LES DEUX NIVEAUX DE L’INVISIBLE DANS L’OEUVRE DE FRIDA KAHLO

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The two levels of invisible in the work of Frida Kahlo

The aim of this study is to reveal the different levels of representation of invisible feelings in the work of Frida Kahlo. In order to express these feelings, in some paintings, the artist uses visible objects, such as tears – which become the first level of representation of the invisible. In other paintings, however, she uses internal organs of the human body to represent invisible pain or suffering. These organs are hidden from the eye and are therefore invisible. There are two categories within this second level: the first one consists of internal organs traditionally used to represent invisible feelings in the European culture, such as the skull. The second category embraces organs used especially by Frida, like the womb. The study observes how her life had made this physically broken, but mentally strong artist to cut open her own body to show it to the world, representing feelings that only a woman can feel, but nobody can see.

Keywords · Frida Kahlo, visible, invisible, feelings, pain, internal organs, women

 

Peindre l’invisible est le désir de l’humanité depuis des siècles. Cet invisible est tout ce qui peut être senti, mais ne peut pas être vu, comme les sentiments tels que l’amour, le désir ou la douleur. Frida Kahlo, peintre mexicaine ayant vécu pendant la première moitié du XXe siècle (1907-1954), s’est pourtant mise à peindre ces trois sentiments, et même bien d’autres, également invisibles. Nous allons traiter dans cet article d’une artiste dont l’art consiste pratiquement en la récapitulation des événements marquants de sa vie, et plus précisément des sentiments qui accompagnaient ces événements. Ses tableaux servent alors d’« autobiographie » – comme l’écrit Chantal Hagué[1] – car ils marquent un chemin qui retrace la vie émotionnelle d’une femme unique qui était brisée aussi bien physiquement que mentalement. Du point de vue psychologique, la représentation picturale de la douleur et d’autres sentiments invisibles est la manifestation du processus intérieur de la métaphorisation des événements traumatiques[2] ; c’est ainsi que la biographie de Frida Kahlo est en effet inséparable de son œuvre dans laquelle la réalité visible, les sentiments invisibles et l’art s’expliquent mutuellement. Pour notre analyse des éléments de l’invisible dans cette œuvre si riche en émotions, il est donc important d’évoquer brièvement les événements les plus importants qui ont déterminé la vie de Frida, et qui nous permettront de retrouver le lien entre l’origine du sentiment et sa réalisation picturale.

Frida est née dans une famille de quatre enfants dont les parents étaient artistes : une mère qui était peintre et un père d’origine hongroise qui était photographe et qui ont encouragé leur troisième fille à devenir peintre. Même si elle est née en 1907, elle préférait marquer l’année de la révolution mexicaine, 1910[3], comme l’année de sa naissance car elle s’est sentie être née avec la révolution, cause à laquelle elle était engagée jusqu’à sa mort. À l’âge de six ans, la petite Frida a souffert d’une poliomyélite lors de laquelle sa jambe droite a retardé en développement : elle lui a fait du mal tout au long de sa vie. Pendant l’adolescence, à quinze ans, elle a été acceptée à l’École préparatoire nationale où elle a rejoint un groupe de jeunes activistes communistes. Trois ans plus tard, dans un accident de bus, son corps a été brutalement abîmé : sa colonne vertébrale, ses côtes et sa jambe se sont cassés et elle en est presque morte, sauvée par des opérations et par des corsets orthopédiques. Les années qui ont suivi cet accident atroce n’avaient rien pour Frida que sa chambre, son lit et son pinceau. Ce qui est intéressant de noter à ce propos, c’est qu’elle n’a fait qu’un seul dessin représentant l’accident, qui n’est d’ailleurs qu’une esquisse au crayon (L’accident, 1926). Après cette période douloureuse, triste et solitaire, elle a recommencé à marcher et à fréquenter des groupes d’artistes communistes où elle a rencontré son futur mari, Diego Rivera, un muraliste déjà bien connu à cette époque-là[4]. Leur attachement a duré tout au long de leur vie, mais ce mariage n’était pas du tout heureux ou équilibré : les trois fausses couches et de nombreuses opérations de Frida, les infidélités de Diego, surtout son affaire avec la sœur cadette de Frida, ont brisé le couple. Ils ont même divorcé une fois en 1939, mais se sont remariés un an après[5]. Vers la fin des années quarante, la condition de Frida a considérablement empiré : elle a passé des mois à l’hôpital en souffrant de son corps malade et faible. De son vivant, il n’y a eu qu’une seule exposition au Mexique consacrée à ses œuvres ; elle s’est tenue pas très longtemps avant la mort de Frida en 1954, qui, à cause de son état, y a été amenée dans son propre lit[6].

