé cette étude en mentionnant les deux principales déterminations qui manquent à la subjectivité onirique : le « je pense » et le « je peux ». Le moi onirique n’est ni un moi qui pense ni un moi qui peut. Quelle est dès lors la connaissance qu’il peut avoir de sa propre existence et quelle en est la finalité ? Si l’on emprunte la voie descriptive proposée par Maria Zambrano, l’hypothèse qui peut être formulée est que cette connaissance est celle que le sujet tire précisément de son impuissance et de sa passivité, solidaire d’une situation qui, plutôt que d’être une situation de libre flottement léger et insouciant, comme on le décrit souvent en parlant des rêves, est une situation d’endurance. Dans les rêves, l’homme endure sa condition de vivant, sans recul et sans distance, confronté sans possibilité d’échapper à ce que Zambrano appelle sa réalité.

Qu’est-ce à dire ? Plutôt que de se mettre en avant, de s’exhiber sans réserve et d’adhérer passionnément à soi dans les rêves, le rêveur y est dans une situation de contrainte radicale : celle d’un être qui ne dispose plus de soi-même librement parce qu’il est privé de l’élément essentiel de cette liberté, à savoir le temps. Dans cette perspective sur la subjectivité onirique, le rêve désigne la situation d’« aliénation initiale »[37] d’une vie où le sujet ne peut s’atteindre lui-même ni être tout à fait lui-même. Le sujet y est dépossédé de ses pouvoirs et finalement privé du rapport habituel à soi que lui octroie le temps où tout s’ordonne et s’institue, où l’on agit et où l’on œuvre. Le temps apparaît donc ici comme le milieu nécessaire à la réalisation de soi, comme la condition de la liberté d’être soi, qui est absente dans les rêves. Ce qu’on y apprend en revanche c’est qu’être soi n’est rien si on ne peut en disposer librement, si on ne peut s’y identifier, s’y reconnaître et à partir de là s’engager et se mobiliser dans l’existence. Nous prenons contact avec nous-mêmes dans le temps, en forgeant des habitudes et en engageant des actions. Mais en-deçà du temps, nous vivons sans choix et sans risque, comme dans un cocon d’où tout un chacun voudrait échapper, pour devenir soi-même et se transformer.

C’est, selon Zambrano, la raison pour laquelle le rêve exige l’éveil : afin de reprendre possession de soi-même, de sortir de cet état d’aliénation primitive, en retrouvant le temps comme trame continue et avec lui une forme d’identité qui nous permette de disposer de nous-mêmes librement. Mais on peut supposer que ce que le sujet recherche ainsi n’est pas seulement son intégration dans une temporalité qui coule, l’insertion dans un flux qui le porte et le transforme, mais aussi la possibilité de « faire histoire », de trouver pour sa situation d’aliénation initiale (et peut-être, du coup, pour toutes les aliénations qui sont les nôtres) un dénouement possible, un renversement nécessaire, une libération certaine.

Rêve et réalité
Ces considérations appellent une réflexion plus approfondie sur le rapport entre les rêves et l’histoire, que nous ne pourrons poursuivre ici. Nous nous contenterons de rappeler que dans la perspective des auteurs que nous avons suivis, l’expérience onirique apparaît comme solidaire d’une vaste entreprise de récupérer le passé et, plus précisément, ce qui, de ce passé, n’a pas été pleinement vécu : ce que Zambrano appelle « le non-être du vécu ». La fonction des rêves est « à partir du temps positif qui s’ouvre et s’offre, du temps qui arrive, parvenir à récupérer ce qui a été emporté »[38], ce qui correspond pour Benjamin au temps perdu, aliéné. L’onirisme assure ainsi un rachat du temps écoulé et perdu, en vue de la restauration d’une temporalité complète. Le temps perdu, « gaspillé », revient comme temps ressuscité, ouvrant vers une réalité qui n’est plus partielle et unilatérale, mais plurielle, voire absolue. En effet, si dans la veille notre vision demeure univoque, jouissant d’une clarté relative, dans les rêves nous nous heurtons à une réalité qui se donne comme foisonnante de points de vue multiples. Cependant, cette plurivocité ne débouche pas sur un perspectivisme, mais sur un sentiment d’immanence totale, qui demeure par cela même irréelle. Car c’est une immanence dont nous ne pouvons disposer librement, où nous sommes « encerclés », pour reprendre le mot de Maria Zambrano, c’est-à-dire soumis et, en quelque sorte, retenus captifs.

