ESQUISSE D’UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DES FANTÔMES. VERS UNE NOUVELLE CONCEPTION DU RÉEL À PARTIR DE L’ANALYSE MERLEAU-PONTYENNE DU MEMBRE FANTÔME

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Outline of a phenomenology of phantoms. Towards a new conception of the real through Merleau–Ponty’s analysis of the phantom-limb

 This article is an introduction to the study of the close connection between phenomenology and the investigations on phantoms. We want to show that there is a deep kinship between phenomena and phantoms and that Husserl’s phenomenological project, as well as, more specifically, its original reinstitution by Merleau-Ponty, lead us to think the real on the basis of a reference to phantoms regarded as ontological models. Our analyses will be based more precisely on Merleau-Ponty’s study of the phantom-limb in Phenomenology of Perception. We will contend that the body itself, through the concepts of body schema and of structure [Gestalt], is eventually thought of by Merleau-Ponty as possessing the same mode of being as phantoms.

Keywords · phenomenology, phantom, ghost, body schema, Gestalt, body image, death

 

« Comme tout serait plus limpide dans notre philosophie si l’on pouvait exorciser ces spectres »[1], écrit Merleau-Ponty dans L’Œil et l’Esprit. Il s’agit en effet selon lui de ne pas classer trop vite comme simple illusion ou vaine métaphore l’impression que les êtres voyagent d’un avatar à l’autre, à la fois insaisissables et dotés d’une présence obsédante capable de s’insinuer partout : ainsi « le sourire d’un monarque mort depuis tant d’années, dont parlait la Nausée, et qui continue de se produire et de se reproduire à la surface d’une toile, c’est trop peu dire qu’il y est en image ou en essence, il y est lui-même en ce qu’il eut de plus vivant, dès que je regarde le tableau » (OE, p. 35). Merleau-Ponty met en exergue le contraste frappant qui sépare son approche phénoménologique et une philosophie cartésienne trop pressée selon lui de réduire les spectres. Il y a en effet, nous semble-t-il, une affinité essentielle entre fantômes et phénomènes. La phénoménologie qui entend prendre comme objet d’étude rigoureuse et comme dimension à part entière de tout être son apparaître, est amenée inévitablement à prendre au sérieux le caractère changeant et labile des choses, le jeu entre manifestation et apparence que leur nature rend possible. Ainsi remonte-t-elle en quelque sorte à la racine commune des êtres substantiels dit réels et des fantômes, nous obligeant à ne plus considérer ces derniers comme de simples produits d’une vaine imagination. La phénoménologie nous conduit jusqu’au royaume des Mères, écrit ainsi Husserl[2] dans une étonnante référence à ces êtres mythiques qui, dans le Faust de Goethe, créent toutes choses à partir d’images, d’ombres et de schèmes[3]. Le présent article aura pour seule ambition d’introduire à la manière dont la phénoménologie pense les fantômes et les utilise comme modèle ontologique à partir duquel l’être du réel est compris dans son inachèvement, son caractère flottant et précaire. Nous commencerons par définir plus précisément phénomènes et fantômes avant d’aborder notre problème à partir d’une perspective plus serrée : l’étude merleau-pontyenne du membre fantôme. Il s’agira néanmoins de montrer comment l’étude ce phénomène particulier, qui plus est pathologique, contraint à repenser la nature même du corps réel « normal ».

 

Phénoménologie et fantômes : une brève introduction

La phénoménologie est la science des phénomènes c’est-à-dire de la manière dont les êtres apparaissent. « Phénomène » dérive de la racine grecque Φα qui est la source d’un vaste champ lexical relatif à l’éclat de la lumière (φάος), mais aussi à ses miroitements et ses duperies (φανερός signifie évident, φαντάζω faire paraître, faire voir en illusion, φαντάζομαι : se montrer, apparaître mais aussi se figurer, s’imaginer, de là découle aussi tout le registre de la fantaisie, et des fantasmes). L’apparaître est donc ambigu, travaillé par une tension entre, d’une part, manifestation et révélation et, d’autre part, apparence et illusion. La notion de fantôme appartient au même registre. On pourrait dire qu’elle en porte toute l’ambiguïté sous une forme particulièrement concentrée et retorse. Qu’appelle-t-on fantôme ? Quels sont les éléments de définition du fantôme ? De quels objets parle-t-on exactement ? On peut penser à tout l’imaginaire des spectres dans les mythes et les œuvres artistiques, mais également aux membres fantômes sur lesquels nous allons concentrer notre attention dans la seconde partie de cet article. Enfin il est à remarquer que Husserl appelle fantômes [Phantome] des apparitions telles que l’arc en ciel, l’éclair, la pyramide dans le stéréoscope ou le personnage dans les images successives d’un film[4].

Tout d’abord il faut distinguer le fantôme d’une image ou d’une fantaisie. Une image est, au moins au premier sens, celui d’image physique (Bild, picture), un objet servant de représentant pour un autre qu’il n’est pas, une copie, une reproduction. La fantaisie (image mentale) est reconnue comme le fruit de mon imagination, une représentation à travers laquelle je vise et rends quasi-présent un objet non actuellement perçu. Parler de fantôme au contraire c’est désigner une apparition qui relève de la perception plus que de l’imagination. Précisons ce point : la perception n’implique pas forcément la croyance à l’existence réelle de ce qui est perçu (il peut y avoir Perzeption sans Wahrnehmung, pour reprendre une distinction husserlienne[5]) : on fait l’expérience d’une apparition qui peut, éventuellement, entrer en conflit avec d’autres apparitions actuelles ou avec des connaissances ou des convictions acquises d’autre part, mais, même si l’on suspend toute adhésion à la véracité de la perception, il n’en demeure pas moins que l’apparition a lieu, qu’elle surgit obstinément et mystérieusement au lieu de relever d’un processus mental par lequel je me recueillerais en moi-même et puiserais dans mon imagination de simples représentations ou images de la chose. Ainsi, par exemple lorsque j’éteins une lampe, des tâches de lumières continuent à flotter devant mes yeux, je ne leur attribue normalement pas d’existence substantielle dans l’espace de ma chambre, mais je ne peux pas ne pas les voir : il n’est pas question ici de dire que je les imagine. Aussi la parenté entre fantôme et hallucination par exemple doit- -elle être soulignée. Mais le fantôme est une apparition d’un type bien particulier. Le terme « fantôme » peut désigner l’apparition d’un mort, ou d’un être qui n’est pas ou plus présent sous une forme pleine, substantielle, « réelle » (la réflexion sur les fantômes oblige toutefois, nous le verrons, à retravailler le sens de ce que l’on entend par « réel »). Saisi comme fantôme, cet être est reconnu comme n’étant pas en effet là réellement et pourtant comme se manifestant et même s’incarnant dans un nouveau corps possédant des caractéristiques spécifiques. Il faut encore parler de « corps » parce que le fantôme est un phénomène saisi comme transcendant : doué de son autonomie, il m’apparaît et semble survenir et se tenir dans le monde objectif devant mes yeux. Reste que ce corps-fantôme est d’une nature bien particulière : il n’est pas un être objectif stricto sensu.

