FACE BLANCHE, BOUCHE MUETTE, CORPS TOURMENTÉ : « PIERROT L’INVISIBLE » DANS LES REPRÉSENTATIONS DÉCADENTES

White face, silent mouth, troubled body. “Invisible Pierrot” in decadent depictions[1]

Conceived in the 16th century as one of the zannis (clownish valets) of the commedia dell’arte, Pierrot becomes a frequent theme of decadent literary works and paintings. The fin de siècle period is fascinated by this androgyne creature endowed with a floured face and an undefined body covered with a wide piece of clothing. Most of the contemporary creators perceive Pierrot as a perfect personification of the decadent spirit. Our study seeks to demonstrate the development of this character in several decadent novels, stories, poems, plays, pantomimes and paintings. What does the invisible man hide? What aspirations and anxieties of French society does he reveal? And why had his interpretations changed so radically at the beginning of the 20th century?

Keywords · French literature, Pierrot, decadence, invisible, commedia dell’arte

 

La décadence littéraire et artistique semble obsédée par des figures féminines aux pouvoirs maléfiques : de Cléopâtre à Messaline, en passant par les bibliques Lilith, Judith, Dalila, Hérodiade ou Marie-Madeleine, voire les mythologiques Méduse, Médée, la Sphinge (sans compter les différents types de sirènes ou vampires), l’époque ne jure que par les femmes fatales[2] voire les « gynandres »[3] castratrices.

Côté hommes, la pléiade des éphèbes androgynes s’avère tout aussi riche : Ganymède, Bacchus, saint Jean-Baptiste, saint Sébastien, Antinoüs et bien d’autres êtres troublants dont Péladan affirme : « L’art a créé un être surnaturel, l’androgyne, auprès duquel Vénus disparaît. »[4]

Au milieu de cette curieuse bataille de sexes qui oppose des femmes de plus en plus masculinisées à des hommes de plus en plus féminisés, un témoin mystérieux : Pierrot. Face blanche, bouche muette, corps invisible sous un ample vêtement de clown. Mystère incarné, silence personnifié[5], créature de l’ombre et éternel voyeur. Que ce cache-t-il dans la tête et le cœur de cette homme invisible ? La décadence ne cesse de formuler des hypothèses.

Du passé, elle a hérité un personnage de la commedia dell’arte, l’un des zannis (valets) bouffons dont Watteau a par la suite accentué la mélancolie[6] et que le mime Jean-Baptiste Debureau ainsi que son fils Charles Debureau ont pourvu de nombreux traits romantiques. Encore dans les années 1880, Pierrot apparaît exclusivement en doux rêveur, en amoureux platonique, dominé par une Colombine séduisante et capricieuse qui, certes, lui préfère Arlequin mais qui garde Pierrot tout de même, en réserve, au cas où…

 

Pierrot pauvre clown

L’homme blanc à l’ancienne apparaît par exemple dans les trois ouvrages d’Albert Giraud (Émile Albert Kayenberg, 1860-1929) poète symboliste belge d’expression française : Pierrot lunaire : Rondels bergamasques (1884), Pierrot Narcisse songe d’hiver, comédie fiabesque (1887) et Héros et pierrots (1898). Avec ses personnages et son ambiance de commedia dell’arte, le premier recueil est encore très proche des Fêtes galantes (1869) de Verlaine, lui-même inspiré par les œuvres de Watteau et d’autres peintres du XVIIIe siècle. Pierrot Narcisse évolue dans le sens d’une ironie plus douloureuse, puis Héros et pierrots confirme l’influence des Parnassiens sur l’écrivain belge.

Découverts par les compositeurs allemands et autrichiens grâce à la traduction d’Otto Erich Hartleben (1864-1905), les poèmes de Giraud seront mis en musique avant tout par Arnold Schönberg (1874-1951), Otto Vrieslander (1880-1950), Max Kowalski (1882-1956) ou Joseph Marx (1882-1964).

