The Mirror, the Secret, and the Sacred
The perception opens the visible world. How it is then with intuition when the visible is hemmed by the invisible? What are the phenomenological and anthropological conditions of experience of invisible? We can proceed from mirror-reflections which provoked a number of beliefs in supernatural. They are inseparable from dimension of the sacred, from that what at the same time shows and hides itself. In final analysis, can we find in category of the sacred, in its diverse forms, the affective and cognitive key to the invisible?
Keywords · mirror, secret, sacred, hermeneutics
L’anthropologie culturelle et symbolique nous met en présence d’une perception, d’une imagination ou d’une croyance en une surexistence par rapport au monde donné, qui ne se laisse pas réduire à un irréel ni à un délire. Elle se manifeste à une conscience sur un mode spécifique, celui d’une apparition ou d’une épiphanie, sous forme de pressentiments, de dévoilements, de rencontres avec un au-delà du visible. Ce non visible, situé au devant, au dessus ou en deçà du visible, tout en pénétrant dans le champ du vécu et du dicible, se refuse cependant à être arraisonné, transféré, approprié pour être rabattu sur le visible. Par là, il ouvre sur l’expérience du sacré, en tant que celui-ci fait surgir dans notre sensibilité ou nos représentations un plan d’inaccessible, de non instrumentalisable, d’un inter-dit. Par là le sacré, en ce qu’il est hétérogène au quotidien et au profane se met en réserve, garde un secret. Comment rendre compte de ces catégories si souvent associées, d’invisible, de secret et de sacré ? Comment permettent-elles de structurer et de comprendre une part d’ombre de notre expérience du monde et des autres ?
Nous nous proposons de parcourir quelques « topoi » d’imaginaires de l’invisible inhérents aux mythes et symboles religieux, à la littérature narrative et poétique et à la pratique de rituels plus ou moins magiques. Il s’agit toujours de seuils, d’interfaces, de portes qui ouvrent sur une altérité tout en n’y donnant jamais totalement accès. On peut commencer par l’expérience universelle du miroir, de l’ombre, du reflet, où l’image s’imprime sur la surface des choses sans intervention de la main humaine, qui nous confronte à un paradoxe, la surface du miroir est à la fois toute entière adonnée à rendre possible la visibilité par la duplication, et en même temps elle nous renvoie par la nature même fragile et évanescente du reflet à un autre monde au dessus ou au delà du miroir.
L’approche du secret visualisé par ses indices comme dans la peinture, nous met en présence ensuite d’un invisible médié par une intentionnalité qui dissimule, pour donner consistance à ce qui est caché. Le monde se tient alors à la lisière du « se montrer » et du « se cacher ». Enfin on peut rejoindre la catégorie séminale de sacré, primaire et secondaire, dont la genèse sensitive et cognitive recèle probablement une des clés majeurs de la valorisation de l’invisible. La sacralisation est le ressort anthropologique par lequel nous nous arrachons au monde visible sans donner prise sur l’invisible absolu, elle ouvre bien ainsi sur une structure ternaire qui nous permet de comprendre et de dépasser la dualité originaire du visible et de l’invisible.
L’expérience des miroirs[1]
Bien avant l’image du miroir, sa fonction de duplication a déjà été assurée par l’ombre, qui s’apparente à une sorte de reflet opaque sur une surface, qui ne conserverait de la forme reflétée que la silhouette approximative et tremblée. La perception des ombres du corps peut d’ailleurs être considérée comme la plus élémentaire expérience spéculaire, surtout pour des sociétés privées d’artefacts réfléchissants. À la différence d’ailleurs du miroir, dont l’image n’est plus observable lorsque le sujet s’en éloigne, l’ombre a l’avantage d’être une réplique indissociable de son modèle, une image couplée avec l’être. En présence d’une source lumineuse l’ombre est moins associée aux propriétés d’un objet lisse qu’à celles d’un sujet faisant écran à la lumière. Dans l’ombre, la duplication du corps engendre une image schématique et intouchable qui donne à imaginer aisément un corps subtil débarrassé de sa matérialité pesante et résistante.