En effet, d’une part (a) il ne possède pas tous les pouvoirs d’un corps objectif : les fantômes sont parfois présentés comme traversant les murs et les corps par exemple[6], comme n’étant visibles que pour certains sujets[7]. Le poignard qui apparaît à Macbeth est visible, mais ne peut être saisi[8]. Le fantôme se montre et s’évanouit, il est déjà un signe, une « apparition ». Il est de l’ordre de la manifestation plus que du corps en soi.

D’autre part (b) le caractère fluctuant et non-substantiel du fantôme tient également à ceci qu’il n’est pas possible de le détacher de la série des esquisses et apparitions dans lesquelles il se manifeste. Husserl nomme fantômes [Phantome] dans Ideen II[9] des apparitions qui ne dépendent pas de notre fantaisie, mais qui ne peuvent être intégrées au monde objectif parce que manque la possibilité d’expérimenter sur leurs relations de causalité mécanique avec les autres corps. Il y a bien alors une série cohérente d’apparitions qui ne dépend pas de mon caprice et qui dessine les traits d’un être particulier, mais Husserl appelle ce dernier « fantôme » parce que celui-ci demeure flottant : ses relations avec les autres objets apparaissants n’ont pas encore été établies. Précisons ce point : une chose dite réelle se présente comme pouvant rester exactement inaltérée alors même que son apparence est modifiée. La lumière change sans cesse, les perspectives aussi, mais je suppose que cette feuille de papier par exemple reste elle-même et que seule son apparence change. Pour que les modifications de l’apparence ne soient pas perçues comme altérations de la chose même, il faut que ces changements soient attribués à une transformation advenue dans l’un des objets du contexte auquel appartient cette chose. Husserl donne l’exemple du changement d’éclairage dans Ideen II[10]. Il faut qu’une relation de dépendance constante soit observée entre les changements de l’éclairage ou de la position de mes yeux par exemple et les changements de l’apparence de l’objet (la feuille de papier). Une loi de relation causale peut alors être établie. Husserl parle de fantôme dès que l’on ne parvient pas à opérer une telle mise en ordre de l’expérience, de sorte qu’il est impossible de savoir si c’est la chose ou son apparence qui change : les deux registres coïncident. Le fantôme est un flux d’apparences changeantes et, du coup, imprévisibles, tandis que la chose réelle est supposée subsister sous le cours capricieux ses apparences.

Enfin (c) le fantôme n’est pas pleinement lui-même pour une dernière raison : on appelle fantômes également les revenants. Le fantôme ainsi défini est un mort qui est là, présent en tant qu’absent, en tant que mort. Il est dédoublement, ubiquité : présent et absent, présent comme absent, lui-même et autre, déphasage au sein de l’être même du revenant, ici et là-bas, maintenant, jadis et à venir. Le fantôme est surgissement au sein du monde (puisqu’il apparaît), au sein du réel objectif stable, comme en surimpression ou sous-impression, d’une dimension irréductible, une dimension à la fois apparentée à celle des choses réelles et autre, non-situable dans les cadres objectifs, c’est-à-dire ne possédant pas de coordonnées déterminées dans l’espace et le temps. Le fantôme est une sorte de vacillement spatial et temporel. Il est par conséquent également visible-invisible : invisible en ceci qu’il ne se laisse pas fixer par le regard, qu’il suggère une dimension étrangère ou familière-étrangère, unheimlich, qui refait surface dans ce monde, mais s’esquisse comme un abîme au sein duquel les modalités d’être des choses objectives n’ont plus cours.

Il est indispensable de définir la spécificité des phénomènes méritant le nom de fantôme. Toutefois, il nous semble non moins essentiel de souligner que le mode d’être caractéristique des fantômes est particulièrement révélateur de ce qu’est la phénoménalité en général et qu’il serait inadéquat de penser les fantômes comme appartenant à une catégorie ontologique radicalement hétérogène à celle des êtres communément considérés comme pleinement réels[11]. L’approche phénoménologique révèle qu’il y a au contraire une profonde homogénéité entre fantômes et êtres dit réels ou substantiels. Elle permet d’établir que les fantômes sont au moins une dimension ou une couche constitutive de tout être. « Nous n’édifions ici que la chose dans sa couche inférieure (fantôme) »[12] écrit Husserl dans Chose et Espace. Cette « couche » est incontestablement recouverte par la couche de l’être réel objectif, laquelle doit être comprise comme un effet de surface, bien réel mais auquel il est réducteur de s’arrêter. Ainsi les fantômes, toujours sous-jacents refont surface dans des expériences-limites multiples. Dans le cadre restreint de cet exposé, nous avons choisi de montrer comment la réflexion merleau-pontyenne sur le membre fantôme conduit précisément à une telle conclusion[13], en travaillant sur le cas particulier du corps propre, mais en en déduisant un certain nombre d’enseignements d’ordre ontologique qui entraînent d’autre part des conséquences pratiques considérables et tout à fait surprenantes.

 

Analyse merleau-pontyenne du phénomène des membres fantômes

Le texte auquel je me réfère se trouve dans le chapitre de La Phénoménologie de la perception, intitulé « Le corps comme objet et la physiologie mécaniste »[14]. Le membre fantôme est un membre amputé que le sujet continue cependant à sentir. Il est dit « fantôme » en ce qu’il possède en effet les caractéristiques que nous énumérions précédemment. Il est le retour d’un membre absent, objectivement absent. Les patients ne le voient pas. Ouvrir et fermer les yeux ne le fait pas apparaître et disparaître. Ils sentent néanmoins sa présence via des sensations proprioceptives, c’est-à-dire relatives à la sensibilité du corps à lui-même : des sensations de postures, de degré de tonus ou de contraction, de mouvements des membres et des organes. Ces sensations permettent la formation d’une certaine représentation de ce membre fantôme par le patient. La présence du membre fantôme est vécue comme une véritable perception, insistante, transcendante, et non comme une imagination. Un être indépendant des caprices de ma volonté et de ma libre imagination s’impose à moi, je peux croire ou non à son existence, mais ce qui advient alors est une expérience et non l’invention d’une image. Enfin le membre fantôme a une existence plus irrégulière et instable que les membres « réels » : il peut changer de forme[15], traverser les objets (PP, p. 86), il disparaît ou ressurgit selon les situations et les états affectifs du patient.

