Visible and invisible spaces: iconography of the mirror in the XVIIth – XVIIIth century French painting
In this essay we aim to analyse the concepts of visibility and invisibility in connexion with the mirror as an iconographic object in the XVIIth – XVIIIth centuries. Through the interpretation of selected artworks we have distinguished two kinds of mirrors; an artificial and a natural type. The inquiry of this second, namely the surface of the water, led us to discover the specificities of this reflecting element in art and the lecture of Bachelard and Merleau-Ponty helped us to complete the study of water as a pictorial mirror. These experiences have conducted us to formulate that the natural, “aquatic” mirrors widen the pictorial space in an infinite space, whereas the fusion of the water and the sky tends to the infinity or to the so-called undefinable invisible.
Keywords · art, painting, mirror, space, visible, invisible, water, aesthetics, Bachelard, Merleau-Ponty, Vernet, Watteau
Dans le domaine de la réflexion esthétique, nombreuses sont les pistes qui permettent d’aborder l’étude des espaces picturaux etabondantes sont les études critiques sur le miroir, cet outil artistique qui permet la révélation des espaces méta-picturaux sur les compositions. Il serait, tout de même, difficile de se plonger dans l’examen de ce sujet, sans constater la trivialité du cliché, relevant du domaine iconographique et autre, selon lequel le miroir ou la surface miroitante réfléchit le monde environnant. Pourtant, si notre point de vue est celui de la perception, on découvre que derrière le jeu de reflets se cache tout un art d’illusion : le spectateur se trouve confronté à une image réfléchie – véridique ou mensongère – d’une réalité cachée. Dans cette optique, le sujet iconographique du miroir peut être considéré comme un outil artistique qui fait apparaître les événements distants dans le temps et dans l’espace. En même temps, on découvre le fait que l’usage du miroir peut aussi modifier ou démultiplier l’espace. Notre objectif dans cette étude consistera ainsi à interpréter ces espaces miroités et à dégager la problématique du visible et de l’invisible dans l’iconographie du miroir dans la peinture des XVIIe et XVIIIe siècles.
Malgré le fait que le miroir soit un sujet d’histoire de l’art amplement traité, nous proposons de rappeler brièvement l’usage de cet attribut pendant les siècles qui précèdent l’époque en question. Le miroir est traditionnellement la matérialisation symbolique des notions de vérité, de prudence et de préciosité. Son usage allégorique, selon lequel le miroir représentait une allusion à la peinture elle-même[1], a servi de sujet artistique aux artistes pendant de longs siècles, de l’Antiquité jusqu’à l’âge classique. Dans le contexte de l’espace pictural, cet outil iconographique est apte à intégrer une partie de la réalité à l’univers pictural ou à un personnage qui se situe en dehors de la composition, et ses capacités consistent aussi à focaliser le regard du spectateur par une perspective prolongée : le miroir peut ainsi également montrer une voie vers l’infini.
Il serait logique de questionner la fonction de la partie « invisible » du tableau et la possibilité de son interprétation en tant que composante à valeur égale de la composition. Considérée comme la métaphore du tableau, la partie de la composition encadrée par le miroirse réfère à ce phénomène comme étant « un espace indépendant du champ de la représentation, espace différent, qui n’est pas traité au même degré de la réalité »[2]. Pourtant il nous faut également nous poser la question de savoir si l’aveugle-né de Diderot avait raison lorsqu’il était « tenté de croire que la glace peignant les objets, le peintre, pour les représenter, peignait peut-être une glace »[3].
Depuis la Renaissance, le tableau dans le tableau est un véritable « tableau », une portion isolée de la composition, dont la valeur picturale est souvent questionnée. Si le miroir était traditionnellement associé à la métaphore de la peinture par excellence, nourri par le désir de reproduction fidèle du monde extérieur[4], son exécution était la preuve de l’excellence technique.
L’étude de l’espace pictural révèle aussi le problème de la bidimensionnalité face à celui de la tridimensionnalité dans l’art. Le caractère propre à l’art de la peinture, qui le réduit à deux dimensions, oblige les artistes à se confronter à la problématique de la représentation de l’espace environnant sur les tableaux[5]. Le miroir invite donc à une précision, à un ajout spatial et aux additions de nature temporelle. Sur les tableaux, la géométrie et la perspective agissent comme des outils pour faire sentir l’espace. Comme si, par la matérialisation de l’espace, celuici se métamorphosait en une forme que l’artiste doit interpréter à sa manière. L’espace, la multiplication des dimensions, les illusions trompeuses des anamorphoses caractérisent cette période et aboutissent à de nouvelles vues picturales.