Il est possible que l’ombre ait pu suggérer à l’homme primitif, antérieurement à tout système de croyance religieuse, que son corps physique était doublé par un autre, identique à lui, mais immatériel, qu’il faut bien appeler une âme. L’ombre apparaît alors comme la trace ou l’effigie matérielle d’une âme qui m’accompagne, me suit ou me précède, participe en tout cas toujours de mon identité. Comme le suggère H. Bergson :
« Le primitif » n’a qu’à se pencher sur un étang pour y apercevoir son corps tel qu’on le voit, dégagé du corps que l’on touche. Sans doute le corps qu’il touche est également un corps qu’il voit : cela prouve que la pellicule superficielle du corps, laquelle constitue le corps vu est susceptible de se dédoubler, et que l’un des deux exemplaires reste avec le corps tactile. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a un corps détachable de celui qu’on touche, corps sans intérieur, sans pesanteur, qui s’est transporté instantanément au point où il est. Que ce corps subsiste après la mort il n’y a rien en lui sans doute, qui nous invite à le croire. Mais si nous commençons par poser en principe que quelque chose doit subsister, ce sera évidemment ce corps et non pas l’autre car le corps qu’on touche est encore présent, il reste immobile et ne tarde pas à se corrompre tandis que la pellicule visible a pu se réfugier n’importe où et demeurer vivante. L’idée que l’homme se survit à l’état d’ombre ou de fantôme est donc toute naturelle.[2]
C’est pourquoi l’ombre, qui en latin (umbra) désigne également le reflet, l’image spectrale, revêt dans toutes les cultures des attributs magiques et sacrés. Au lieu d’être dédaignée pour sa fragile évanescence et ses contours trompeurs, l’ombre doit être précisément sauvegardée car elle conditionne et garantit la pérennité de l’individu. Le fait d’être accompagné de son ombre atteste la présence vigilante de l’âme, et Denis de Rougemont rappelle à juste titre que dans la tradition alchimique l’ombre est une Liquor vitae, un principe d’activité vitale répandu dans tous les organes du corps. Les folkloristes et ethnographes ont inventorié une masse hétéroclite de croyances et rites qui attestent combien les doubles, ombres et reflets sont craintivement protégés comme des entremetteurs sacrés :
Les peuples primitifs possèdent une quantité énorme de tabous se rapportant à l’ombre. Ils croient que chaque tort fait à l’ombre frappe son possesseur. Ils craignent de laisser tomber l’ombre sur certains objets (surtout les aliments). Ils redoutent l’ombre d’autres personnes (surtout des femmes enceintes, des belles-mères, etc.) et veillent à ce que personne ne traverse leur ombre. Aux îles Salomon, à l’est de la Nouvelle Guinée, tout indigène qui met le pied sur l’ombre du roi est puni de mort. Les peuples primitifs ont surtout soin que leur ombre ne tombe ni sur un mort, ni sur un cercueil ni sur une tombe, aussi font-ils leur enterrement la nuit.[3]
Loin de passer donc pour une fantasmagorie déréglée, l’ombre est considérée comme tutélaire et sa fonction se rapproche de celle de tous les esprits protecteurs. Corollairement, lorsqu’un corps ne projette plus d’ombre en pleine lumière, il risque d’être abandonné par son âme, bref de devenir inanimé. C’est pourquoi l’heure de midi, qui voit s’estomper les ombres, est entourée de tabous et de craintes dans de nombreuses superstitions[4]. D’ailleurs l’annonce de la mort ou une menace sur l’intégrité physique d’un être sont toujours emblématisées, dans l’imaginaire, par l’absence de reflets dans le miroir.
Plus tard l’hermétisme de la Renaissance décèle dans la Nature, dans la beauté et dans la femme, une parcelle de lumière, vestige d’une perfection perdue, signe avant-coureur d’une perfection à retrouver. À ce titre, le miroir sert à véhiculer ici-bas les reflets du monde intelligible, et à convertir ensuite les formes sensibles vers leur modèle idéal originel. Sous l’influence de l’école néoplatonicienne de Florence, de Marcile Ficin en particulier, la beauté de la Femme est conçue comme un reflet d’une beauté divine et il appartient à l’art d’aimer de retrouver dans les apparences du corps les formes du beau éternel.
Au delà d’un corps et d’un visage parfaits, la belle femme est une incarnation de la splendeur divine. En cette femme-miroir, le regard masculin puise sa force, trouve le chemin d’une élévation. Une belle femme est l’objet le plus beau qui se puisse voir, et la beauté est le plus grand don que Dieu ait jamais élargi à la créature humaine, vu que par la vertu d’icelle, nous dressons l’esprit à la contemplation, et par la contemplation, au désir des choses célestes […][5],
écrit Ange Firenzula, auteur écouté d’un Discours de la Beauté des Dames. Ainsi, « la beauté est perçue comme un reflet par lequel s’anime et brille un monde idéal, l’univers de la perfection divine »[6].
Lorsque Le Titien, avant Velasquez ou Rubens, peint une Vénus au Miroir, il ne peut s’agir d’un tableau érotique, ni d’un blâme du narcissisme féminin. À travers l’image d’une Femme nue souvent assoupie et qui s’éveille devant un miroir, prend forme une allégorie spirituelle invitant l’homme à s’illuminer à nouveau au contact de la beauté céleste dont le miroir assure la reconnaissance, la réflexion, dans la beauté terrestre. Mais Vénus, symbole de la beauté féminine, et plus largement de la Mère Nature tout entière, est aussi une personnification de l’âme qui trouve en elle la messagère de son propre embellissement, de sa propre régénération au contact de la lumière divine. En ce sens, Frédérik Tristan a raison de souligner que dans cet érotisme sacré, le miroir n’est plus un instrument d’autoscopie de la femme, mais un véhicule de lumière qui vient révéler la femme, l’âme, la Nature à elles-mêmes et présider à leurs futures métamorphoses :
Dans « La Vénus au Miroir » de Velasquez, dans « La Suzanne surprise par le Vieillard » de Tintoret, dans « La Toilette de Vénus » de Rubens, ne serait-ce pas eux (les miroirs) qui illuminent le corps devant lequel l’ange les place ? Alors que nous pensions que Vénus émanait sa beauté en direction du miroir, ne serait-ce pas que ce miroir est, en vérité, une ouverture par laquelle se déverse la lumière ravivant Vénus et Suzanne ? Considérons la « Vénus au Miroir » de Titien sous cet angle nouveau. N’est-elle point comme frappée de stupeur émerveillée devant cette beauté qui l’entreprend et qu’elle découvre ? Le miroir tenu par l’angelot d’amour est la fenêtre par laquelle la lumière primordiale pénètre dans le monde déchu et le vivifie, l’illumine, la nature, dès ce moment, recouvrant sa gloire perdue et être couronnée. Ce miroir est une pénétration du temps et de l’espace divins dans le temps et l’espace profanes.[7]
Ainsi, le miroir qui a d’abord contribué à l’avènement du désir prévaricateur, et de la chute, offre la clarté de ses reflets pour tirer à nouveau les hommes vers leur principe de régénération, pour convertir leurs noires passions en vertus lumineuses.