Ce qui intéresse particulièrement Merleau-Ponty dans le phénomène du membre fantôme est qu’il ne peut recevoir d’explication purement physiologique, ni purement psychologique. En effet, d’une part, le membre fantôme est aussi défini en fonction de l’histoire du malade, il garde souvent la position qu’il occupait au moment de la blessure (PP, p. 90). La douleur dans le fantôme ressurgit notamment lorsque le patient est confronté à des circonstances qui rappellent celles de la blessure (PP, p. 91) et fluctue en relation avec ses sentiments, son consentement ou son refus face à sa déficience. Ainsi le membre fantôme rétrécit en même temps que le patient accepte la perte du membre, en fait le deuil (PP, p. 91). Néanmoins, d’autre part, le phénomène n’est pas purement psychologique : la section des conducteurs sensitifs qui vont vers l’encéphale supprime le membre fantôme (PP, p. 91). C’est à nouveau toute l’ambiguïté du fantôme que nous retrouvons ici : le membre fantôme possède une certaine présence, une force effective, mais ne rentre pas dans les cadres de la description objective. Certes les terminaisons nerveuses au niveau du moignon sont objectivement encore présentes, mais cela ne rend pas compte de l’évolution du membre fantôme ni des multiples formes qu’il peut prendre en fonction de l’état affectif du patient. Le phénomène du membre fantôme se situe en deçà de la distinction psychique-somatique. Il nous oblige à penser un corps qui fantasme, qui projette un fantôme, qui refoule un certain nombre de données (ce qui signifie d’ailleurs qu’elles sont à la fois senties – pressenties – et occultées), bref un corps qui est et n’est pas lui-même. Selon Merleau-Ponty, ce que le phénomène du membre fantôme manifeste est qu’il y a, sous le corps actuel, un « corps habituel » qui « peut se porter garant pour le corps actuel » (PP, pp. 97-98). Cette affirmation implique notamment trois thèses fondamentales.

D’une part le membre fantôme n’est pas seulement une représentation mentale. Il appartient à ce que l’on appelle en psychiatrie le schéma corporel. Ce dernier consiste en un système de fonctions, capacités et habitudes motrices qui rendent possibles le mouvement coordonné du corps et de ses parties ainsi que le maintien des postures. C’est une sorte de savoir du corps par lui-même, de chaque partie par toutes les autres qui fait que toutes fonctionnent de façon cohérente. Il s’agit d’un savoir pratique et vécu : le schéma corporel n’est pas un objet intentionnel de la conscience, ce qui conduit Shaun Gallagher, dans « Dimensions of embodiment : body image and body schema in medical contexts »[16], à distinguer schéma corporel et image du corps. Ainsi, grâce au schéma corporel, sans y penser, je garde mon équilibre et je reconnais des objets parce que mon corps initie des mouvements qui vont à leur rencontre. De ce fait, dans le cas du membre fantôme, les patients persistent à tenter de marcher en s’appuyant sur la jambe fantôme ou d’attraper des objets avec leur main fantôme (PP, p. 95).

D’autre part ce schéma corporel est le corps fondamental, plus originel et déterminant que le corps décrit objectivement. Le bras actuel n’est plus et pourtant un bras habituel subsiste obstinément, parvient même à prévaloir sur le constat objectif de l’absence pure et simple du membre amputé. Le corps est plus que le corps actuel, et l’on peut ajouter : il est essentiellement plus que le corps actuel. Ce corps sous-jacent qui prend la forme ici du bras fantôme ou qui se manifeste dans le bras fantôme est plus essentiellement le corps vivant que ne l’est le corps actuel. Un corps vivant, en effet, se définit moins par ce qui est et ce qu’il est que par ce qu’il doit être, et ce sont ce plan, ces normes qui président à l’organisation de la matière organique. Nous reviendrons sur ce point plus en détail dans la partie suivante du présent article.

Enfin, si le fantôme relève du schéma corporel, en un sens, réciproquement, le schéma corporel doit être fantomatique. L’une des thèses essentielles défendues par Merleau-Ponty à cet égard est que le schéma corporel et même le schéma organique le plus fondamental, l’ensemble des fonctions et normes organiques (respirer, digérer, voir…), ne sauraient être conçus adéquatement comme un plan fixe et déterminant, comme une Idée absolue, comme une substance, un ensemble de lois rigides. Merleau-Ponty pense schéma corporel et schéma organique sous le concept de structure (Gestalt), ce qui revient, nous allons le voir, à mettre en valeur leur plasticité et leur précarité. Le schéma corporel ainsi que l’ensemble des normes vitales fluctuent et, comme le montre le phénomène du membre fantôme, peuvent traverser des phases d’évolutions au cours desquelles leur unité s’affaiblit, leur avenir est incertain. Nous allons montrer que c’est par conséquent le mode d’être du fantôme qui permet de comprendre ce qu’est ce corps plus profond, plus essentiel, dont Merleau-Ponty met justement en valeur l’être inachevé et indécis.

 

Le corps fantôme

Un corps vivant est caractérisé essentiellement par ceci qu’il ne se laisse pas dicter sa structure de l’extérieur, mais s’auto-organise, et se réorganise selon ses propres normes. Ainsi une blessure cicatrise de telle sorte que la structure « normale » soit rétablie. Le corps profond qui se manifeste dans le membre fantôme est aussi cette capacité essentielle que tout corps vivant possède de s’organiser, de structurer sa propre matière selon un plan, afin de maintenir l’accomplissement de certaines fonctions, au lieu de simplement prendre acte de la lésion ou de la perte de certains de ses composants : il peut être à l’origine de réorganisations salutaires difficilement classables entre les registres du normal et du pathologique. Ainsi dans le cas de l’hémianopsie, étudié par Merleau-Ponty dans La structure du comportement : le malade ne dispose plus que de deux demi-rétines, mais, contre toute attente, le champ visuel ne devient pas un demi champ visuel, il reste complet, même si le sujet a le sentiment de mal voir. La créativité vitale organique accomplit un véritable prodige : les globes oculaires basculent, le fonctionnement musculaire est complètement réorganisé et les zones de la rétine même changent de fonction : la fovéa (zone rétinienne responsable de la vision claire) lésée est repoussée à la périphérie, mais une autre partie de la rétine, désormais au centre, se constitue en nouvelle fovéa ou pseudofovéa, son acuité visuelle est même supérieure à celle de la fovéa anatomique[17]. La fonction « se crée des organes » (SC, p. 44) et improvise en utilisant les moyens matériels à sa disposition. Dans le cas de l’hémianopsie un œil fantôme réussit à se donner un nouveau corps.