En 1900, la baronne allemande von Puttkamer publie, sous le pseudonyme de Marie-Madeleine, un recueil intitulé À Chypre. Journal d’une demi-vierge[7]. Il s’agit de sept poèmes consacrés à des ruptures en amour. Les textes semblent extraits du journal intime ou de la correspondance d’une sorte de séductrice professionnelle, décadente chevronnée, infidèle par principe et considérant les hommes comme de purs objets d’art. Ils sont disposés sur des papiers coloriés (une couleur pour chaque amant) et renvoient thématiquement au Décaméron de Boccace ainsi qu’aux Demi-Vierges, roman à scandale que Marcel Prévost (1862-1941) a publié en 1894.

La pièce numéro IV, intitulée « Capriccio » (Caprice), est clairement inspirée de la commedia dell’arte et l’amant en question n’est personne d’autre que Pierrot. Lui-même follement amoureux, le pauvre clown n’occupe malheureusement que la cent-deuxième place dans le catalogue érotique de la demi-vierge altière. Tout juste un amant parmi d’autres, un objet de collection. Or, un objet touchant quand même : une étrange tristesse se dégage du texte, contrastant avec la tonalité nettement plus libertine voire cynique des autres poèmes. L’histoire d’amour avec Pierrot est traitée ici non pas comme une aventure présente, mais sous forme d’une réflexion sur le passé, le révolu, le temps à jamais perdu. D’ordinaire muet, l’Homme blanc parle à la demi-vierge d’une voix nostalgique, inquiétante, obsédante. Ses déclarations mélancoliques finissent par envoûter l’héroïne, l’entraîner à une sorte de griserie métaphysique, comparée aux effets du vin ou des stupéfiants. Visiblement, le cœur de la farouche décadente recèle encore de solides vestiges du spleen romantique que Pierrot a su réveiller.

 

Pierrot et les institutions sociales

Parfois, la décadence se plaît à confronter l’éternel amoureux à des institutions sociales telles que le mariage ou la vie de famille. À titre d’exemple, nous pouvons mentionner le recueil Mes vers[8] d’Otto Erich Hartleben (1864-1905) qui comporte une suite de cinq rondeaux consacrés à l’Homme blanc. Significativement, son titre « Pierrot marié » est donné en français dans le texte et renvoie à des sources hexagonales telles que le Pierrot lunaire d’Albert Giraud que Hartleben a traduit en allemand en 1893.

Dans les poèmes, Pierrot est confronté à une curieuse alternative : « le mariage ou la mort ». Une sorte de coup de dés mallarméen décide en faveur du premier et déclenche ainsi toute une cascade de situations à la fois ridicules et morbides : le mariage de l’Homme blanc semble être convenu un Mardi gras, conclu par hasard, comme à contrecœur (devant l’autel, Colombine hésite jusqu’au dernier moment), sans aucun sérieux (pour remplacer son bonnet perdu, Pierrot s’en fabrique un autre avec son certificat de mariage), dans une atmosphère lugubre (le doigt du protagoniste est bläulig, bleuâtre, et blass, livide, comme appartenant à une main déjà décomposée), avec de mauvais présages (le titre de l’un des rondeaux « Die Hörner », les cornes, renvoie à l’expression allemande Seinem Ehemann Hörner aufsetzen, faire porter ses cornes à son mari, à savoir le cocufier) et un dénouement inquiétant. En effet, les roues du train qui emporte les nouveaux-mariés à leur voyage de noces sont treulos, traîtresses, et provoquent de nombreuses questions quant à la solidité future du couple.

 

Pierrot inquiétant

Le destin ultérieur du ménage formé par Colombine et Pierrot fait l’objet de plusieurs pantomimes décadentes qui pourvoient l’Homme blanc de traits fort inquiétants, voire tout à fait noirs. La première, signée Léon Hennique (1850-1935) et Joris-Karl Huysmans (1848-1907), s’intitule Pierrot Sceptique et voit le jour en 1881. Elle se passe quelques jours après un mystérieux décès de Colombine que son mari refuse de pleurer :

Si sa femme a commis la bêtise de mourir, il n’en est en aucune façon responsable. D’autres femmes errent, en quête du Monsieur qui acceptera leurs amoureuses exigences, il saura choisir parmi elles, voilà ! et vive la ligne ![9]