Déjà dans la cosmologie traditionnelle, le miroir apparaît comme un lien privilégié entre le microcosme humain et le mésocosme sidéral, où gravitent les astres, la Lune et l’éther, en qui déjà l’être divin se réfléchit une première fois. Les miroirs vont servir ainsi à capter au ciel visible les reflets émanés du centre de toute la création. Ainsi chamans, devins, magiciens s’emparent de miroirs pour décrypter les signes des dieux. Dans le chamanisme asiatique, les miroirs permettent par exemple d’entrevoir le mouvement des âmes dans le monde céleste intermédiaire et d’entrer en contact avec elles.
Les toli, miroirs de cuivre des chamans, captent (aussi) les âmes tout en éclairant la route vers le monde inférieur. Sous l’influence chinoise, le miroir a acquis un symbolisme compliqué mais une relation première l’unit au soleil et à la lune. Dieu dans un récit altaïen, a mis au ciel deux grands toli. Ces miroirs réfléchissent comme les yeux de Num, l’image de toutes choses et pour les connaître, le devin dirige à son tour un miroir vers l’un ou l’autre des deux astres.[8]
Selon une tradition issue de l’astro-biologie babylonienne, renouvelée par l’hellénisme, le ciel astral configure un véritable miroir céleste, doté d’une Âme du monde capable d’animer à son tour l’esprit de l’homme :
C’est en contemplant le miroir de l’esprit (Pneuma) que l’homme est transformé en l’image qu’il contemple. Or, le Pneuma étant l’Esprit divin, cette transformation est une divination.[9]
La pratique sacrée de la divination par miroir s’est particulièrement développée depuis l’antiquité dans toute l’aire de civilisation méditerranéenne. Le miroir, au même titre que les plaques de cuivre, les boucliers, le cristal, les pierres précieuses, permet d’accéder à des révélations sur le cours des choses, sur les intentions des dieux et de mieux disposer les actions humaines selon l’ordre du destin. Ainsi les Grecs, comme le relatent Aristophane, Varron ou Pausanias, avaient recours à la catoptromancie pour prédire l’issue d’événements familiers ou militaires. À Rome, selon Spartien, dans son Histoire Auguste :
Didius Julianus eut recours aux révélations qui proviennent, dit-on d’un miroir, dans lequel, selon la croyance générale, des enfants dont on a fasciné les yeux et ensorcelé la tête, voient les choses qui auront lieu. On dit qu’un enfant vit ainsi la venue de Sévère et le départ de Julien.[10]
L’engagement de personnes vierges et surtout d’enfants dans ces rituels est particulièrement expressif de l’imaginaire du miroir divinatoire. Il apparaît comme l’instrument d’élection de l’enfant, qui sait aussi bien s’y réfléchir, dans la jubilation de son double, qu’entrer en contact avec des forces invisibles qui prennent corps dans ses reflets. Immature et inachevé, proche des forces primitives, libre de toute sujétion logique, disponible pour toutes les sollicitations de la fantasmagorie, l’enfant noue des relations privilégiées avec toutes ces apparitions survenant à la surface des miroirs. Son imagination créatrice, encore préservée par l’innocence de l’âge, sait capter le jeu des formes, et tel le miroir, se laisse impressionner par les reflets surnaturels, comme l’on parle de l’impression d’une pellicule photographique. L’enfant sait voir derrière les apparences et donner corps à ce qui s’y profile. Car selon l’expression de Jean Paul « un grand cristal est suspendu entre ciel et terre, en lui se reflètent les images magnifiques d’un monde inconnu et neuf, mais seul l’œil limpide d’un enfant peut les voir. L’œil souillé de la bête n’aperçoit même pas le miroir »[11]. Selon une temporalité symbolique à rebours, qui inverse la durée prosaïque, l’enfant passe pour posséder une sagesse supérieure à celle de l’homme achevé. Appartenant linéairement au passé de l’être mûr, il représente en fait son avenir dont il a la prescience. Mais, par cette participation aux puissances lumineuses qu’entraîne sa pénétration dans le cercle magique où le miroir lui livre ses signes, l’enfant est plus que tout autre, exposé aux charmes redoutables du miroir, et il n’affronte pas sans risques ni séquelles ces rendez-vous avec des formes surnaturelles qui s’immiscent dans son double. C’est pourquoi dans de fréquentes superstitions, l’enfant qui se regarde dans une glace s’expose à de graves dangers durant sa croissance. Plus profondément l’enfant est élu dans la catoptromancie comme image de l’âme visionnaire, étant à cheval sur deux mondes, l’un coextensif aux lois naturelles du monde physique, l’autre pénétré de forces obscures qui traversent l’intériorité de l’âme. Chez l’enfant, les deux versants se touchent et leur frontière connaît une labilité précieuse. Analogiquement, comme le suggère le romantique allemand Ennemoser, « l’âme visionnaire est faite comme un miroir qui d’un côté présente un tain naturel, et de l’autre intègre en soi les rayons immatériels en tant que substance spirituelle »[12].