Mais, pourrait-on objecter, s’agit-il vraiment d’un fantôme ? Dans ce cas l’on pourrait être tenté de considérer que c’est bien plutôt un nouvel œil réel qui s’est formé. Merleau-Ponty réfute cette interprétation. Il importe en effet de souligner avec Merleau-Ponty que l’hémianopsique ne voit pas comme un sujet normal, il ne voit plus comme il voyait avant. La fonction « voir » se module en fonction de la matière où elle s’incarne. Elle est secrétée par le corps et n’est pas une norme qui s’imposerait à lui. Ainsi, dans ses cours sur la Nature, Merleau-Ponty reprochera à Bergson d’avoir parfois pensé les fonctions vitales comme un élan d’abord purement idéal qui s’affaiblit et se disperse dans la matière[18] : comme si l’on voyait « malgré les yeux » et comme si la fonction « voir », qui se réalise dans les yeux particuliers, toujours imparfaits, de chacun et même éventuellement dans des matériaux encore moins adaptés (ainsi dans le cas l’hémianopsie), sous prétexte qu’elle dépasse chaque configuration concrète, était une Idée, un modèle absolu que l’organisme tente d’égaler. L’on ne verrait pas mieux sans les yeux : l’idéal d’une pure coïncidence avec l’objet est absurde, il faut toujours un écart, une certaine épaisseur, donc une chair. Dès lors la fonction « voir » doit se modeler selon des matériaux variables, contingents et n’est rien de positif en dehors d’eux, elle n’est qu’un sens fantomal qui surgit en creux en eux. La fonction « voir » n’est pas un plan abstrait prédéfini de manière parfaitement positive, mais prend des formes diverses selon les matériaux qui la réalisent. Par conséquent elle n’est pas, elle n’est jamais, pleinement « réalisée » : précisément, elle tient davantage du fantôme.

Le concept merleau-pontyen de structure [Gestalt] désigne justement ce lien essentiel entre forme plastique et matériau contingent : « Ce qu’il y a de profond dans la «Gestalt» d’où nous sommes partis, ce n’est pas l’idée de signification, mais celle de structure, la jonction d’une idée et d’une existence indiscernables, l’arrangement contingent par lequel les matériaux se mettent devant nous à avoir du sens, l’intelligibilité à l’état naissant » (SC, p. 223)[19]. Une structure est une forme indissociable d’un matériau concret et, par conséquent, marquée par la contingence de celui-ci et susceptible d’évoluer avec lui. Elle est une diversité matérielle d’éléments qui forment un système de telle sorte que, d’une part, toutes les parties sont affectées et modifiées lorsque l’une d’elles l’est et que, d’autre part, malgré ces changements ou plutôt grâce à leur coordination, les mêmes relations d’ensemble entre les parties sont maintenues. Cette structure d’ensemble, précisément en tant qu’elle n’est pas une idée abstraite, une programmation définie à l’avance, mais est incarnée dans une diversité d’éléments matériels en interaction, va précisément posséder un caractère d’être ouvert, plastique.

Merleau-Ponty explique ainsi que l’unité du corps, l’accomplissement d’une certaine structure cohérente du comportement sont le fruit d’un processus d’intégration à partir d’une diversité qui marque ces formes de sa particularité et menace aussi toujours de faire se dissoudre ou se fissurer l’unité. Ainsi le soubassement de l’organisme est une extraordinaire diversité d’esquisses perceptives, de rythmes et d’activités qui peuvent toujours se dissocier. C’est d’ailleurs ce que l’extension spatiale de l’organisme exprime également : le cœur, le cerveau, les différentes parties du cerveau sont bien des composants relativement distincts au sein du système complexe de l’organisme et peuvent s’autonomiser davantage encore entraînant de plus ou moins graves dérèglements. Certes il y a intégration par exemple « des régions optiques et auditives dans un ensemble fonctionnel » (SC, p. 224), mais cela « n’annule pas leur spécificité », « leur imminence est attestée par la désintégration en cas de lésion partielle » (SC, p. 224). Et d’autre part, plus fondamentalement encore, même dans le cours de la vie « normale » vibre en permanence un fourmillement de lignes d’énergie ou d’intensité (plaisirs, douleurs, excitation, fatigue, tendances…) qui cristallisent souvent en une unité de surface, mais qui sont toujours en léger décalage les unes par rapport aux autres et peuvent entrer en tension. C’est ce qui transparaît dès que l’on prête attention à l’impossibilité par exemple de strictement faire coïncider les deux images visuelles que nous avons d’un même objet : lorsque nous fermons un œil puis l’autre, deux fantômes apparaissent. De même il est impossible de traduire exactement les informations apportées par un sens dans le registre des autres sens : une couleur évoque un son, mais aucun son ne peut donner à éprouver de façon parfaitement équivalente tout ce qui est éprouvé dans la perception d’une couleur. En outre Schilder dans The Image and Appearance of the Human Body : Studies in the Constructive Energies of the Psyche[20] – un ouvrage auquel Merleau-Ponty se réfère à plusieurs reprises – montre que nous avons de notre corps une multitude d’images flottantes qui ne se recouvrent que partiellement et temporairement. Schilder décrit ainsi de nombreuses expériences dans lesquelles apparaît un écart entre diverses images du corps. Par exemple il existe un décalage entre les sensations visuelles et les sensations kinesthésiques : « la peau ressentie est nettement en dessous de la peau perçue visuellement »[21]. De même dans l’illusion japonaise (mains croisées et doigts enchevêtrés) qui rend l’image optique trop compliquée pour servir de repère, l’endroit de la main touché par un objet peut apparaître visuellement, mais d’abord dissocié du corps : il « semble flotter dans l’espace »[22] alors même que nous sentons par ailleurs que c’est un point de notre corps. Il y a dissociation entre image optique et image tactile[23]. Enfin le schéma corporel évolue en fonction des habitudes et est toujours en interaction avec l’environnement[24]. L’image du corps est ainsi, selon Schilder, le fruit d’un « effort continuel pour rassembler en une forme complète des expériences fragmentaires »[25]. Schilder souligne l’« extrême labilité »[26] et la « grande plasticité »[27] de l’image du corps. Chaque mouvement, chaque sensation et chaque nouvelle situation sont des facteurs de déstabilisation : « Nous construisons et reconstruisons perpétuellement l’image de notre corps »[28].

Par conséquent, la distinction entre schéma et image du corps, soulignée à juste titre par Shaun Gallagher, ne doit néanmoins pas être trop tranchée. En effet l’image du corps n’est jamais une représentation parfaitement circonscrite, elle est un ensemble de schèmes, un imaginaire foisonnant, des impressions vagues, pas forcément cohérentes, des tendances et des lignes de force. En outre Schilder montre que la façon dont un sujet se représente son corps et celle dont ses proches et sa culture représentent le corps, portent une attention plus particulière sur certaines de ses parties, et lui renvoient l’image de son corps influencent aussi non seulement la manière subjective dont il vit son corps, mais aussi les rythmes fondamentaux, « l’innervation vaso-végétative et vaso-motrice » des organes concernés[29], le métabolisme qui se mettent peu à peu en place dans le mode d’être même de ce corps. Le schéma corporel intègre donc, dans une structure complexe, d’une part l’image du corps, d’autre part un système de puissances posturales et motrices et même, enfin, l’ensemble des fonctions et normes vitales qui sont comme une sorte de schéma régulateur fondamental. Tous interagissent de sorte qu’à aucun niveau le corps fondamental n’est une architecture rigide.