Après s’être fait confectionner un habit noir à base de sac de percaline, Pierrot enferme dans un placard le tailleur qui réclamait sa paie, casse la vitrine du coiffeur, brutalise une vieille garde-malade, envoie le cortège funèbre au Père Lachaise sans y prendre part lui-même et part s’amuser au cabaret le plus proche. Enivré par l’alcool, il finit par faire la cour à une sidonie (un mannequin de cire) qui le refuse à plusieurs reprises : « Le but immédiat serait de la violer, mais l’attaque est périlleuse, les biceps de la sidonie très durs. »[10] L’Homme blanc tente de séduire sa proie par l’offre d’une sortie commune, d’une robe, de l’argent, d’une promenade à cheval, d’une tournée en barque, d’une partie de chasse, d’un enlèvement en ballon, d’un bal, de la nourriture, mais la sidonie semble lui préférer le premier venu. Dévoré par la jalousie, Pierrot met le feu au lit conjugal et laisse flamber son nouvel amour au milieu du brasier. Et tandis que les pompiers arrivent, le tocsin sonne et les bourgeois s’efforcent d’éteindre l’incendie, « le sceptique Pierrot, sur la place, se rue dans la boutique de la mercière et victorieusement il en sort, tenant entre ses bras la femme de carton, Thérèse ! et l’embrassant éperdument, il fuit avec elle loin du sinistre »[11]. Son épouse se trouve ainsi remplacée d’abord par un mannequin de cire, puis par une figurine en carton et toutes les trois finiront probablement mortes, brûlées, détruites par sa jalousie et remplacées aussitôt par de nouveaux simulacres de femmes.

Une thématique similaire, tout aussi morbide que grotesque, apparaît dans la seconde pantomime intitulée Pierrot assassin de sa femme (1882), écrite et interprétée par Paul Margueritte (1860-1918). Cette fois-ci, la représentation commence après l’enterrement de Colombine et le départ du croque-mort. Passablement éméché, Pierrot récapitule les événements des derniers jours. Exaspéré par sa femme qui « chipait son or », « buvait son meilleur vin », « battait son dos », et « meublait son front » en le cocufiant, il a décidé de la tuer. Passant en revue les différents instruments de la mise à mort (corde, couteau, sabre, poison, fusil), il finit par les rejeter tous au profit d’une solution plus sûre : « J’ai trouvé ! Je vais chatouiller ma femme jusqu’à ce que mort s’ensuive, voilà ! »[12] Il ligote et bâillonne son épouse, procède à l’exécution grotesque, puis réarrange le cadavre pour faire croire à une mort naturelle. Or, peu après l’enterrement, le portrait mural de Colombine semble s’animer et oblige Pierrot à danser, se tortiller et se contorsionner à son tour. De plus en plus ivre, l’Homme blanc entreprend une sorte de danse macabre avant de s’écrouler mort aux pieds du portrait de sa victime. Le chatouillement contagieux finit par l’emporter en enfer, au milieu de rires convulsifs. Le publique parisien est à la fois choqué et conquis :

C’était un Pierrot bizarre, tourmenté, maigre, comme atteint de névrose, transplanté sous un ciel triste et terne ; son rire avait quelque chose de cruel, sa friponnerie devenait méchante, ses plaisanteries atroces, sa paillardise un vice. L’impression était affreuse, mais elle existait forte, cruelle, persistante.[13]

Une année après cette création de Paul Margueritte voit le jour Pierrot assassin (1883), une pantomime de Jean Richepin. L’Homme blanc a été joué par Sarah Bernhardt et Colombine par Réjane. Malgré la présence de telles vedettes, selon Champfleury, la pièce s’est soldée par un fiasco et aujourd’hui, il n’en reste que la célèbre photo du protagoniste par Nadar.

Parallèlement aux pantomimes, le Pierrot inquiétant envahit également les arts plastiques. À titre d’exemple, le peintre et l’illustrateur Adolphe Willette se plaît à imaginer à la même époque un Pierrot noir (photo de 1896) ou un Pierrot pendu (tableau de 1894).