Les croyances de la catoptromancie peuvent donc être considérées comme une dérivation d’intuitions visionnaires, dans lesquelles le miroir joue le rôle d’agent émotionnel ou de catalyseur de la conscience. Dans la même perspective, le penseur arabe du XIIIe siècle, Ibn Khaldoun, associe les techniques spéculaires aux opérations d’une imagination spirituelle qui visualise intérieurement une autre réalité :
Quelques personnes croient que l’image aperçue de cette manière se dessine sur la surface du miroir ; mais ils se trompent. Le devin regarde fixement cette surface jusqu’à ce qu’elle disparaisse et qu’un rideau, semblable à un brouillard, s’interpose entre lui et le miroir. Sur ce rideau se dessinent les formes qu’il désire apercevoir et cela lui permet de donner des indications soit affirmatives, soit négatives sur ce qu’on désire savoir. Les devins, pendant qu’ils sont dans cet état, n’aperçoivent pas ce qui se voit réellement (dans le miroir) ; c’est un autre mode de perception qui naît chez eux et qui opère, non pas au moyen de la vue, mais de l’âme.[13]
Le miroir physique sert ici de support matériel à un travail de l’imagination qui par sa force productrice d’images tente de se représenter ce qui n’a pas, n’a plus ou n’a pas encore de réalité ici et maintenant. Ces miroirs sont donc moins des objets à effets imaginaires, comme le soutiendrait un esprit positiviste moderne, que des auxiliaires de l’imagination, dans son travail d’exposition de réalités spirituelles.
Pour les spirituels iraniens, les images épiphaniques de Dieu, comme les reflets spéculaires relèvent d’une imagination, créatrice de figures typifiantes de la Divinité, véritables intermédiaires entre le sensible et l’intelligible.
La vérité c’est que les formes que l’on voit dans les miroirs de même que les formes imaginatives, ne sont pas matériellement empreintes, ni dans le miroir, ni dans l’imagination. Non, ce sont des « corps en suspens » ne dépendant pas d’un substrat (auquel ils seraient mélangés comme la couleur noire par exemple, l’est avec le corps noir). Ils ont certes des lieux d’apparition ou lieux épiphaniques (mazâhir), mais ils n’y sont pas contenus matériellement… Lors donc que dans les cas des miroirs l’on convient de l’existence d’une image autonome, bien qu’elle soit toute en surface, sans profondeur, tandis que ce dont elle est l’image… est un accident, on admettra a fortiori l’existence d’une quiddité substantielle celle de l’archétype… ayant une image accidentelle.[14]
La phénoménologie spéculaire, telle que l’a développée H. Corbin, permet donc de dégager un espace-temps propre à cette hiérophanie spirituelle, le mundus-imaginalis, dont les images multiples, activées par l’imagination visionnaire, sont autant de modes d’apparition de l’Unité divine.
Grâce à l’imagination active le cœur du gnostique projette ce qui se trouve réfléchi en lui (ce dont il est le miroir) et l’objet sur lequel il concentre ainsi sa puissance créatrice fait son apparition comme ayant une réalité extérieure, extra-mentale.[15]
En conclusion, le miroir doit sans doute sa puissance de fascination et de séduction à une alliance étrange entre une matérialité opaque et une translucidité immatérielle. Se prêtant aux manipulations les plus diverses, il est en même temps inséparable de formes spirituelles qu’il préfigure, active ou symbolise.
Le secret ou la dissimulation du monde[16]
L’invisible n’est pas toujours rencontré sur le mode d’une transcendance involontaire mais produit, institué parfois, par le retrait même du visible. L’invisible entre alors dans le jeu du masquage et du voilement qui nous confronte aux ambivalences du « se cacher » et du « se montrer », sources d’expériences intrigantes et fascinantes du réel. On peut repartir du tableau du Titien, « Vénus et les femmes au coffre » (1538), en suivant les interprétations inspirées de Frédérik Tristan pour qui le tableau met en scène le dévoilement de l’âme représentée par le corps nu de Vénus et l’invitation à une quête initiatique pour déchiffrer la vérité cachée, illustrée par les coffres dans lesquels fouillent des servantes. Ce tableau ne recèle-t-il pas le dispositif de tout le jeu subtil du secret ?
Car comment savoir que tout n’est pas montré et dit, puisque par définition, le secret suppose qu’il n’entre pas dans le champ de la vue et de la conscience ? Comment savoir que l’espace que je vois comporte un espace caché, puisque la porte d’entrée secrète est invisible ? Il faut donc des indices et des signes qu’il existe autre chose, que tout n’est pas donné. Il convient de mettre en place un dispositif de mise en scène de la dissimulation qui retire de la vue tout en laissant paraitre une voie d’approche. La porte est alors ouverte sur une sémiologie du leurre, du mensonge, du sens de la profondeur derrière la surface. Le secret est alors comme un entre-deux, un clair-obscur qui produit une dramaturgie du silence, du dissimulé.
1) Une des formes premières pour cacher consiste à mettre une barrière entre ce qui est accessible et ce qui est inaccessible (à la vue ou à l’oreille). On prend acte d’un espace creux, sombre, qui dissuade mais attire aussi. Tel est le cas du langage propre aux textes incompréhensibles parce que codés en un autre langage. Il existe donc une phénoménologie et une symbolique annonciatrices du secret, qui consistent en des formes symboliques qui inhibent, freinent la compréhension ou la vision, tout en suscitant le désir de connaître. Hiéroglyphe égyptien, morphologie des espaces présumés cacher des secrets (grotte), en sont les champs d’exemplification les plus significatifs.