Tout rêveur connaît le sentiment malaisé d’être empêtré dans les songes, de suivre des trames et d’être mêlé à des intrigues dont la simple poursuite est accablante ; des trames et des intrigues qui attendent leur fin, ou, encore mieux, une interruption salvatrice. Si le rêve nous soustrait à la veille et nous ouvre à des médiations avec ce qui se joue dans la part obscure de l’existence, il y a également une soustraction au rêve qu’il nous arrive de rechercher, qui exige également de l’inventivité, voire une ruse spécifique. « Le réveil opère par la ruse – écrit Benjamin – C’est par la ruse, non sans elle, que nous nous arrachons au domaine du rêve »[39]. Il se peut, dès lors, que l’onirisme vise à préparer et à provoquer une telle initiative qui déchire le voile de l’illusion et nous extrait au sommeil. D’où le soulagement particulier de certains réveils, qui restaurent la cohérence de notre expérience quotidienne et nous enlèvent à la charge étourdissante des songes, à leur clameur insistante.

La plurivocité de l’onirisme et la radicalité de son exposition à l’absolu transforment le rapport entre le présent et le passé – et c’est en cela qu’il intéresse notre expérience de l’histoire. Ce rapport à l’histoire s’impose non seulement parce que le rêve permet de « réparer » le passé, mais aussi parce que le présent lui-même peut être compris selon Benjamin comme un réveil du passé, comme un dégrisement et une libération de sa charge latente, irrésolue. Dès lors, la question sera de savoir quel est le rêve dont notre présent est l’éveil et inversement, quel est l’éveil par lequel on peut s’arracher aux rêves du passé. Dans la vision dialectique de l’histoire qui aura été celle de Benjamin, on retrouve la césure entre veille et rêve entre présent et passé, pour consacrer le caractère novateur du premier et la familiarité parfois oppressante du deuxième.

L’étude du rêve comme phénomène historique, phénomène qui n’est plus uniquement individuel, mais aussi collectif, permet aussi de chercher le présent qui convient, en tant que dénouement dialectique, aux rêves qui incarnent le passé ou dont notre passé, compris au sens large, est porteur. Mais que veut dire se rapporter au passé comme à un rêve ? C’est y puiser des possibilités pour lesquelles le présent offre non seulement la réalisation qui est souhaitable, mais aussi le renversement dialectique nécessaire : à savoir, le déblocage des situations vécues jusque-là comme sans issue et l’ouverture de voies nouvelles.

En guise de conclusion, nous reviendrons sur le lien entre surprise et répétition qui nous a guidés dans cette étude à travers un fragment benjaminien qui envisage notre rapport aux rêves à partir du couple conceptuel habitude/attention :

La première de toutes les qualités, dit Goethe, est l’attention. Elle partage cependant cette préséance avec l’habitude, qui lui dispute le terrain depuis le premier jour. Toute attention doit déboucher sur l’habitude si elle ne veut pas faire exploser l’individu, toute habitude doit être troublée par l’attention si elle ne veut pas paralyser l’homme. Faire attention et s’habituer, se choquer et encaisser, sont la crête et le creux dans la mer de l’âme. Mais cette mer connaît aussi des accalmies. Il est hors de doute que quelqu’un qui se concentre sur une pensée torturante, sur une douleur et ses élancements, peut devenir la proie du bruit le plus léger, d’un murmure, du vol d’un insecte, qu’une oreille plus attentive et plus fine n’aurait peut-être pas perçu. L’âme, pense-t-on, se laisse d’autant plus aisément distraire qu’elle est concentrée. Mais cette manière d’être aux aguets n’est-elle pas moins la fin que le déploiement extrême de l’attention – l’instant où elle laisse sortir l’habitude de son propre giron ? Ce bruissement et ce bourdonnement est un seuil et, insensiblement, l’âme l’a franchi. C’est comme si elle ne voulait plus jamais revenir dans le monde habituel et habitait dans un nouveau monde, où la douleur lui aménage ses quartiers. Attention et douleur sont complémentaires. Mais l’habitude a aussi un complément, et nous franchissons son seuil dans le sommeil. Car ce qui s’accomplit avec nous en rêve est une façon nouvelle et inouïe de remarquer qui s’arrache au giron de l’habitude. Expériences du quotidien, formules rebattues, le dépôt qui nous est resté dans le regard, la pulsation de notre propre sang, ce qui passait inaperçu avant fait – une fois déformé et aiguisé – la matière des rêves. Dans le rêve pas d’étonnement et dans la douleur pas d’oubli, parce que l’un et l’autre portent en eux leur antithèse, comme la crête et le creux de la vague s’enlacent lors d’une accalmie.[40]