 

Pierrot et la mort

Si les représentations picturales des différents suicides de Pierrot font légion, en littérature l’Homme blanc se contente en général d’agoniser doucement et presque voluptueusement toute sa vie durant. Être décadent ne veut-il pas dire mener une existence de demi-mort et s’en féliciter ? En effet, seules les créatures médiocres affichent une bonne santé, tandis que les vrais génies communiquent avec une gravité spirituelle et quelque peu cérémonieuse entre leurs cercueils. Voyons par exemple la tonalité mortuaire de certains des poèmes composant Le Silence des Heures[14] d’Henry Spiess (1876-1940). Dans un texte intitulé « À Jules Laforgue », l’auteur s’identifie à une sorte de Pierrot décadent :

Laforgue, triste ami, je suis le Pierrot blanc
L’amoureux-fou des jeunes filles impassibles,
[…]
Je suis le Pierrot fugitif, mort à demi,
Déjà spectre sous le linceul de lune blanche
[…]
Laforgue, doux ami, je suis allé vers toi
Qui vis au paradis des âmes sans patrie.[15]

Le poème confronte ici deux spectres et deux cercueils, le présent et le futur, celui du poète mort (Laforgue) et celui du poète moribond (Spiess) qui s’adresse à son illustre prédécesseur et modèle. Une causerie de cimetière typiquement décadente.

 

Pierrot découvre la sensualité

À première vue, l’Homme blanc semble être plus ou moins asexuel. Jean de Palacio fait à son propos la remarque suivante :

La mélancolie ne fait pas bon ménage avec la libido. Si pulsions sexuelles il y avait, celles-ci semblaient rester à l’état de velléités ou de métaphores. Certes, le XVIIIe siècle, auquel Pierrot est immanquablement adossé, était l’âge d’or du libertinage. Mais Pierrot y tient plus de Watteau que de Fragonard ou de Boucher : si les sous-entendus érotiques ne manquent pas dans cette peinture, la surface où se mouvait Pierrot était brillante, vaporeuse, textile, tout orientée vers une invitation au voyage dont la Cythère demeurait souvent d’une légèreté platonique.[16]

Un pas vers la découverte de la corporalité est franchi par Gabriel Martin (dates inconnues) dans ses Poésies fantaisistes (1903) et Poésies fantastiques (1904). Ces dernières comprennent un poème intitulé « Les Étapes de Pierrot », daté 1898 et dédié à un autre écrivain décadent Nonce Casanova (dates inconnues). Il s’agit d’un véritable triptyque initiatique comportant trois phases : « Pierrot aime », « Pierrot doute » et « Pierrot renaît ». L’Homme blanc y subit une véritable métamorphose intérieure qui le mène de l’amour platonique traditionnel à la seule satisfaction de ses désirs, en passant par la grâce, la bonté, la jalousie, la joie d’amour et la douleur d’aimer. Le Pierrot « initié » à l’amour charnel finit par renoncer à toute possession exclusive et, dans le lit de Colombine, il attend sagement son tour après d’autres amants tels qu’Arlequin ou Cassandre :

Je ne veux plus de toi que ton beau corps de femme,
Ton corps pour satisfaire à l’ardeur de mes sens.
[…]
Lorsque dans ta lascive couche,
Nous nous enlacerons, je baiserai ta bouche,
Tes seins, et de ton corps, ce qui m’est le plus cher.[17]

Or, il ne s’agit toujours pas d’une rencontre directe de deux corps, car Pierrot célèbre ici une femme absente, donc muette et invisible. Le langage et le corps sont ainsi mis entre parenthèses : d’une part, la parole et confiée à quelqu’un qui n’en possède pas normalement (Pierrot) ; d’autre part, le corps de Colombine est, lui aussi, fantasmé, mis à distance, situé dans l’attente et dans le désir, convoqué seulement pour des noces virtuelles. D’ailleurs, le langage lui-même se désagrège : tandis que dans la première étape Pierrot composait des vers (pratiquant « l’art subtil du doux poème »), dans la troisième, il se contente de « siffl[er] à la lune ». Au « hosanna » et au « cantique » du début du triptyque succède « la joyeuse chanson » finale qui célèbre un amour, certes, absent, mais décidément matériel.