Le secret est chargé de protéger contre son dévoilement, mais il suggère aussi la curiosité, la connaissance. Garder secret n’est pas seulement se taire, mais dissimuler, fabriquer des apparences trompeuses, des simulacres, qui le rendent inaccessibles, comme la caverne de Platon. Une telle occurrence est source d’imagination inventive et de production de fantastique (codage indéchiffrable). Chercher le secret est alors une aventure de la transgression qui prend le risque de passer outre. La quête du sacré s’opère avec violence. La transgression est dangereuse et peut se payer au prix fort comme dans la « malédiction » de la violation de la tombe de Toutankhamon.
2) À l’opposé, d’autres secrets largement reconnus se donnent comme des mystères, ce qui dissout la forme de ce qui est caché et rend difficile l’emprise. Le code est remplacé par la métaphore, l’analogie, le symbole, l’allégorie. Il ne suffit plus de décoder mais il faut déchiffrer, ce qui suppose une lente appropriation, semblable à l’initiation. Telles sont les pratiques de l’Alchimie, de la franc-maçonnerie, où le secret est connu mais il faut encore l’intérioriser pour se l’approprier.
Il ne s’agit plus de maîtriser techniquement le code secret, mais d’atteindre progressivement à la lumière qui dévoile. L’attente peut être longue, l’Apocalypse chrétienne, entendue comme le dévoilement des secrets annoncés, est toujours encore en attente (la Jérusalem céleste). Il s’agit donc d’un secret de profondeur, qui sollicite un imaginaire de la quête et non de la transgression, qui exige une préparation et une transformation de soi pour le comprendre. On peut même arriver au cas où la structure du secret est vide, le cheminement révélant qu’il n’y avait rien de caché, mais qu’il suffisait de prendre la posture du chercheur (comme dans les énigmes du sage chinois).
3) Le secret en fait ne se rapporte pas seulement à tel ou tel domaine qui dépend de décisions humaines, comme lorsqu’on décide de garder quelque chose de secret (militaire, famille), mais peut être une structure de manifestation de l’Être, par rapport aux possibilités de compréhension humaine. La pensée traditionnelle admet que la nature et le langage sont d’essence secrète et que nous ne faisons que chercher à les décoder. Tel est le cas du thème de la langue originelle des dieux, plus complexe que nos langues. Tout est alors ésotérique et nous ne faisons que réduire le sens à des points de vue. Plus généralement la pensée mythique raconte des histoires qu’il faut ensuite déchiffrer. Comme l’a montré l’herméneutique, interpréter le mythe c’est le rendre exotérique, déployer ses sens profonds en niveaux de sens plus simples et clairs, en redressant le sens littéral, ce que pratiquait à l’égard des Évangiles et de leurs paraboles, la tradition médiévale d’exégèse des quatre sens des saintes Écritures[17].
Cette démarche est reprise par la philosophie de Martin Heidegger qui associe l’essence de l’Être à ce qui se dévoile tout en restant en retrait et que seul le poétique peut approcher, en s’en faisant en même temps le berger, le gardien. Heidegger, après avoir jeté les fondements d’une nouvelle métaphysique de la finitude existentielle dans Être et Temps, celle d’un « Dasein » pour qui tout possible est déterminé par la certitude de mourir, promeut aussi un style de pensée poétique, comme nouvelle figure du philosopher et de l’art à venir, exact opposé, véritable antidote de la connaissance scientifique et de l’action technique. Prenant appui sur l’héritage poétique romantique (De Hölderlin à Rilke), Heidegger décrit phénoménologiquement ce « dichten », qui à travers une langue nourrie de racines archaïques, tente de saisir la donation de l’Être à travers ses manifestations sensibles offertes à l’expérience du « Dasein ». La maison de la Forêt noire, comme le chemin de campagne, deviennent ainsi des expériences où la langue, allemande en l’occurrence, appréhende en même temps l’ouverture et le retrait du monde, son « se montrer » et son « se cacher ». De même toute œuvre d’art, peinture et poésie, joue de cette ambivalence originaire du dévoilement et du retrait, signes mêmes de leur participation à la vérité.
Une perpétuelle réserve court à travers l’éclaircie sous la double forme du refus et de la dissimulation… l’essence de la vérité, c’est-à-dire de l’être à découvert, est régie par un suspens. Ce suspens n’est pas un manque ou un défaut, comme si la vérité était tenue de n’être que vaine éclosion s’étant défaite de toute réserve. Il appartient à l’essence de la vérité comme être à découvert de se suspendre sur le mode de la double réserve.[18]
Car si le langage scientifique objective, explique, détotalise ce dont il parle, le langage poétique saisit au contraire l’entrelacement du « Dasein » et du monde, et bien plus permet de comprendre comment une phanie du monde rend possible l’être du « Dasein ». C’est donc bien le propre du langage poétique et des arts en général de donner accès à une lumière du monde, inséparable d’une ombre, car c’est dans ce paradoxe de l’obscurité en pleine lumière que réside la vérité pensée, que la science ne peut jamais atteindre par la langue du calcul.
La production technique est l’organisation de la séparation. Le mot de séparation (« Abschied »),… est un autre mot fondamental de la poésie de Rilke.[19]
Opposant l’approche du poétique de Rilke au « logos » calculant, Heidegger souligne combien le dire poétique est à la fois quête de sûreté et exposition au risque. « Le poème pense l’être de l’étant, la nature en tant que risque. »[20] Ce risque vient précisément de ce que le langage devient l’horizon de l’être au lieu d’être mis au service de la maîtrise de l’étant :
À la différence de l’énonciation, il y a un dire qui s’ouvre expressément à la diction comme telle, sans pour cela raisonner sur la langue, ce qui en ferait aussi un objet. L’entrée à une diction caractérise un dire qui suit la trace de ce qui est à dire, uniquement pour le dire. Nous pouvons penser que ce qui est à dire, c’est ce qui, par sa nature, appartient à l’enceinte de la langue.[21]
La langue poétique, en accédant à cette dimension ontophanique, s’arrache donc au statut de la langue logique pour laisser apparaître précisément la dimension de l’être que la langue dissimule.