En observant les dates des œuvres à la lumière de la biographie de Frida, nous pouvons constater que la plupart de ses tableaux sont nés pendant les périodes de sa vie les plus tourmentées, ce qui explique aussi pourquoi cette œuvre est inséparable de la vie de l’artiste. Après avoir passé en revue les événements majeurs qui sont à l’origine des sentiments de Frida l’artiste, revenons à notre sujet de départ : les sentiments invisibles représentés sur les peintures. Par rapport aux périodes de sa création artistique, ces tableaux témoignent surtout des opérations, des fausses couches, des crises amoureuses et de l’obsession de la mort. Par la suite, nous allons nous concentrer sur la représentation de la douleur – soit physique, soit mentale – ressentie par Frida Kahlo. Puisque c’est le sentiment de la douleur qui émane de la plupart des tableaux de son immense œuvre, nous étudierons en détail les peintures qui traitent d’un type bien spécifique de la douleur, celui qui ne peut être senti que par une femme : la douleur d’une mère, d’une amante, d’une fille, d’une épouse. Frida a pris respectivement tous ces rôles pendant sa vie, aussi bien qu’elle a ressenti la douleur qui les accompagne et qui apparaît sur ses toiles. Avant de procéder à l’analyse, nous trouvons tout de même important de noter que l’objectif de cette étude n’est pas de dévoiler les sentiments invisibles représentés par Frida Kahlo d’une perspective féministe, mais plutôt d’observer la représentation des sentiments invisibles plus particulièrement féminins.

Or, en quoi consiste cet invisible ? Quelle est la nature de la douleur invisible représentée par cette artiste mexicaine ? Comment a-t-elle réussi à saisir l’invisible, l’indicible que les femmes peuvent toutes sentir, mais ne trouvent pas toutes les moyens de les exprimer et partager ? Dans notre recherche sur l’« invisible » dans l’œuvre de Frida, nous formulerons l’hypothèse qu’il y existe en effet deux niveaux de la représentation de la douleur, ce que nous tâcherons d’illustrer par la suite. Déjà les sujets de ses peintures impliquent que le but de la création était pour elle l’expression de la douleur. Il suffit de penser aux autoportraits (représentant en effet plus de la moitié de l’œuvre de Frida) qui nous montrent une femme qui ne sourit jamais.

Ce regard sévère et sans émotions est celui d’une femme qui souffre constamment, mais qui est assez forte pour supporter tout ce que la vie lui amène. Pourtant, dans le cas de Frida, nous pouvons nous poser la question de savoir si ce regard sérieux n’est qu’un masque qui sert à cacher le visage tourmenté par la douleur. Nous voyons effectivement de vrais masques sur plusieurs peintures de Frida, comme par exemple sur Le masque (1945) ou sur Ma nourrice et moi (1937). Si nous regardons ces peintures, nous trouverons que ce ne sont pas les sentiments invisibles que la peintre a rendus visibles avec les choses visibles, mais qu’elle a voilé, qu’elle a rendu invisible même ce qui serait visible pour tous avec un masque. Sur d’autres tableaux, où il n’y a pas de masques, ce sont des larmes qui apparaissent sur le visage dur de Frida, augmentant ainsi la tension de ces peintures : d’une part, nous voyons l’expression du visage déterminé à ne pas montrer le moindre tourment et, d’autre part, nous voyons les larmes d’une femme brisée, affaiblie et désespérée. Le premier niveau de la représentation de la douleur invisible dans l’œuvre de Frida est donc l’expression de soi à l’aide de moyens simples et bien visibles comme le regard ou les larmes qui sont évidemment les signes de la souffrance[7].