 

Pierrot obscène

Malgré l’évolution incontestable vers davantage de sensualité et une sorte de pragmatisme corporel, les exemples cités jusqu’ici s’inscrivent tous plus ou moins dans la tradition des Pierrots romantiques, éternels soupirants et amants tendres. Ce n’est que Félicien Champsaur (1858-1934) qui aborde le thème, spécifiquement décadent, du Pierrot libertin voire ouvertement pornographique. Dans l’« Intermède » de son ballet lyrique Les Bohémiens (1887), l’Homme blanc chante :

Mon amour profond te touche
Oh ! voici les spasmes crieurs !
Sève inépuisable, mon âme
Jaillit longuement. Je me pâme
À mes baisers intérieurs ![18]

Son amante lui répond aussitôt :

Ton amour profond me touche.
Oh ! voici les spasmes crieurs !
Ah ! toute à toi, mon corps, mon âme !
Encore et toujours ! Je me pâme
À tes baisers intérieurs ![19]

Par sa structure de glissements et d’alternances (mon amour / ton amour, te touche / me touche, tes baisers / mes baisers), accompagnée de nombreux points d’exclamation, le texte semble imiter l’acte sexuel jusqu’à son apogée orgastique où le corps fusionne avec l’âme. Toute proportion gardée, l’Intermède serait une sorte de version décadente du Je t’aime… moi non plus de Serge Gainsbourg.

La Nuit de Fête du même auteur va encore plus loin. Dans la préface à l’édition de 1926, Champsaur la définit comme la « sauterie du jour, traînante, énervée érotiquement, cuisse à cuisse, appuyée ou frôleuse, intime, audacieuse »[20]. Pierrot s’y essaie à tous les vices imaginables, commet les sept péchés capitaux et finit par avoir dans son « catalogue » érotique plus de maîtresses que don Juan : 2003 au juste. La logique de la baronne von Puttkamer s’y trouve complètement renversée : cette fois-ci, c’est l’Homme blanc qui collectionne sans scrupules des partenaires sexuelles, délaissant l’amour passion pour une vie purement sensuelle. Il devient un véritable « bâton de chair »[21]. Champsaur écrit d’ailleurs à son sujet :

Il s’était amusé jadis et il avait mené la vie à électrique vitesse, si bien qu’à trente ans il l’avait usée […] Pierrot avait aimé des femmes innombrables, ou, s’il ne les avait pas toutes aimées, il avait fait avec elles ce qu’on fait quand on est aimé.[22]

La Nuit de Fête raconte une sortie lors du Carnaval que Pierrot réalise le 11 mars 1926, mais l’auteur accomplit de nombreux retours en arrière (jusqu’en 1878) et des sauts en avant (1999) pour mêler la nostalgie de la jeunesse à la hantise de la vieillesse. Comme dans toute bonne tradition carnavalesque, tout semble permis pendant la nuit magique, y compris les débordements amoureux les plus fantaisistes. À l’avertissement « Frères, il faut mourir », lancé par un moine, répond aussitôt le cri sauvage de Stenterello : « Non ! Frères, il faut jouir ! »[23] Tout Paris s’adonne ainsi à une espèce d’orgie collective à l’ombre et sous le patronage affable du président Félix Faure (mort en 1899) qui était, lui aussi, « tombé au champ d’amour »[24].

 

Pierrot marionnette

Si, dans le domaine de la littérature, il existe des Pierrots actifs voire séducteurs professionnels, en matière d’illustration, la décadence reste obsédée par des fantasmes de domination féminine. Sur les dessins et tableaux d’époque, l’Homme blanc apparaît le plus souvent sous forme de marionnette apprivoisée dont une femme tire les ficelles, ou bien en petit jouet inoffensif qu’elle tient à bout de bras.

Tel est le cas des trois versions de la Dame au pantin (1873, 1877, environ 1884) peintes par Félicien Rops (1833-1898). Les habits ainsi que la position de la femme changent, mais à chaque fois elle tient dans sa main droite ou gauche un polichinelle complètement désarticulé. Une thématique similaire est reprise par d’autres artistes, que ce soit sous une forme très pudique par Louis Icart (1888-1950) ou d’une manière plus osée par Richard Geiger (1870-1945) ou Franz von Bayros (1866-1924).