Le corps se forme ainsi dans une dialectique entre corps fondamental labile et unité d’intégration fragile qui rend possible l’apparition d’un corps objectif identifiable dans un certain nombre de traits relativement stables. Mais des fantômes réapparaissent dès que l’unité se défait ou se distend. Lorsqu’un décalage apparaît plus nettement et obstinément entre diverses images du corps, les fantômes ressurgissent au sein même de l’existence du « normal » ; ainsi, par exemple, dit Schilder, quand nous nous tenons dans un ascenseur qui s’arrête brusquement lors d’un mouvement de descente : les jambes deviennent plus lourdes, le reste du corps semble continuer à s’enfoncer, nous sentons deux pieds fantômes plus légers sous les pieds réels[30], le corps se raccourcit en même temps que semble se détacher de lui comme un avatar de lui-même qui continue à descendre. Nous pouvons emprunter un autre exemple à Merleau-Ponty : « pendant que je suis accablé par un deuil et tout à ma peine, déjà mes regards errent devant moi, s’intéressent sournoisement à quelque objet brillant, ils recommencent leur existence autonome » (PP, p. 100). Il y a alors comme un fantôme de mon corps, deux fantômes plus exactement : un premier moi-fantôme centré sur mon regard qui se tient en décalage par rapport à un deuxième moi-même, non moins fantomatique, qui est absorbé par sa peine. De même le membre fantôme est lui-même le signe d’une tension entre le corps habituel et le corps actuel, entre la perception externe objective du bras par exemple – de l’absence du bras – et la sensation proprioceptive de sa présence persistante. L’emploi du concept de fantôme est légitime selon nous dans toutes ces situations puisque des lignes de présentation qui habituellement collaborent à la venue à l’apparaître de ma main, mes jambes et plus généralement mon corps en général se dissocient, s’entravent mutuellement mais continuent à s’évoquer, se faire écho (en vertu d’une certaine ressemblance et aussi, corrélativement, parce qu’elles collaborent habituellement avec succès à la constitution de mon bras, ma jambe, mon corps unifiés), de sorte que se constituent à la fois le même corps (ou la même partie du corps) et deux corps différents (ou deux mains, ou deux paires de pieds dans le cas de l’ascenseur), chacun prenant la forme d’un fantôme, puisqu’évoquant irrésistiblement un autre soi-même qu’il est et n’est pas : chacun étant à la fois ici et là, maintenant et jadis ou à venir.

L’on peut aller plus loin encore : puisque le schéma corporel lui-même est toujours le fruit de l’intégration d’une diversité de lignes d’esquisses, il faut encore préciser qu’il est lui-même toujours instable et inachevé : Merleau-Ponty l’affirme ainsi dans la Phénoménologie de la perception : « il y a peut-être soit dans chaque expérience sensorielle, soit dans chaque conscience des “fantômes” qu’aucune rationalité ne peut réduire » (PP, p. 254). Il nous semble que l’on peut être plus affirmatif : il y a nécessairement de tels fantômes car la diversité est indispensable au surgissement du sens et de la phénoménalité. Il n’y aurait ni monde transcendant (monde tout court donc) ni corps (via lequel je perçois ce monde comme étant à la fois autre que moi et ce dont pourtant je fais partie de sorte que je suis en quelque sorte étrangère à moi-même, mon corps étant à la fois sujet et objet) sans une origine non-unifiée non transparente de l’apparaître. Dès lors, ce que j’appelle « corps actuel réel » n’est jamais une solide et pleine coïncidence à soi. Il consiste en un effet de synthèse, d’intégration, qui, certes, parvient communément à un certain équilibre tel que la diversité co-fonctionne globalement dans le même sens (ainsi les images visuelles relatives à chaque œil coïncident ordinairement en une vision unifiée), mais il suffit de très peu de chose pour que cette synthèse commence à se dissoudre. Le corps est ainsi hanté par un fourmillement de fantômes sous-jacent. Le vertige de la démultiplication de soi couve toujours de telle manière que, conclut Schilder, notre corps contient toujours « au surplus un fantôme »[31]. Et plus radicalement encore : « peut-être le corps lui-même est-il un fantôme »[32]. L’étude de l’image du corps « nous oblige infailliblement à nous rendre compte que même notre propre corps est au-delà de notre appréhension immédiate et elle nous souffle les paroles de Prospero dans La Tempête : “nous sommes de l’étoffe dont les rêves sont faits ; et notre petite vie est entourée d’un songe” »[33].

Pour résumer, nous trouvons, selon nous, les fantômes à tous les niveaux de la réalité corporelle :

1) Le fantôme peut d’abord prendre la forme d’un phénomène anormal : le membre fantôme n’est pas le bras réel. Le concept de « fantôme » que nous pourrions nommer fantôme accidentel ou secondaire se définit ici par référence à une réalité plus originaire, plus substantielle, bref supposément non-fantomatique.

2) Mais le bras « réel » et plus généralement le corps réel, en tant qu’enracinés dans un processus d’intégration d’une diversité toujours latente, peuvent à tout moment se diffracter en fantômes, de sorte que le sujet perd momentanément ses repères et ne sait plus où exactement se trouve son corps. Les fantômes sont ici ce qui couve sous la surface de la « réalité » substantielle, laquelle n’est qu’une dimension de l’apparaître, celle qui se donne communément en avant-plan tout en demeurant hantée par des fantômes que l’on pourrait nommer fantômes sous-jacents.

3) Mais enfin même l’unité objective, la surface cristallisée que nous appelons le corps « réel », n’existe pas de droit. Certes le corps et les membres et organes « réels » ne sont pas des fantômes au sens où ils sont ce repère substantiel sans lequel on ne pourrait justement pas parler de « fantôme » (comme fantôme secondaire). Toutefois ils sont des fantômes malgré tout au sens où ce repère, ce référent substantiel, prétendument substantiel, est en fait une caricature et ne subsiste que comme le fruit d’une abstraction et d’un refoulement. Si le corps réel doit porter en lui la hantise de la diversité fantomale sans laquelle il n’est rien, il doit être essentiellement décentré par eux. Or un fantôme se définit comme rapport intrinsèque à un autre qu’il est et n’est pas, comme dédoublement ou présence/absence. Dès lors le corps réel, à partir du moment où il est hanté par ces fantômes sous-jacents, devient lui-même un nouveau type de fantôme. Il n’existe qu’en se donnant indissociablement de l’arrière-plan des multiples fantômes qui font partie intégrante de son être et de ses virtualités : il possède donc lui aussi cette structure d’être de dédoublement, d’écart à soi (être et ne pas être soi-même) qui caractérise le fantôme. Sa spécificité tient néanmoins à ceci que, dans ce qu’on appelle communément fantôme (fantôme secondaire), l’absence passe au premier plan, tandis que dans ce qu’on appelle réalité (fantôme primaire), la présence passe au premier plan. L’unité tient le devant de la scène, mais, si les coulisses multiples et fragiles sont occultés et repoussés dans l’ombre, ils ne sont en aucun cas annihilés.