Mais pour pouvoir comprendre – et finalement « voir » – la douleur invisible de Frida Kahlo sur ses tableaux, nous devons passer au deuxième niveau de l’invisible dans son art. Nous voyons souvent des larmes et des blessures du corps sur les peintures de l’artiste, mais ce qui rend ces tableaux exceptionnels, c’est la représentation de la douleur invisible par des moyens (artistiques) qui sont eux aussi invisibles.

Dans le cas de Frida, il est important de se rendre compte que l’invisible qu’elle représente est tout à fait réel et vrai. Cet invisible n’est pas l’inconscient défini par Sigmund Freud. Il n’est pas le résultat de traumatismes de l’enfance cachés, inconnus et perturbants. Cependant, il nous semble tentant de supposer des rapports entre la peinture de cette artiste mexicaine et les théories du « père de la psychanalyse », non seulement à cause du fait qu’ils ont vécu à peu près à la même époque, mais aussi parce que nous trouvons plusieurs éléments dans la vie et dans l’œuvre de Frida Kahlo qui renvoient à la question de la castration freudienne dont, entre autres, la bisexualité explicite de l’artiste, son complexe d’Œdipe ou bien son développement sexuel[8]. Quant à Frida, elle a montré de l’intérêt pour le travail de Freud (qui lui a inspiré le tableau intitulé Moïse, 1945). Mais l’invisible de Frida est une douleur contre laquelle elle lutte, qui est consciente, connue, ainsi que les raisons de cette douleur, celles de la fausse couche ou de l’allaitement, qui ne sont pas à confondre avec les désirs et les traumatismes cachés.

Comme le remarque Chantal Hagué, il y a eu des tendances de la part des historiens de l’art de classer l’œuvre de Frida parmi les tableaux surréalistes, idée qui ne se situe pas très loin de l’approche freudienne[9]. Le surréalisme – dont l’un des représentants les plus charismatiques, André Breton, était l’ami de Frida – s’est mis à chercher une nouvelle représentation de la réalité, en tâchant de montrer l’état de l’âme. Bien que le but de l’art de Frida soit le même, ce sont sa technique et ses moyens de s’exprimer qui la distinguent des artistes qui appartenaient à ce mouvement. Avec les propres mots de Frida : « Je n’ai jamais peint de rêves. J’ai peint ma propre réalité. »[10] Cela revient à dire qu’alors que les surréalistes se sont exprimés par l’imaginaire et l’irréel, Frida a choisi de montrer la vérité de la douleur qui se cachait en elle. Elle ne s’est jamais considérée comme peintre surréaliste. Il suffit de regarder sa représentation des parties du corps humain qui sont cachées devant les yeux humains par la peau : les organes internes, les veines, ou bien les os[11]. Frida raconte sa douleur invisible en montrant son propre intérieur qui est invisible – et qui est caché à elle-même aussi.

Avant d’entrer dans le détail de cette double nature de la représentation de l’invisible, nous trouvons indispensable de renvoyer brièvement à la problématique du miroir – qui était l’outil célèbre des surréalistes aussi – par rapport à cette dualité. Comme nous l’avons déjà mentionné, la plupart des œuvres de Frida sont des autoportraits. Elle a commencé à se peindre après l’accident, quand elle était prisonnière de son lit. Il est intéressant de citer à ce propos le témoignage qui figure dans le journal intime de l’artiste :

Je suis clouée dans mon lit, incapable de me tenir debout, crucifiée par la douleur et la détresse. Ma mère qui fut peintre, installe au-dessus de ma couche un large miroir et je deviens ainsi mon propre modèle.[12]

Elle a peint alors ce qu’elle avait vu – mais que lui a montré ce miroir ? Le miroir ne reflète que le visible, la manifestation de la douleur invisible, comme les larmes ou le regard. D’où vient alors le « deuxième niveau » de l’invisible sur les tableaux ? En regardant les toiles de Frida, nous avons le sentiment que son miroir montrait aussi des choses qui sont d’habitude cachées aux yeux – il montrait alors l’invisible.