4) On est donc en face de deux logiques : soit on peut dire que tout est clair et ouvert et que nous cachons certaines informations ou significations en les rendant secrètes, ce qui produit les artifices du cryptique ; soit inversement on peut dire que tout est entouré de secret (comme l’ombre et la lumière) et que nous cherchons à dévoiler un peu ces secrets en les ramenant dans la sphère de la clarté. Le secret est alors ce qui échappe au savoir mais qui ne peut que se représenter en images. Ce qui est invisible/indicible engendre des imaginaires, parfois au sens de fictions (on délire sur les secrets), parfois au sens du mythe, de ces manifestations de l’originaire, qu’il faut ensuite traduire et déchiffrer dans nos langages. Dans le premier cas, on sacralise à travers l’opération d’interdire, mais n’est-ce pas un faux sacré, qui crée surtout du pouvoir, car le détenteur de secrets dispose d’un ascendant sur les autres, jusqu’au chantage ? Dans le second cas, on désacralise ce qui est originairement reconnu comme sacré, ce qui n’est plus sacré devient profane, ouvert et accessible à tous.
En fait, si le secret est inséparable de l’imaginaire, il est aussi inséparable de la profondeur de soi. Nous n’accédons au secret des choses que si nous sommes déjà en nous-même sensible à la profondeur cachée. Nous ne sommes pas immédiatement un Moi souverain et transparent, mais un Moi qui se meut à l’intérieur d’un Soi caché et distant[22]. L’imaginaire prend naissance dans cet écart entre l’idem et l’ipse, entre la superficie et la profondeur.
En conclusion, de nos jours on peut toujours instituer du secret (les messages diplomatiques), et on peut multiplier les procédés techniques informatiques numériques (codes), pour décider de ce qui est interdit à tous. Mais que devient le sacré de profondeur qui fait du sacré une figure de l’occultation originaire ? De nos jours, la nudité prolifère, révélant combien nous voulons que tout soit accessible immédiatement à tous (démocratie médiatique, pornographie, etc.). Notre civilisation est celle de l’exhibition, de la mise en réseau, de la disparition des distances, via les réseaux. Le poétique comme le religieux ne sont-ils pourtant pas là pour rappeler que nous avons aussi besoin que tout ne soit pas visible, dicible, spontanément, et que nous avons besoin d’espaces de retrait et d’initiation, qui activent l’imagination symbolique ? Nous ne pouvons en fin de compte que plaider pour l’hermétisme (le réel est bien en partie non déployé, impliqué, au sens du néoplatonisme), et pour l’herméneutique (processus de déchiffrement). Il n’y a de secret véritable que si l’on accepte le mystère initial et que l’on reconnait la valeur de la pudeur, qui tient à distance le dévoilement.
Le sacré comme épiphanie et/ou transgression de l’invisible[23]
À première vue, la compréhension spontanée, pré-conceptuelle du sacré s’appuie sur un ensemble d’expériences communes qui renvoient toutes à du mystère, du transcendant, qui imposent de la crainte et du respect face à quelque chose qui nous échappe et nous dépasse, que nous ne pouvons maîtriser ni approcher. Ainsi l’expérience esthétique du sublime que nous ressentons devant un infiniment puissant (un orage dans la montagne) ou grand (une cathédrale) ou les sentiments jubilatoires devant un être qui nait ou de désarroi et de frayeur devant un être qui meurt, donnent une première approche d’un spectre d’émotions et de sentiments qui ont permis de dresser une sorte de portrait phénoménologique du sacré. Rudolf Otto pense ainsi identifier le sacré par des sentiments (le numineux) ambivalents d’attirance et de répulsion (majestas et tremendum) qui seront accompagnés de représentations intellectuelles qui rapportent ces effets à une réalité surnaturelle ou supra-personnelle[24]. Le sacré correspond donc à un type de perception et de conception d’une réalité différenciée (elle est autre que le réel immédiat dans lequel nous sommes, voire radicalement autre d’où l’expression souvent utilisée de « tout Autre ») mais dotée d’une puissance propre dont la manifestation directe ou indirecte nous impressionne et nous affecte vivement, soit positivement, soit négativement. Le sacré se voit donc appréhendé comme inséparable d’une division du monde en deux qui nous fait osciller entre un vécu d’élévation et un autre d’inhibition du sujet. Il peut être inspiré et médiatisé par des phénomènes naturels, historiques, des comportements ou des personnalités d’individus, voire des textes, paroles ou musiques. Il fait apparaître pour notre conscience en marge du banal, familier, quotidien, usuel, un plan ou une source de réalité distincte, séparée, non disponible, voire inaccessible et interdite, qu’il appartient à la culture d’identifier, de stabiliser, de préserver, de nommer, de baptiser, des consacrer, de célébrer, d’instrumentaliser pour en obtenir des bienfaits, etc.