Le rêve est à l’habitude ce que la douleur est à l’attention, à savoir ce que l’on découvre lorsqu’on en a franchi un certain seuil de fixation des gestes et des sens que l’habitude préserve. Le rêve apparaît lorsque l’habitude est poussée à l’excès, lorsque la répétition qui l’anime ne laisse plus de place à aucune différenciation. Lorsque l’habitude est excédée, l’onirisme commence donc comme une voie nécessaire où la répétition doit s’engager. La matière des rêves n’est ainsi aucune autre que la matière de notre expérience sensible que la répétition réunit et condense – des restes de sensations et d’impressions diverses –, jusqu’à nous la rendre méconnaissable et étrangère. Ce qui, de notre expérience habituelle, s’est ainsi sédimenté jusqu’à se séparer de nous et à composer des objets que nous pourrions contempler de l’extérieur, revient en rêve pour être observé d’un œil nouveau et réapproprié. Rendue plus souple et plus intense, la matière morne de la répétition se met à briller et à offrir des couleurs nouvelles. Ce qui était voué à l’inertie d’une désubjectivation[41] progressive – voire d’une objectivation certaine qui exclut toute forme de subjectivité – devient braise incandescente qui attire et capte le regard, refaisant vivre le sujet-captif que nous sommes.

Une des finalités de l’expérience onirique est ainsi de permettre de nouvelles formes de subjectivation sur fond d’expériences qui ne cessent de s’éloigner de nous et de nous être aliénées. C’est la raison pour laquelle la surprise qui s’y fait jour n’est jamais celle que l’on éprouverait devant quelque chose de totalement nouveau ou d’inconnu. La surprise des rêves est peut-être celle de découvrir que certaines expériences peuvent encore être les nôtres, que certains sens sont encore signifiants pour nous, que certaines émotions ne sont pas encore mortes. En ce sens, l’onirisme formule une promesse que la veille ne saurait soutenir : celle de voir revenir des choses anciennes auxquelles nous nous sommes voués, des mondes évanouis dans lesquels nous avons été plongés et des sentiments que nous pensions depuis longtemps éteints. Avec eux, c’est une certaine subjectivation qui perdure, même si elle ne saurait être continue ou dépourvue de contradictions. Comme la fine poussière d’un jour d’été, le dépôt du passé est soulevé en nouveaux tourbillons, jusqu’à voiler le regard et l’obliger de se détourner. Mais dans le laps incalculable de ce remous joyeux une chance aura été jouée, quelque part entre attention et souvenir, pour soupeser ce qui reste après l’oubli.

B i b l i o g r a p h i e
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ZAMBRANO, M. : Les rêves et le temps. Paris : José Corti 2003.