 

Entrelacs entre vivants et morts

Nous avons retracé la manière dont le membre fantôme contamine en quelque sorte tout corps vivant. Merleau-Ponty va plus loin encore : chez lui, tout être est pensé sur le modèle du fantôme. L’étude de cette théorie ne saurait rentrer dans le cadre restreint du présent exposé ; nous nous contenterons d’en donner un bref aperçu avant de mettre en exergue quelques-unes de ses implications pratiques qui nous semblent particulièrement novatrices et lourdes de conséquences.

Exactement comme la fonction « voir » n’existe que sous la forme de l’accomplissement concret d’une certaine structure matérielle particulière, de même le langage, la pensée conceptuelle, les idées les plus abstraites, l’esprit, toutes les formes réputées les plus élevées de la culture et de l’humanité sont pareillement incarnées. Elles sont elles aussi des formes d’intégration remarquables d’une diversité matérielle, laquelle est toujours sous-jacente et liée de manière contingente à ce qui s’incarne en elle : il suffit d’un mot ambigu, d’un quiproquo, d’une maladie ou même d’un peu de fatigue pour que cette diversité de corps, de discours et d’institutions au sein desquels notre humanité et notre esprit émergent refasse surface comme source d’une inquiétante étrangeté à soi, d’une possible désintégration.

Nous sommes hommes en ce que précisément nous visons une unicité à travers l’épaisseur de nos vies, en ce que nous sommes groupés autour de cet intérieur unique où personne n’est, qui est latent, voilé et nous échappe toujours laissant entre nos mains des vérités comme traces de son absence.[34]

L’humanité, le monde de l’esprit au sein duquel les sujets rationnels se retrouvent et peuvent former une communauté harmonieuse se tiennent ainsi, affirme Merleau-Ponty dans ce texte, « dans l’irréalité, le vide » et c’est autour de ce vide « où personne n’est »[35] que pourtant nous sommes groupés. En effet l’humanité n’est pas un pur rien : il y a bien dialogue, échange, construction toujours problématique et sans garantie d’une communauté avec les autres ou même avec soi-même. L’humanité se profile comme un fantôme exactement de la même façon que la fonction « voir » hante les yeux réels, lesquels lui donnent accès à l’être sous des formes singulières et incomplètement unifiées. L’humanité-fantôme possède un mode d’être ubiquitaire, inachevé, épars et présomptif.

Cette fantomalisation, si l’on peut dire, de toute réalité[36] va de pair avec une conception de la temporalité qui ne peut plus être structurée par une distinction tranchée entre la vie et la mort. Si mon corps, mon humanité, mes pensées dans leur réalité ultime possèdent un mode d’être fantomatique, alors ils ne peuvent jamais ni être pleinement, ni radicalement mourir. Ils consistent en des thèmes ouverts capables de revenir à travers des incarnations nouvelles sans fin, précisément du fait de leur être indécis. Leur être propre, sous sa forme la plus originelle et solide, est toujours déjà hantise : ils sont par conséquent toujours capables d’être là même quand ils ne le sont pas pleinement. Comme le démontre Derrida dans Spectres de Marx[37], on perd son temps à vouloir exorciser un fantôme : il n’est rien de plus retors que ce mode d’être insaisissable, capable de ressurgir sans cesse sous les formes les plus inattendues. Le fantôme est selon une expression chère à Merleau-Ponty partout et nulle part. Dans le texte qui porte ce titre, l’introduction que Merleau-Ponty a rédigée pour un ouvrage collectif consacré aux philosophes célèbres, est affirmé le caractère de fantôme possédé par l’œuvre des grands philosophes. Il est impossible, en effet, de dire où, exactement, commence et où finit la philosophie de Descartes[38]. La philosophie cartésienne ne peut se définir par une intuition centrale absolument déterminée : elle a plusieurs centres. Il y a ainsi par exemple une tension dans l’œuvre de Descartes entre la thèse de l’hétérogénéité absolue de l’âme et du corps et celle selon laquelle la glande pinéale est le « principal siège de l’âme et le lieu où se font toutes nos pensées »[39], ou encore l’affirmation selon laquelle l’union de l’âme et du corps ne forme pas une troisième substance, mais ne peut néanmoins être connue que via une notion primitive qui s’ajoute à celles d’âme et de corps et ne leur emprunte rien[40]. « Descartes lui-même à aucun moment n’a coïncidé avec Descartes »[41]. Dès lors rien ne permet de tracer des frontières tranchées entre cette philosophie et celles de Spinoza, de Malebranche ou de Leibniz qui s’inspirent toutes d’elle et prétendent en dévoiler la vérité. « Chacun à leur manière [ils avaient] changé les rapports des “figures” et des “fonds” et revendiqué chacun leur Descartes »[42]. Dès lors chaque œuvre, chaque être a « presque toute sa vie devant soi » (OE, p. 93) et l’histoire prend la forme d’un « cercle de feu »[43] d’un « éternel retour »[44]. En d’autres termes, nous ne sortons jamais d’un temps mythique.

Comment appeler, sinon histoire, ce milieu où une forme grevée de contingence ouvre soudain un cycle d’avenir, et le commande avec l’autorité de l’institué ? Non pas sans doute l’histoire qui voudrait composer tout le champ humain d’événements situés et datés dans le temps sériel et de décisions instantanées, mais cette histoire qui sait bien que le mythe, le temps légendaire hantent toujours, sous d’autres formes, les entreprises humaines.[45]

Le mythe est un ensemble d’événements particuliers, « situés », si l’on peut dire, dans un passé immémorial, toujours au-delà d’eux-mêmes, sources d’inspiration pour chaque nouvelle situation et n’existant que comme hantise dans ces transpositions concrètes. Le mythe, sans cesse rejoué et dont l’être même tient dans ce pouvoir de retour cyclique, est trans-temporel plutôt qu’intemporel. Il est la puissance symbolique possédée par des événements particuliers. Chaque événement est ainsi à la fois jadis, maintenant et à venir : le passé devient passé immémorial. Il est alors impossible de savoir quand un être est né : on peut tout au plus savoir quand un de ses avatars est apparu, mais son être profond est toujours plus vieux que lui-même. Et corrélativement chaque être va ainsi déjà « jusqu’au fond de l’avenir » (OE, p. 92)[46].