Revenons à notre propos concernant la représentation de l’invisible à l’aide des choses invisibles. Nous pouvons classer ces représentations en deux catégories : la première est celle des organes internes qui sont des symboles anciens, comme le crâne, le squelette et le sang. Tous trois représentent la douleur, la mort, la nature éphémère de la vie humaine dans l’art et dans la culture européenne. Sur les tableaux de vanité du XVIIe siècle, le crâne est un motif essentiel, mais on peut également songer aux tableaux représentant le sang qui coule d’une blessure comme si c’était la vie même en train de quitter le corps. Dans le cas de cette artiste mexicaine, nous devons pourtant rajouter aussi les traditions mexicaines à celles de l’Europe : au Mexique, lors des fêtes de Pâques, on fait sauter des squelettes en papier, symbolisant Judas qui a trahi Jésus Christ et qui ne peut retrouver la paix qu’après la mort. Le crâne symbolise aussi la mort : c’est un accessoire indispensable au Jour des Morts (Día de los Muertos)[13]. De ce point de vue, Frida n’a fait que continuer cette longue et riche tradition par ses peintures : elle a représenté la douleur en utilisant le motif du crâne, du squelette et du sang surtout sur les images qui montrent une douleur dont la seule libération est la mort. Sur ses tableaux, ces symboles représentent non seulement la mort, mais aussi la douleur d’une femme abandonnée et brisée.

Sur Le rêve ou Le lit (1940), nous voyons un Judas en papier en forme de squelette allongé sur le lit dans lequel une Frida dort – ou dans lequel une Frida est morte. La présence du squelette implique la présence de la mort sur le tableau, et nous pouvons bien imaginer que le squelette est celui de Frida même – qui n’a jamais été vu par personne. Ainsi, le squelette devient la représentation « invisible » de la douleur de la mortalité. Sur l’Autoportrait dédié à Dr. Eloesser (1940 – année de sa séparation de Diego), Frida porte un collier d’épines qui fait couler le sang de l’intérieur du corps sur son cou. Ce tableau peut bien être une référence à la douleur et à l’humiliation de Jésus-Christ : le don du sang, le sacrifice pour un monde ou – dans le cas de Frida – pour un homme qui ne le mérite pas. Nous trouvons du sang également sur la peinture intitulée Arbre de l’espoir, maintiens-toi ferme (1946). Sur ce tableau, le sang et les blessures sont moins métaphoriques que sur celui mentionné précédemment ; ils témoignent d’une opération douloureuse – qui est déjà le résultat d’un accident douloureux – et ils restent là, à l’extérieur du corps. Désespérée (1945) est une peinture horrifiante, sur laquelle nous voyons non seulement un crâne décoré d’une façon mexicaine, mais aussi du sang et de la chair qui sont en train de retourner d’où ils viennent : à l’intérieur du corps. Sur le dos du tableau, Frida a écrit : « Je n’ai plus d’espoir… tout bouge au rythme que mon ventre accepte. »[14] Cette peinture rend manifeste sa souffrance constante et la perte de dynamisme dans la vie de Frida qui ne survit plus qu’à l’aide de la nourriture.

La chair sur le tableau que nous venons d’analyser nous mène à la deuxième catégorie des représentations : celle-ci consiste en la mise en image de tous les autres organes qui apparaissent sur les peintures de Frida Kahlo, comme entre autres le cœur, les veines ou l’os iliaque. Ce sont en effet ces éléments qui rendent l’œuvre de Frida exceptionnelle : les organes invisibles servant à raconter l’invisible, les sentiments de l’âme. Nous allons étudier en détail ces manifestations non conventionnelles de la douleur de cette femme artiste, en nous appuyant sur ses tableaux les plus remarquables.

Commençons avec Frida et la fausse couche (1932). Sur cette lithographie, nous voyons la douleur d’une femme qui vient de perdre son premier enfant lors d’une fausse couche. Non seulement le corps féminin nu, les veines, le sang, les cellules et l’utérus de Frida deviennent visibles sur cette image, mais aussi l’embryon qui n’est jamais né. Les larmes sur le visage rendent la douleur et la perte encore plus compréhensibles. Ainsi, les deux niveaux de la représentation de l’invisible y sont présents en même temps.