La femme et le pantin (1909) du peintre mexicain Ángel Zarraga (1886-1946) ajoute à la domination féminine une souffrance tout à fait explicite d’un Pierrot grimaçant, complètement soumis, traîné au bout d’un fil. La femme nue semble épanouie et raffinée, tandis que l’homme se trouve réduit à une sorte d’être hybride, demi-réel, demi-artificiel : Marionnette ? Automate ? Jouet détraqué ?

Pauvre Pierrot ! (1915) de Ludovic Alleaume (1859-1941) montre un mime moins « fabriqué », mais tout aussi tourmenté par une Colombine qui, assise sur lui à califourchon, le tenant en laisse et l’écrasant de son escarpin droit, réduit le pauvre Homme blanc en une sorte de cheval ou chien que l’on dresse à coups de fouet.

Une version spécifiquement décadente de la torture et de la mise à mort de Pierrot consiste dans ses nombreuses représentations en saint Jean-Baptiste dont la tête est fièrement brandie par Salomé.

Même sur les tableaux où Pierrot ne semble pas souffrir, il est l’objet d’une manipulation de la part de sa partenaire. C’est elle qui a l’initiative du geste amoureux voire érotique. Sur le tableau d’Alexandre Andreievitch Somoff (1869-1939), intitulé Pierrot avec une dame (1910), une aristocrate masquée – ou une Colombine déguisée en marquise rococo? – tient Pierrot dans ses bras, tandis que l’Homme blanc se pâme dans une posture traditionnellement réservée aux femmes. Pris d’assaut, conquis par une amante passionnée, il s’abandonne à la caresse. Il existe également une version pornographique de cette même scène que Somoff a réalisée sous forme d’illustration du Lesebuch der Marquise. Ein Rokoko Buch (1908), une compilation par Franz Blei de textes de Voltaire, Hamilton, Vivant-Denon et autres. La position des deux personnages est exactement la même, sauf que la marquise a déjà mis à nu le sexe de Pierrot et en même temps elle a retiré son propre masque pour contrôler l’effet produit sur le partenaire. À nouveau, l’Homme blanc subit, cette fois-ci avec plaisir, une caresse offerte par la belle marquise mais lui-même n’entreprend rien de particulier.

Si Champsaur parvient à imaginer dans ses textes littéraires un Pierrot dominant, conquérant, presque violeur, une telle représentation est parfaitement étrangère aux tableaux fin de siècle. En présence de femmes plus ou moins nues, l’Homme blanc joue la plupart du temps de la guitare, regarde sa bien-aimée en se tenant le cœur, l’épie à partir de la porte la plus proche, semble la retenir d’un geste ou prétend l’ignorer voire l’oublier réellement, trop occupé par ses propres rêves, sa maladie voire ses mélancolies ou tentatives de suicide.

S’il y a un contact physique, il peut aller jusqu’au chatouillement ou aux baisers, mais l’homme reste toujours plus ou moins discret, effacé, dans l’ombre. Bref, un voyeur. C’est toujours la femme qui occupe le devant de la scène, tandis que Pierrot reste au second plan : à moitié caché par deux corps féminins, de profil, à peine esquissé derrière une partenaire très présente, etc.

Ainsi, malgré la révolution décadente qui, du moins dans les textes littéraires, a confronté Pierrot avec les institutions sociales, l’a métamorphosé en un être inquiétant, morbide, meurtrier, libertin voire un obsédé sexuel, les représentations picturales de l’Homme blanc restent dans une large mesure fidèles à la tradition. Celle du doux rêveur, d’un amoureux transi et mélancolique, dévoué, toujours à demi effacé derrière sa dame qui, dans le meilleur des cas, manipule avec un plaisir évident ce petit jouet docile et, dans le pire, s’acharne cruellement sur un pauvre pantin disloqué. Bref, décadence ou pas, sous l’ample vêtement blanc du Pierrot fin de siècle bat toujours un cœur incurablement romantique. Et sa face, doublement invisible, car grimée et à demi cachée derrière les corps féminins de plus en plus épanouis, garde à jamais son mystère.