Ainsi rien ne peut être purement et simplement annihilé, mais ceci découle du fait que chaque « être » est miné par un écart à soi tel qu’il ne se retrouve jamais lui-même avec une parfaite identité à soi. Il peut revenir sous des formes étranges, non-reconnaissables ou reconnues comme monstrueuses. Il ne s’agit donc nullement de dévoiler une structure d’éternité. La temporalité ici décrite est celle clignotante des fantômes, elle est faite de « dépassements partiels, encombrés de survivances, mais aussi grevés de déficit »[47], et se tient en deçà de la séparation entre les vivants et les morts. Elle n’est déchirée par aucune disparition radicale, mais n’en est pas moins profondément inquiétante. En elle ne se tiennent que des quasi-êtres essentiellement précaires et aliénés, tous étranges et décentrés. Cependant elle institue entre fantômes une communication transtemporelle indéfinie, dont rien ni personne ne pourra jamais être exclu.

 

Bibliographie

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Annabelle Dufourcq
Université Charles, Faculté des Humanités
Département de philosophie française et allemande
U kříže 8, 150 00 Prague 5
annabelle.dufourcq@fhs.cuni.cz


 

[1])  MERLEAU-PONTY, M. : L’Œil et l’Esprit (1960). Paris : Gallimard, coll. Folio essais, 1961, p. 36. Toutes les références à L’Œil et l’Esprit seront désormais indiquées en abrégé (OE) directement dans le texte.
[2])  HUSSERL, E. : Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Drittes Buch : Die Phänomenologie und die Fundamente der Wissenschaften. La Haye : M. Nijhoff, 1952, p. 80. Trad. française par D. Tiffeneau. Paris : P.U.F., 1993, p. 96 : « Die Phänomenologie ist die Wissenschaft der “Ursprünge”, der “Mütter” aller Erkenntnis, und sie ist der Mutterboden aller philosophischen Methode. » (« La phénoménologie est la science des “origines”, des “Mères” de toute connaissance et elle est la matrice de toute méthode phénoménologique »).
[3])  GOETHE, J. W. von : Faust. Traduction française par H. Lichtenberger. Paris : Editions Aubier-Montaigne, 1948.
[4])  HUSSERL, E. : Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Zweites Buch : Phänomenologische Untersuchungen zur Konstitution. La Haye : M. Nijhoff, 1952. Trad. française par E. Escoubas. Paris : P.U.F., 1982, pp. 36-41. Voir aussi Phantasie, Bildbewußtsein, Erinnerung. Zur Phänomenologie der anschaulichen Vergegenwärtigungen, Texte aus dem Nachlaß (1898-1925). La Haye : M. Nijhoff, 1980. Trad. française par R. Kassis et J. F. Pestureau. Grenoble : Millon, 2002, p. 536 (tr. fr. p. 506) ; ainsi que Ding und Raum, Vorlesungen, 1907. La Haye : M. Nijhoff, 1973, p. 103. Trad. française par J. F. Lavigne. Paris : P.U.F., 1989, p. 132.
[5])  HUSSERL, E. : Phantasie, Bildbewußtsein, Erinnerung. Zur Phänomenologie der anschaulichen Vergegenwärtigungen, Texte aus dem Nachlaß. Op. cit., pp. 325-326.
[6])  WILDE, O. : The Canterville Gohst : « hastily adopting the fourth dimension of space as a means of escape, he vanishes through the wainscoting ». In : The collected works of Oscar Wilde. Ware, Hertfordshire : The Wordsworth Library Collection, 2007, p. 195 ; voir aussi p. 197 : « The ghost started up with a wild shriek of rage, and swept through them like a mist ».
[7])  Cf. SHAKESPEARE : The tragedy of Hamlet, prince of Denmark. New Haven : Yale University press ; London, G. Cumberlege : Oxford University Press, 1947, acte III, scène 4.
[8])  SHAKESPEARE : Macbeth. Cambridge ; New York, NY, USA : Cambridge University Press, 1997, acte II, scène 1.
« Is this a dagger which I see before me,
The handle toward my hand? Come, let me clutch thee.
I have thee not, and yet I see thee still.
Art thou not, fatal vision, sensible
To feeling as to sight? »
[9])  HUSSERL, E. : Ideen II. Op.cit., pp. 36-37.
[10])  Ibid., p. 42.
[11])  Cet adjectif pose en fait de nombreux problèmes : vouloir définir rigoureusement ce qui est réel expose aux plus grandes difficultés. Le réel consiste-t-il dans le perçu ? En une substance qui demeure lorsque nous ne la percevons plus ? En un ensemble de qualités premières accessibles à la raison et à la science tandis que les qualités secondes relèveraient de l’appréhension subjective ? Les qualités premières sont-elles plus réelles que les qualités secondes alors que la perceptibilité est aussi une propriété à part entière de la chose ?
[12])  HUSSERL, E. : Ding und Raum, Vorlesungen 1907. Op. cit., p. 339 : « wir hier genau besehen nur das Ding nach seiner untersten Schicht (Phantom) aufheben ».
[13])  Concernant le rôle des fantômes chez Husserl, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage La dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Husserl. Dordrecht : Springer, Phaenomenologica 198, 2011, section III, chapitre 1 : « Les fantômes de la perception ».
[14])  Les études auxquelles se réfère Merleau-Ponty sont les suivantes : LHERMITTE : L’image de notre corps. Paris : Nouvelle Revue critique, 1939 ; SCHILDER : Das Körperschema. Berlin : Springer, 1923 ; MENNINGER-LERCHENTHAL : Das Truggebilde der eigene Gestalt. Berlin : Karger, 1934. On pourra également consulter, pour ne citer que quelques références au sein d’un très vaste corpus d’articles et de livres consacrés à ce phénomène : HENDENRSON. W. R. – SMYTH, G. E. : Phantom limbs. In : Journal of Neurology, Neurosurgery and Psychiatry, 1948, 11/2, pp. 88-112 ; FLOR, H.  : Phantom-limb pain : characteristics, causes, and treatment. In : The Lancet Neurology, 2002, Vol. 1, Issue 3, pp. 182-189 ; LEMAIRE, C. : Membres fantômes. Paris : Les empêcheurs de penser en rond, 1998 ; CRAWFORD, C. S. : Phantom Limb: Amputation, Embodiment, and Prosthetic Technology. London ; New York : NYU Press, 2014.
[15])  MERLEAU-PONTY, M. : Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard, coll. Tel, 1945, p. 91. Toutes les références à la Phénoménologie de la perception seront désormais indiquées en abrégé (PP) directement dans le texte. Voir également les descriptions détaillées de P. SCHILDER dans The Image and Appearance of the Human Body: Studies in the Constructive Energies of the Psyche. Londres : K. Paul, Trench, Trubner, 1935. Trad. française par F. Gantheret et P.Truffert : L’image du corps. Etude des forces constructives de la Psyché. Paris : Gallimard, 1968, p. 85.