La peinture intitulée L’hôpital Henry Ford (1932) a été créée suivant le même événement que montre la lithographie évoquée. Nous y trouvons presque les mêmes éléments que sur l’image précédente, mais le ventre gros de la femme couchée sur le lit dans une situation fragile et les veines qui se rencontrent dans sa main impliquent que l’embryon, l’os iliaque, la colonne vertébrale brisée, ainsi que les autres objets – comme l’outil chirurgical – se trouvaient un peu avant encore à l’intérieur du corps.

Sur le tableau de sa famille, Mes grands-parents, mes parents et moi (1936), l’artiste présente non seulement les différentes générations, mais aussi la relation entre ses prédécesseurs et elle-même. Nous y voyons trois phases de la vie de Frida : le moment où elle a été conçue, son état d’embryon et elle en tant que petite fille. Deux de ces trois phases sont aussi représentées avec des éléments invisibles : les cellules et l’embryon, le dernier peint sur le ventre du portrait de sa mère. Cette fois-ci, le sentiment féminin n’est pas celui de Frida, mais celui de sa mère qui semble être tout à fait indifférente à la fille qu’elle porte en elle-même ; or la douleur est celle de Frida, à qui l’amour maternel fort a toujours manqué.

Le tableau Ma nourrice et moi ou Je tète (1937) est aussi en relation étroite avec la maternité qui était un des sujets les plus troublants et importants pour la peintre. Sur ce tableau, nous voyons une nourrice qui porte un masque et l’intérieur d’un de ses seins. Quant à Frida, elle n’avait jamais eu l’opportunité d’allaiter son propre enfant, et elle-même avait été allaitée par une nourrice indienne payée, avec qui elle n’avait aucune relation, tout comme avec sa mère, qui n’avait ni le temps ni l’énergie de la nourrir. Les glandes dans le sein servent donc à présenter cette relation froide de pur intérêt entre les trois femmes : Frida, sa mère et sa nourrice[15].

Le Souvenir ou Le cœur (1937) a été peint après que Frida avait découvert l’affaire entre son mari et sa sœur. Nous y reconnaissons le visage et les larmes du premier niveau de la représentation de l’invisible de Frida – auquel peut appartenir le déplacement des bras de la femme au milieu de la peinture, et nous voyons son propre cœur, coupé de son corps et mis au sol pour saigner. Tous les deux niveaux de l’invisible se manifestent alors sur ce tableau.

Une autre toile conçue pour représenter la douleur de l’infidélité de son mari est Les deux Frida (1939). Cette toile, qui a été peinte après le divorce avec Diego, montre le cœur profondément brisé de Frida. Au premier niveau de la représentation de l’invisible, nous trouvons le visage bien connu de l’artiste, mais aussi deux Frida, ce qui signifie la séparation de Diego. Au deuxième niveau, nous découvrons pourtant non seulement le cœur, les veines, le sang – qui coule lentement sur la robe blanche de la « Frida européenne » (comme plusieurs biographes et chercheurs appellent la figure à gauche) –, mais nous y voyons aussi l’intérieur de ce cœur. Selon toute apparence, Frida ne se contente pas de la représentation des larmes, des veines, des cœurs, elle veut aller encore plus loin : elle dévoile la partie du corps la plus cachée, la plus vulnérable, la plus intime.

Combien de niveaux de représentation de l’invisible dans l’œuvre de Frida Kahlo existe-t-il alors ? Nous avons découvert le premier niveau, le niveau sur lequel la douleur se présente sous forme du regard et des larmes ; nous avons vu ensuite le deuxième niveau, celui des choses invisibles, comme les organes internes ou les embryons. Mais où pouvons-nous ranger alors l’intérieur du cœur ? Et où pouvons-nous mettre le corps nu qui est normalement caché sous des vêtements ? En regardant le tableau de Frida intitulé La colonne vertébrale cassée (1944), nous nous rendrons vite compte qu’il n’y a pas uniquement deux niveaux de l’invisible dans cette œuvre, mais bien plus. Au premier niveau, nous trouvons ce qui est visible pour tous : les larmes, le regard et les vêtements. Le deuxième niveau n’est pas l’intérieur du corps, mais le corps nu – qui est visiblement abîmé. Cela est suivi par un troisième niveau : l’intérieur du corps, la colonne vertébrale même. Et, finalement, au quatrième niveau, nous retrouvons l’intérieur des organes internes : l’intérieur du cœur, l’intérieur de l’utérus. Frida avait donc plusieurs moyens de saisir l’invisible, tout comme elle était capable de présenter la douleur à plusieurs niveaux : il nous semble qu’elle a réussi à communiquer tous les sentiments douloureux et invisibles qu’une femme peut avoir.