Bibliographie

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CHAMPSAUR, F. : Pierrot et sa Conscience. Paris : Dentu, 1889.
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GUYAUX, A. (dir.) : Silences fin-de siècle. Hommage à Jean de Palacio. Paris : PUPS, 2008.
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MARIE-MADELEINE [Baronin von Puttkamer] : Auf Kypros. Aus dem Tagenbuch einer demi-vierge. Berlin-Charlottenburg : Est-Est Verlag, 1910.
MARTIN, G.: Poésies fantastiques. Paris : Lemerre, 1904.
MONNEYRON, F. : L’androgyne décadent. Mythe, figure, fantasmes. Grenoble : Ellug, 1996.
PALACIO, J. de : Pierrot fin-de-siècle ou les métamorphoses d’un masque. Paris : Séguier, 1990.
PALACIO, J. de : La Décadence. Le mot et la chose. Paris : Les belles Lettres, 2011.
PELADAN, J.: Comment on devient fée. Érotique, Amphithéâtre des sciences mortes, tome II. Paris : Messen, 1892.
SPIESS, H. : Le Silence des heures. Paris : Mercure de France, 1913.

Eva Voldřichová Beránková
Université Charles de Prague
Faculté des Lettres
Institut d’Études romanes
Nám. Jana Palacha 2, 116 38 Prague
eva.berankova@ff.cuni.cz


 

[1])  Cet article fait partie du projet « Program rozvoje vědních oblastí na Univerzitě Karlově č. P13 Racionalita ve vědách o člověku », sous-programme « Kultury jako metafory světa ».
[2])  PALACIO, J. de : La Décadence. Le mot et la chose. Paris : Les Belles Lettres, 2011, pp. 283-314.
[3])  Pour l’analyse de ce terme spécifiquement décadent voir MONNEYRON, F. : L’androgyne décadent. Mythe, figure, fantasmes. Grenoble : Ellug, 1996.
[4])  PELADAN, J. : Comment on devient fée. Érotique, Amphithéâtre des sciences mortes, tome II. Paris : Messen 1892, p. 305.
[5])  PALACIO, J. de : Liminaire. In : Silences fin-de siècle. Hommage à Jean de Palacio. Sous la direction d’André Guyaux. Paris : PUPS, 2008, p. 9.
[6])  Sur la notion de mélancolie en rapport avec l’art de Watteau, voir BARTHA-KOVÁCS, K. : Watteau, artiste mélancolique et étranger à son temps ? In : Romanica Olomoucensia, 2012, vol. 24, suppl., pp. 17-27.
[7])  MARIE-MADELEINE [Baronin von Puttkamer] : Auf Kypros. Aus dem Tagenbuch einer demi-vierge. Berlin-Charlottenburg : Est-Est Verlag, 1910.
[8])  HARTLEBEN, O. E. : Meine Verse. Berlin : S. Fischer Verlag, 1895.
[9])  HENNIQUE, L. – HUYSMANS, J.-K. : Pierrot Sceptique : pantomime. Paris : Édouard Rouveyre, 1881, p. 14.
[10])  Ibid., p. 21.
[11])  Ibid., p. 27.
[12])  MARGUERITTE, P. : Pierrot assassin de sa femme. Préface de Fernand Beissier. Paris : Schmidt, 1882.
[13])  Ibid., pp. 9-10.
[14])  SPIESS, H. : Le Silence des heures. Paris : Mercure de France, 1913.
[15])  Ibid., p. 112.
[16])  PALACIO, J. de : La Décadence. Le mot et la chose. Paris : Les belles Lettres, 2011, p. 169.
[17])  MARTIN, G. : Poésies fantastiques. Paris : Lemerre, 1904, p. 165.
[18])  CHAMPSAUR, F. : Les Bohémiens. Paris : Dentu 1887, Intermède (sans pagination).
[19])  Ibid.
[20])  CHAMPSAUR, F. : Nuit de Fête. Paris : La Nouvelle Revue critique, 1926, p. 10.
[21])  Ibid., p. 41.
[22])  CHAMPSAUR, F. : Pierrot et sa Conscience. Paris : Dentu, 1889, pp. 3, 9-10.
[23])  CHAMPSAUR, F. : Nuit de Fête. Paris : La Nouvelle Revue critique, 1926, pp. 127-128.
[24])  Ibid., pp. 20-21.