N o t e s
[1]  ZAMBRANO, M. : Les rêves et le temps. Paris : José Corti 2003, p. 11.
[2]  Cf. MALDINEY, H. : « L’équivoque de l’image dans la peinture ». In Regard, parole, espace. Genève : L’Âge d’Homme 1994, p. 223. Voir également notre article « Vers quelle phénoménologie de l’image ? Maldiney lecteur de Husserl ». In Archives de philosophie, 74, 2011, pp. 439-456.
[3]  Pour la différence entre sens intentionnel et sens phénoménal, voir notre ouvrage Apparence et réalité. Phénoménologie et psychologie de l’imagination. Hildesheim : Olms 2012.
[4]  HUSSERL, E. : Recherches logiques. Trad. fr. H. Elie avec la collaboration de L. Kelkel et de R. Schérer. Paris : P.U.F./Epiméthée 1959, Tome second, II, 5, § 14.
[5]  Cf. HUSSERL, E. : Méditations cartésiennes. Trad. fr. G. Peiffer et E. Levinas. Paris : Vrin 1986, § 18, pp. 78 sqq.
[6]  Cf. HUSSERL, E. : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Trad. fr. H. Dussort. Paris : PUF 1996, §§ 7-8.
[7]  Cf. HUSSERL, E. : Méditations cartésiennes, op. cit., §§ 38-39.
[8]  Lettre de Husserl à Héring. Trad. fr. P. Ducat. In Alter, « Veille, sommeil, rêve », n°5/1997, p. 189.
[9]  Pour cette question, voir notre étude « Langage poétique et phénoménalisation ». In JEAN, G. – MAYZAUD, Y. (éd.) : Le langage et ses phénomènes. Paris : L’Harmattan 2007, pp. 83-101.
[10]  Voir LEVINAS, E. : « De la conscience à la veille ». In De Dieu qui vient à l’Idée. Paris : Vrin 1982, pp. 34-61.
[11]  ZAMBRANO, M. : Les rêves et le temps, op. cit., p. 53.
[12]  Ibid., p. 45.
[13]  Ibid., pp. 45-46. « Un être humain ne manifeste jamais l’absolu de sa présence. Aucune clarté connue ne le couvre complètement. Une résistance invincible le retient en son intérieur : en lui-même, regardé depuis quelqu’un d’autre ; au-delà de lui-même, senti par lui-même. Être avec soi-même est toujours un état relatif et requiert également une vigilance, comme le présent de l’être pour autrui. Sa présence est apparition, phénomène, même pour soi-même. Et l’ici, avec autrui ou avec soi-même, n’existe jamais complètement. Il semble émerger d’un là-bas lointain : venir, s’approcher, apparaître comme naissant, comme s’il devait naître complètement ; se retenir et même retourner quand il paraît l’avoir atteint. Retenu dans un lieu invisible, sans se donner complètement à la lumière : sans jamais devenir tout à fait actuel » (pp. 45-46).
[14]  Ibid., p. 47. Grâce à ce fond qui nous attire depuis la présence éveillée, le cercle de la clarté de la vie consciente demeure ouvert, permettant à la subjectivité de s’individualiser : « Si le cercle de clarté crée par la conscience se fermait, il noierait le sujet, en l’enveloppant, en lui enlevant ses fonctions, comme dans un rêve. Ce dernier s’endormirait dans la lumière, mais égaré en elle. La conscience ne serait plus conscience de quelqu’un, mais conscience absolue » (p. 55).
[15]  Ibid., p. 37 .
[16]  Ibid., p. 34.
[17]  Ibid., p. 38.
[18]  Ibid., p. 40.
[19]  Ibid., pp. 38-39.
[20]  HUSSERL, E. : Hua XXIX, nr. 28, « Le monde anthropologique ». Trad. fr. in Alter, n°1/1997, p. 286.
[21]  MERLEAU-PONTY, M. : L’institution, la passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955). Paris : Belin 2003, p. 197.
[22]  BENJAMIN, W. : Rêves. Trad. fr. Ch. David. Paris : Gallimard 2009, p. 98.
[23]  Pour la question de l’ennui, voir l’étude de G. Jean « L’ennui à la croisée des temps ». In CAMILLERI, S. – PERRIN, Ch. (éd.) : Épreuves de la vie et souffrances de l’existence. Regards phénoménologiques. Paris : Le Cercle Herméneutique 2011, pp. 81-108.
[24]  ZAMBRANO, M. : Les rêves et le temps, op. cit., p. 32.
[25]  Ibid., p. 33.
[26]  Cf. HUSSERL, E. : Méditations cartésiennes, op. cit., § 19.
[27]  Cf. DEBORD, G. : La société du spectacle. Paris : Buchet/Chastel 1967.
[28]  BENJAMIN, W. : Rêves, op. cit., p. 76.
[29]  Ibid., p. 106.
[30]  Pour cet aspect de l’onirisme, voir FINK, E. : « Représentation et image ». In De la phénoménologie. Paris : Minuit 1994, p. 78.
[31]  Cf. HUSSERL, E. : Phantasia, conscience d’image, souvenir. De la phénoménologie des présentifications intuitives. Textes posthumes (1898-1925). Trad. fr. R. Kassis et J.-F. Pestureau revue par J.-F. Pestureau et M. Richir. Grenoble : Millon/Krisis 2002, n°8, p. 275.
[32]  ZAMBRANO, M. : Les rêves et le temps, op. cit., p. 42.
[33]  Ibid., pp. 42-43.
[34]  SARTRE, J.-P. : L’imaginaire. Paris : Gallimard 1985, p. 89.
[35]  MERLEAU-PONTY, M. : L’institution, la passivité, op. cit., p. 191.
[36]  Voir LEVINAS, E. : De l’existence à l’existant. Paris : Vrin 1990, mais aussi De l’évasion. Paris : Fata Morgana 1992 et Quelques réflexions sur la philosophie du hitlérisme. Paris : Rivages 1997.
[37]  ZAMBRANO, M. : Les rêves et le temps, op. cit., p. 11.
[38]  Ibid., p. 36.
[39]  BENJAMIN, W. : Rêves, op. cit., p. 96.
[40]  Ibid., pp. 111-112.
[41]  Pour le rapport entre subjectivation et désubjectivation, voir AGAMBEN, G. : Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Homo sacer III. Trad. fr. P. Alferi. Paris : Rivages 1998.

Délia Popa
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