Nous pouvons nous demander pourquoi Frida a choisi, pour ses œuvres, de creuser dans son propre corps. Sophie Lhomelet-Chapellière trouve qu’il s’agit là d’une « fascination éprouvée par Frida à se regarder souffrir »[16]. L’œuvre de Frida est, du moins dans la lecture de Lhomelet-Chapellière, le signe de la perversion de l’artiste, de son narcissisme et de son exhibitionnisme. Nous pensons pourtant à ce sujet que, comme c’était son propre corps qui se trouvait à la source de la plupart de ses douleurs, Frida est seulement repartie aux origines de ses sentiments invisibles. Comme l’écrit Charles Gardou :

Cette conquistadora va toujours jusqu’au bout, jusqu’au fond d’elle-même, pour surmonter les obstacles qui jonchent sa route et pour faire un sort à sa souffrance physique et morale. Elle trouve dans l’art sa seule intégrité, son unique moyen de survivre à la déchéance de son corps, à ses interrogations angoissées. Ses œuvres picturales puisent au fond d’elle-même, en arrachant à sa propre chair.[17]

Enfin, ce n’est pas seulement son propre corps qu’elle autopsie. Frida se met à la recherche de l’invisible dans tout ce qui est autour d’elle, et notamment tout ce qui est caché devant les yeux. Pensons par exemple aux racines des plantes, qui apparaissent entre autres sur l’Autoportrait aux frontières du Mexique et des États-Unis (1932). Les racines sont les parties des plantes que l’on ne voit pas normalement pendant qu’elles sont encore vivantes, mais qui deviennent visibles sur cette peinture. Sur les natures mortes de Frida, nous trouvons des fruits coupés en deux – comme son cœur, son utérus et tout son corps. Elle montre l’intérieur des pastèques, des melons et des abricots, par exemple sur Nature morte avec un drapeau (1952-54) ou sur Nature morte avec des pastèques (1953).[18]

Lors du présent travail, nous avons cherché, dans l’œuvre picturale de Frida Kahlo, la représentation des sentiments invisibles par des choses invisibles. Pourquoi Frida a-t-elle peint les parties invisibles des plantes et des fruits ? Quels sentiments invisibles peuvent-elles représenter ? En étudiant les portraits, et surtout les autoportraits de Frida, nous pouvions nous appuyer sur les événements de sa vie, mais dans le cas des plantes et des fruits, nous devons aborder le problème d’une autre perspective : Frida a trouvé leur partie la plus intime, la plus cachée et vulnérable, comme cette partie de soi-même. Elle retourne aux sources de la vie, de sa douleur, de ses sentiments qui se trouvent à l’intérieur, au cœur du corps, au cœur des fruits, au cœur de la terre. Frida a ainsi réussi à peindre les plantes et les fruits à deux niveaux : au premier niveau, nous voyons la surface, les fleurs et les fruits entiers, au deuxième niveau, nous découvrons les racines et les noyaux.

Au terme de ce travail, il nous semble utile de récapituler brièvement notre parcours. Notre but consistait à dévoiler les différents niveaux de la représentation des sentiments invisibles dans l’œuvre de Frida Kahlo. Au début, nous nous sommes mis à étudier deux niveaux, devenus quatre à la fin de nos recherches. Nous avons vu comment la vie avait forcé cette femme brisée et vulnérable – mais en même temps incroyablement forte mentalement – à défaire son propre corps pour l’exposer au monde, en représentant les sentiments douloureux qu’une femme peut ressentir, mais que les autres ne peuvent jamais voir. Si nous n’avons pas parlé de l’importance par exemple des vêtements de Frida qui cachent le « deuxième niveau » de l’invisible sur ses tableaux, c’est parce que l’objectif de notre travail était en effet bien plus modeste : c’est à partir du corps vivant, et surtout le corps féminin, que nous avons essayé de découvrir les niveaux de la représentation de l’invisible dans l’œuvre de Frida Kahlo.