Au XVIe siècle, les peintres vénitiens désirent répondre àceproblème théorique spatial par l’usage de l’attribut du miroir. Cet outil qui est, d’une part, une allégorie de la peinture comme reflet de la réalité est, d’autre part, un instrument qui rend capable de montrer d’un seul point de vue l’un et l’autre côté d’une même figure, ou d’une même pièce. Dans leur interprétation, « le miroir y est autant un accessoire de la peinture que de la beauté »[6]. À l’image de la femme qui se reconnaît sur la surface réfléchie est lié le caractère divinatoire de son reflet ; l’allégorie du passage du temps est souvent représentée par ces portraits, qui montrent une version plus âgée du sujet, comme le fait à merveille la Femme à sa toilette du Titien[7].Le miroir, et surtout le miroir convexe symbolise aussi, dans cette même période, un attribut de vanité qui apparaît[8] pour graduer l’ambivalence visuelle du spectateur. L’espace du tableau, par l’ajout de cette image sphérique de l’environnement, sera complété par une vision globale de l’espace méta-pictural. Ce type de miroir, dont on trouve un exemple inoubliable sur Le mariage Arnolfini ou Les Époux Arnolfini de Jan Van Eyck[9], disparaîtra pourtant presque entièrement en tant que sujet iconographique après 1550.
En ce qui concerne l’histoire du miroir en peinture, une centaine d’années plus tard, l’archétype du jeu du visible et de l’invisible dans la peinture peut être symbolisé par l’exemple très connu des Ménines[10] de Velázquez, tableau sur lequel on aperçoit un miroir au centre de l’œuvre : il dévoile une partie de la composition qui ne figure pas sur le tableau. Ce détail extra-pictural, situé dans un espace qui ne fait pas partie de l’espace du tableau, serait d’ailleurs invisible pour les yeux du spectateur. L’invisible, c’est-à-dire le couple royal, est identifiable dans ce cas grâce aux regards des personnages qui guident notre regard. En nous appuyant sur l’analyse de Daniel Arasse[11], nous devons remarquer que le spectateur se trouve dans une position hésitante devant le tableau, car les regards croisés des personnages perturbent la perception du nombre de personnes non-présentes sur la toile. Le fait que c’est l’unique tableau dans l’œuvre du peintre qui comporte la trace d’un intérêt particulier pour l’illusionnisme de la perspective, le rend encore plus intéressant.
Il est essentiel de mentionner lors de ce parcours les tableaux nocturnes de Georges de La Tour, provenant de la même époque, où le miroir est un attribut de vanité fréquemment utilisé. Pourtant, la dimension picturale réfléchie par le miroir n’est pas nécessairement invisible, ou même, l’invisible n’est pas découvert grâce au miroir. Comme Katalin Bartha-Kovács le précise dans son analyse de La Madeleine Fabius[12] de Georges La Tour, « selon la disposition des éléments du tableau, Madeleine ne voit pas le crâne qui apparaît dans le miroir. Elle n’en a même pas besoin puisque ce qu’elle regarde est au-delà du miroir, de l’image reflétée »[13]. Elle pose, de la même manière, la question si on peut parler d’un espace en addition sur la composition[14]. Ou, ajoutons-nous, pourrait-on supposer qu’il existe une dimension qui ne figure ni sur la composition ni sur l’image que reflète le miroir ? Le regard de Madeleine guide celui du spectateur vers une dimension qui se montre moins spatiale, mais plutôt spirituelle – l’évocation de ce coup d’œil rêveur et méditatif annonce déjà, en quelque sorte, une sensation mélancolique qui deviendra plus explicite dans l’esthétique de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Parallèlement à ce processus, le sujet du miroir apparaîtra comme un attribut non moins fréquent des textes esthétiques du XVIIIe siècle. L’un des exemples les plus pertinents se trouve chez Diderot, qui interprète la conception cartésienne du monde dans sa Lettre sur les Aveugles. Dans un passage énigmatique de l’œuvre, l’aveugle-né se trouve confronté à la surface plane du miroir qu’il essaie de définir ainsi :
Je [Diderot] lui demandai ce qu’il entendait par un miroir ; « une machine, me répondit-il, qui met les choses en relief, loin d’elles-mêmes, si elles se trouvent placées convenablement par rapport à elle ».[15]