[16])  GALLAGHER, S. : Dimensions of embodiment : body image and body schema in medical contexts. In : KAY TOOMBS, S. (éd.) : Handbook of Phenomenology and Medicine. Dordrecht : Kluwer, 2001, pp. 147-175.
[17])  MERLEAU-PONTY, M. : La structure du comportement. Paris : P.U.F., 1942, coll. Quadrige, 1990, p. 42. Toutes les références à la La structure du comportement seront désormais indiquées en abrégé (SC) directement dans le texte.
[18])  MERLEAU-PONTY, M. : La Nature. Notes de cours au Collège de France. Paris : Seuil, coll. Traces écrites, 1995, p. 92.
[19])  Voir aussi SC, p. 76 : « la fonction n’est jamais indifférente au substrat par lequel elle se réalise ».
[20])  SCHILDER, P. : The Image and Appearance of the Human Body… Op. cit.
[21])  SCHILDER, P. : L’image du corps… Op. cit., p. 106.
[22])  Ibid., p. 77.
[23])  De même l’expérience de l’escalator, décrite p. 133, montre la concurrence entre une image du corps influencée par la perception visuelle d’une situation globale et une image du corps liée aux kinesthèses ou à la perception visuelle directe de mon corps indépendamment de la situation : « debout sur un escalator, particulièrement s’il est bondé […] on a la sensation nette que les pieds ne sont pas à angle droit avec les jambes, mais à un angle qui correspond à l’inclinaison de l’escalator », l’on ne peut échapper à cette illusion qu’en regardant attentivement ou en remuant ses pieds.
[24])  Si, comme dans l’expérience de Stratton (MERLEAU-PONTY, M. : PP, pp. 282-287), un sujet porte des lunettes qui renversent le haut et le bas, il traverse un moment de profond déséquilibre. Par exemple, le sujet tend la main dans la direction opposée à celle où se trouve l’objet qu’on veut atteindre. Puis au bout de quelques jours, tout lui semble droit à nouveau, ses pieds apparaissent à nouveau « en bas », le plafond « en haut ». L’expérience montre que les facteurs rendant possible cette réorganisations sont une interaction du sujet avec l’environnement et le fait que certains objets vont être adoptés comme supports pour repérer la verticale et l’horizontale : une nouvelle structure complexe schéma corporel / environnement doit être mise en place via l’interaction entre le corps et l’environnement.
[25])  SCHILDER, P. : L’image du corpsOp. cit., p. 126.
[26])  Ibid., p. 210.
[27])  Ibid., p. 207.
[28])  Ibid., pp. 184-185.
[29])  Ibid., p. 164.
[30])  Ibid., p. 115.
[31])  Ibid., p. 309.
32])  Ibid.
[33])  Ibid., p. 316 (cf. SHAKESPEARE : The Tempest, acte IV, scène 1 : « we are such stuff as dreams are made on; and our little life is rounded with a sleep »).
[34])  MERLEAU-PONTY, M. : Notes de cours sur Lorigine de la géométrie de Husserl. Paris : P.U.F., 1998, p. 34.
[35])  Voir aussi : « L’homme est caché, bien caché et cette fois il ne faut pas se méprendre : cela ne veut pas dire qu’il est là sous un masque prêt à paraître. […] sous les masques, il n’y a pas de visages, l’homme historique n’a jamais été homme » MERLEAU-PONTY, M. : Signes. Paris : Gallimard, 1960, p. 45.
[36])  Nous avons ici insisté sur l’être fantomal des corps vivants et de tout l’édifice spirituel et culturel qui constitue l’humanité. La théorie merleau-pontyenne fait des fantômes un modèle ontologique, lequel vaut, en d’autres termes, pour tout être (et l’on peut voir ainsi chez Merleau-Ponty la petite phrase de Vinteuil, la Montagne Sainte Victoire et tous les éléments dévoiler leur être flottant, ubiquitaire et indécis : ainsi le mielleux s’incarne dans une texture collante, un goût sucré ou les paroles d’un flatteur (Causeries 1948. Paris : Seuil, coll. Traces écrites, 2002, p. 27) et l’eau de la piscine n’est pas à proprement parler « dans l’espace », « elle n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise, elle n’y est pas contenue, et si je lève les yeux vers l’écran des cyprès où joue le réseau des reflets, je ne puis contester que l’eau le visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et vivante ». MERLEAU-PONTY, M. : OE, pp. 70-71). Cette théorie tire selon nous toutes les conséquences de l’approche phénoménologique inaugurée par Husserl. Nous développons cette thèse plus en détail dans la première section de Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire. Dordrecht : Springer, 2012.
[37])  DERRIDA, J. : Spectres de Marx. Paris : Galilée, 1993. Les analyses de Derrida jouent évidemment un rôle clef dans les coulisses de cet article. C’est la présence prégnante et envahissante des fantômes et du thème de la hantise dans la phénoménologie husserlienne d’abord, merleau-pontyenne ensuite qui a d’abord suscité notre curiosité. C’est à Derrida qu’il revient d’avoir formé le projet radical d’une hantologie, mais celui-ci nous semble pouvoir trouver une importante partie de ses racines ainsi que des développements déjà nombreux et subtils dans les analyses phénoménologiques et les mésaventures de la phénoménologie génétique par-delà le premier projet de science de l’ego transcendantal.
[38])  MERLEAU-PONTY, M. : Signes. Op.cit., p. 160.
[39])  DESCARTES, R. : Lettre à Meyssonnier, 29 janvier 1640. In : Œuvres philosophiques (Vol. II). Paris : Bordas, coll. Classiques Garnier, 1992, p. 157.
[40])  DESCARTES, R. : Lettre à Elizabeth, 21 mai 1643. In : Œuvres philosophiques (Vol. III). Paris : Bordas, coll. Classiques Garnier, 1989, p. 19.
[41])  MERLEAU-PONTY, M. : Signes. Op.cit., p. 165.
[42])  MERLEAU-PONTY, M. : La prose du monde. Paris : Gallimard, coll. Tel, 1969, p. 129.
[43])  MERLEAU-PONTY, M. : Notes de Cours 1959-1961. Paris : Gallimard, 1996, p. 375.
[44])  Ibid., p. 209.
[45])  MERLEAU-PONTY, M. : Signes. Op.cit., p. 155 (« De Mauss à Claude Lévi-Strauss »). Nous soulignons.
[46])  Cette expression est ici utilisée par Merleau-Ponty à propos des œuvres d’art : chaque œuvre étant hantée par le monde dont elle reproduit la genèse, les peintures rupestres de Lascaux étant hantées par des animaux mythiques, le tableau hanté par le modèle, ces œuvres, intrinsèquement inachevées, deviennent en elles-mêmes un appel à être reprises, copiées, interprétées, dans une histoire sans progrès et qui « chemine en cercle » (Ibid.).
[47])  MERLEAU-PONTY, M. : Le visible et l’invisible. Paris : Gallimard, coll. Tel, 1964, p. 127.