Mais la sacralité peut faire l’objet de deux types d’expériences et d’interprétations qui traitent différemment l’invisible. La diversité des conceptions du sacré qui se sont multipliées depuis la fin du XIXe siècle dans les sciences humaines et sociales occidentales atteste de la difficulté à saisir conceptuellement une réalité à la fois subjective et objective, qui implique à la fois une expérience sensible et des croyances métaphysiques et théologiques, qui s’enracinent dans le religieux. Peut-on parvenir à une définition substantielle d’une réalité autonome, qui a son essence propre, ou seulement relationnelle, conventionnelle ? Faut-il le traiter en fonction de son contenu conscient, patent, explicite ou faut-il le ramener à autre chose qu’à lui-même, chercher une racine dissimulée comme le font toutes les interprétations du soupçon depuis Nietzsche, Marx et Freud, qui ont pris le parti de lire certains faits culturels – en particulier religieux et toute idéologie en général – comme des symptômes de processus cachés d’une nature fort différente?
On peut, en un sens primaire, voir dans le sacré une expérience originaire de perception de la vie, qui en perçoit sa puissance productive et/ou destructive (forces de la nature, mort, pouvoirs magiques de certaines personnes, etc.). Particulièrement actif et hautement symbolisé dans les cultures archaïques sans écriture, le sacré envahit alors toutes les sphères de l’existence individuelle et collective, dont il sert alors à régulariser les gestes et paroles par des interdits, des rites propitiatoires, des sacrifices, sur fond de croyances en des puissances surnaturelles et invisibles dont le sacré serait le vecteur de communication dans le sens divins-humains et inversement. Cette expression primitive du sacré a donné lieu à un discours sur l’importance de l’identification du négatif (impureté, souillure, menaces etc.) comme signes d’un au-delà du fini et du connu et de sa conversion en polarités positives et bénéfiques, fût-ce au prix de la transgression même de l’interdit (ce dont témoigne le sacrifice qui consiste en un crime inversé d’une victime, en offrande-dette envers les dieux, c’est-à-dire en violence destinée à instaurer la concorde par exemple).
En un sens secondaire, le sacré évolue et s’enrichit dès lors qu’il est pris en charge par une culture écrite qui déplace une partie de cette expérience directe du monde sur l’écriture, les livres mythiques sacrés entre autres, qui focalisent la manifestation du divin et qui canalisent par la liturgie et la parole la rencontre sacrée de l’homme avec le transcendant. Le sacré semble alors moins confondu avec des phénomènes de force, puissance, violence de la vie que déployé à travers du sens narratif qui guide la sacralisation du monde en la concentrant sur la source même du texte (Bible). On peut considérer que cette épuration du sacré qui comprend aussi une certaine décosmologisation conduit à la changer en autre chose, par exemple le saint. Une tradition exégétique du monothéisme soutient même que dans ces traditions religieuses, le sacré a été remplacé par le saint, d’autres continuant à faire de la sainteté une variété du sacré. En tout cas, le sacré perd alors en dimension de crainte et frayeur pour se charger de respect, de vénération devant une expression divine. Le sacré de la révélation d’un sens à comprendre prend alors la place d’un sacré de transgression. L’intentionnalité sacrée relève donc d’une interprétation qui est préparée par un savoir, auquel on a été formé par l’enseignement ou une initiation, qui fait reposer l’acquisition du savoir sur des rites de découverte d’un secret.
Cette présupposition herméneutique entraîne que le sacré peut être dit à la fois objectif et subjectif. Il est objectif au sens où il repose sur des réalités matérielles consacrées auxquelles sont rattachées des significations par un savoir partagé et véhiculé par des mythes et des transmetteurs. Mais il est aussi subjectif car rien n’oblige à reconnaître la sacralité d’une réalité si elle n’est pas posée et proposée comme telle par le champ de croyances auquel on adhère. De là résulte à la fois la force du sacré, qui engage une expérience et un savoir communs à un groupe, et sa faiblesse car la symbolique exige une participation personnelle, une appropriation par chacun en termes de ressenti émotionnel (le numineux) et d’adhésion intellectuelle, souvent par l’intermédiaire d’un texte qui en fonde le corpus. La sacralité relève ainsi d’une condition complexe d’adhésion qui peut expliquer que certains esprits n’y voient que fiction voire superstitions et manipulations des consciences. Mais l’être qui fait l’expérience vécue d’adhésion au sacré active une totalité expérientielle qu’on a pu rapprocher d’un sens – religieux – particulier, une sorte de troisième œil ou de sixième sens qui permettrait de déchiffrer le monde sensible en termes de chiffre, de « forêt de symboles » (Baudelaire) qui nous parlent d’un autre monde hors de portée d’une objectivation scientifique ou d’une contrainte cognitive. Une des conditions essentielles à la vie du sacré est donc la motivation symbolique qui vient d’un mythe, d’un texte inspiré ou révélé qui assigne aux choses sacrées leur réalité épiphanique. Il est donc possible par là de distinguer une sacralité projective, élue par un sujet en l’absence de toute institution et un sacré consacré par une institution. C’est bien pourquoi le sacré est plus souvent « lié » que « libre », mais tout affaiblissement de la motivation symbolique entraîne une prolifération anomique et sauvage du sacré au gré des sacralisations purement individuelles.