Bibliographie

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Luca Molnár
Université de Szeged
Département d’Études Françaises
Egyetem utca 2, 6722 Szeged
luca.molnar@hotmail.com


 

[1])  HAGUÉ, Ch. : À propos de Frida Kahlo, peinture est réel du corps. In : Analyse Freudienne Presse, 2009/1, n°16, p. 39.
[2])  Ibid., p. 38.
[3])  Sur l’effet de la révolution mexicaine sur l’art et la littérature, voir entre autres RODRIGUEZ, M. : Gabriela Cano, Mary Kay Vaughan, Jocelyn Olcott (comps.). Género, poder y política en el México posrevolucionario | Gabriela Cano, Se llamaba Elena Arizmendi. In : Mélanges de la Casa de Velázquez, 2013/1, n°43, pp. 297-299.
[4])  Diego Rivera (1886-1957) a peint de nombreuses fresques au Mexique et aux États-Unis, dont la plupart ont comme sujet le communisme. Il avait quatre femmes, dont Frida Kahlo était la troisième.
[5])  Sur l’amour et le mariage de Frida Kahlo et Diego Rivera, voir LE CLÉZIO, J.-M. G. : Diego et Frida. Paris : Gallimard, 1995.
[6])  Parmi de nombreux biographes auxquels nous devons la biographie de Frida Kahlo, voir KETTENMANN, A. : Frida Kahlo. Köln : Taschen, 2011.
[7])  Pensons aux différentes représentations de la Vierge, qui tient le cadavre de son fils dans ses bras en pleurant.
[8])  Sur la question bien complexe du traumatisme et des phénomènes psychologiques dans la vie et dans l’œuvre de Frida Kahlo, voir entre autres HAGUÉ, Ch. : Art. cit. ; ainsi que DUMAS-PUX, D. : Éros Khalos. Le bel amour. In : Cahiers jungiens de psychanalyse, 2010/1, n°31, pp. 33-42.
[9])  HAGUÉ, Ch. : Art. cit., p. 42.
[10])  Cité par HAGUÉ, Ch. : Art. cit., p. 42.
[11])  À l’École préparatoire nationale, Frida a étudié pour devenir médecin, ce qui explique également sa fascination pour le corps humain.
[12])  Cité par HAGUÉ, Ch. : Art. cit., p. 42.
[13])  Le Jour des Morts est une fête mexicaine à la fin du mois de novembre, quand les familles se réunissent et prient pour les morts, et leur préparent des autels et des repas.
[14])  Cité par KETTENMANN, A. : Op. cit., p. 70.
[15])  Sur la question bien délicate des seins dans la peinture et surtout des seins représentés sur les tableaux de Frida Kahlo, voir GAGNEBIN DE M’UZAN, M. : Des figurations du sein dans l’art au XXe siècle. In : Revue française de psychosomatique, 2007/1, n°31, pp. 139-154.
[16])  LHOMELET-CHAPELLIÈRE, S. : Les doubles, le miroir et la création. Frida Kahlo peintre : de l’enfance de l’art au passé recomposé. In : Dialogue, 2010/3, n°189, pp. 9-19.
[17])  GARDOU, Ch. : Handicap, corps blessé et cultures. In : Recherches en psychanalyse, 2006/2, n°6, p. 37.
[18])  Un conte anglais présente aussi la problématique de l’intérieur quasi invisible d’un fruit. Dans le conte, un petit garçon ne peut libérer ses parents de la captivité de la sourcière qu’en lui montrant quelque chose que personne n’avait jamais vu. Le petit garçon coupe une pomme en deux – et comme l’intérieur de la pomme n’avait jamais été vu avant, il sauve ses parents. Cf. HAWTHORN, Ph. : Bedtime Stories. London : Usborne Publishing Ltd., 1991.