Sous ses différents aspects, le sacré nous propose une expérience d’une trouée du visible familier et banalisé pour nous exposer à une part étrange, étrangère du monde qui nous tient à distance ou qui nous attire jusqu’à la transgression. Mais chaque fois le sacré ne joue qu’un rôle de médiateur, d’appel, de moment qui nous laisse à nouveau en présence d’un Tout autre. Sacré et profane constituent peut-être ainsi plutôt deux pôles de valorisation et de normalisation de la vie et du monde que deux mondes séparés et étanches. Bien plus il serait peut-être fécond d’ouvrir la typologie binaire à un schéma ternaire qui placerait ainsi le sacré au milieu des deux, comme une interface entre le plan cosmologique et métaphysique d’un monde surnaturel et invisible et un monde matériel familier ; le sacré assure une mise en relation, se conduit en médium, permettant de rendre visible l’invisible et de reconduire le visible vers l’invisible. Cette fonction transitionnelle et non substantielle du sacré permettrait ainsi de mieux comprendre la plasticité des supports du sacré qui tantôt sont réduits à du profane car ils appartiennent d’abord à ce monde, et ne deviennent sacrés que par une visée intentionnelle et symbolisante et tantôt sont radicalement consacrés et retirés du profane pour ne devenir une porte d’entrée vers le monde invisible qu’en certains lieux et temps. C’est pourquoi le sacré sépare et relie, cache et montre, éloigne et rapproche à la fois. Il n’a pas d’identité simple, mais une nature foncièrement paradoxale comme tout ce qui est intermédiaire. Il permet de circuler entre les plans de réalité visible et invisible, il assure les descentes du transcendant (catabase) et les remontées (anabase) sans être jamais ni le très haut ni le tout bas.
Le sacré n’est donc qu’une expérience d’irruption de l’invisible qui nous alerte, nous affecte, nous transforme pour nous rendre réellement réceptifs au surnaturel, habité de forces et de divinités. L’invisible n’est donc pas tant l’autre du visible que cette troisième instance qui demeure à l’horizon de l’opposition du quotidien et de l’exceptionnel, du banal et du sublime, du profane et du sacré. L’invisible n’existe que par le sacré mais le sacré n’est que l’antichambre de cet au-delà du visible, toujours encore à identifier, à nommer, à habiter.
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Jean-Jacques Wunenburger
Université Jean Moulin Lyon 3
Institut de recherches philosophiques
1 rue de l’Université, BP 0638, 69239 Lyon Cedex 02
jean-jacques.wunenburger@univ-lyon3.fr
[1]) On reprend ici des analyses déjà développées dans « Les révélations du miroir dans la métaphysique imaginale ». In : CARON, R. et alii (éds.) : Esotérisme, gnoses et imaginaire symbolique. Mélanges offerts à Antoine Faivre. Louvain : Peeters, 2001, pp. 725-734 ; et « L’expérience romantique des miroirs ». In : VOIR [barré]. Cultures visuelles au XIXe siècle I, 2000, n°21, pp. 38-49.
[2]) BERGSON, H. : Les deux sources de la morale et de la religion. Paris : PUF, 1962, p. 139.
[3]) RANK, O. : Don Juan et Le double. Etudes psychanalytiques. Paris : Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 1973, pp. 58-59.
[4]) Voir CAILLOIS, R. : « Les démons de midi ». In : Revue de l’histoire des religions, 1937, vol. CXVI, n°2, pp. 142-173 et n°3, pp. 54-83, 143-186; et notre analyse « Le midi de la vie, l’imaginaire d’une crise ». In : CHAUVIN, D. (éd.) : L’imaginaire des âges de la vie. Grenoble : ELLUG, 1996, pp. 211-224.
[5]) MARNHAC, A. de : Femmes au bain. Les métamorphoses de la beauté. Paris : Berger-Levrault, 1986, p. 12.
[6]) Ibid.
[7]) TRISTAN, F. : L’œil d’Hermès. Paris : Arthaud, 1982, p. 70.
[8]) LOT-FALCK, E. : Sources orientales : La Lune, mythes et rites. Paris : Seuil, 1962, p. 357.
[9]) HUGÉDÉ, N. : La Métaphore du miroir dans les Épîtres de saint Paul aux Corinthiens. Neuchâtel ; Paris : Delachaux & Niestlé, 1957, p. 50.
[10]) Cité in BALTRURAITIS, J. : Le miroir, essai sur une légende scientifique, révélations, science-fiction et fallacies. Paris : Seuil, 1978, p. 199.
[11]) Cité in MILNER, M. : La fantasmagorie. Paris : PUF, 1982, p. 56.
[12]) Cité in HUCH, R. : Les romantiques allemands (tome II). Paris : Pandora, coll. Pandora Essais, 1979, p. 80.
[13]) Cité in DELATTE, A. : La catoptromancie grecque et ses dérivés. Liège ; Paris : Droz (Bibliothèque de la faculté de philosophie et de lettres de l’Université de Liège), 1932, p. 126.
[14]) CORBIN, H. : L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi. Paris : Flammarion, 1958, pp. 207-208.
[15]) Ibid., p. 208.
[16]) Nous reprenons ici des thèses développées dans « Le secret et le sacré », colloque de l’Université de Pernambouc, Brésil. XVIe cycle d’études du Yeti.
[17]) Cf. LUBAC, H. de : Exégèse médiévale : Les Quatre sens de l’Écriture (4 tomes). Paris : Édition du Cerf, 1993.
[18]) HEIDEGGER, M. : L’origine de l’œuvre d’art. In : Chemins qui ne mènent nulle part. Paris : Idées-Gallimard, 1980, p. 59.
[19]) Ibid., p. 353.
[20]) Ibid., p. 376.
[21]) Ibid., p. 379.
[22]) Voir le thème de l’individuation du Soi chez C. G. JUNG et celui de l’ipséité chez P. RICOEUR : Soi-même comme un autre, Paris : Seuil, 1990.
[23]) On reprend des thèses développées dans Le sacré. Paris : PUF, coll. Que sais-je ?, 2009 (6e édition).
[24]) OTTO, R. : Le sacré. Paris : Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 1995.