L’illusion du relief sur la surface plane du miroir demeure pour lui la chose la plus incompréhensible dans la vision et constitue la troisième dimension dans l’art pictural. Pour donner une explication à l’aveugle-né, Diderot évoque la définition du miroir, en énumérant ses qualités principales, dont nous avons déjà fait mention, à la base de plusieurs exemples picturaux :
[…] quand nous lui apprîmes qu’il y a de ces sortes de machines qui agrandissent les objets ; qu’il y en a d’autres qui, sans les doubler, les déplacent, les rapprochent, les éloignent, les font apercevoir, en dévoilent les plus petites parties aux yeux des naturalistes ; il y en a qui les multiplient par milliers, qu’il y en a enfin qui paraissent les défigurer totalement.[16]
Il nous semble qu’au cours des siècles, l’idée diderotienne n’a pas perdu de son actualité. À la différence du miroir cartésien[17], Merleau-Ponty propose une conception selon laquelle la modification de l’esprit agit directement sur la perception de l’espace. Il se montre plus favorable à l’égard d’un miroir dynamique, comme celui de la surface de l’eau, dont la réflexion dépend de plusieurs facteurs. C’est ensemble qu’il faut chercher espace et contenu[18], sachant que notre vision de l’espace est flexible, modulable, dépend des circonstances, de la position du spectateur, des couleurs perçues : « La vision du peintre n’est plus regard sur un dehors, relation “physique-optique” seulement avec le monde. Le monde n’est plus devant lui par représentation : c’est plutôt le peintre qui naît dans les choses. »[19] Dans le cas de l’image réfléchie, le vrai est invisible, car on voit une image illusoire, en plus inversée. C’est pourquoi l’autoportrait est un genre si difficilement saisissable, car la seule chose qui soit invisible d’une manière directe à nos yeux est notre propre visage.
« Le miroir est tout d’abord un motif qui anime et amplifie l’espace pictural »[20], pourrait-on résumer la pensée du philosophe par l’évocation du constat contemporain de Soko Phay-Vakalis. Cet outil réflectif renvoie l’image dédoublée de l’espace intérieur, il peut être interprété comme une porte sur une autre scène qui crée une tension vers le lointain. On observe l’espace statique, dans un sens artistique, se transformer en un univers dynamique. La question se pose alors si l’on peut interpréter l’image reflétée comme une œuvre d’art autonome ? Par la suite, pour compléter l’analyse du réseau spatio-pictural, c’est en nous appuyant sur des exemples choisis de la peinture des XVIIe et XVIIIe siècles que nous étudierons la relation de ces micro-sujets par rapport à la composition entière. Cependant, il ne faut pas passer à côté du constat que « [c]e qui se voit dans le miroir n’est pas présent en réalité, car elle n’existe pas : elle n’est qu’une illusion »[21].
Le miroir naturel
En tout état de cause, il faut rappeler le fait que les miroirs, « ces objets trop civilisés, trop maniables, trop géométriques »[22], ne sont pas l’unique source de réflexion dans l’art pictural. La perception illusoire se trouvera, de la même manière, explicitée par l’usage d’un miroir « naturel » : celui de la surface de l’eau. On se permet donc de distinguer des miroirs « artificiels » ou fabriqués et des miroirs « naturels ».
L’étendue calme de l’eau naturelle peut agir identiquement – comme en témoigne l’expression « le miroir d’eau » –, bien que le reflet qu’il donne soit plus flou, plus vague et peut, ainsi, encore plus explicitement déformer l’image du sujet.Gaston Bachelard décrit l’utilité psychologique du miroir des eaux dans son ouvrage L’Eau et les rêves. D’après sa conception, « l’eau sert à naturaliser notre image, à rendre un peu d’innocence et de naturel à l’orgueil de notre intime contemplation »[23]. L’idée de la contemplation du miroir d’eau s’est liée, au cours de l’histoire de l’art, au sujet mythologique de Narcisse, émerveillé à la vue de son portrait miroitant dans l’eau, dont est né un sujet pictural allégorique fréquent des XVIIe et XVIIIe siècles.
La toile de François Lemoyne[24], datant de la première moitié du XVIIIe siècle et portant ce même titre, Narcisse, fait allusion à ce complexe, à « l’amour de l’homme pour sa propre image, tel qu’il se reflète dans une eau tranquille »[25]. Bachelard le définit comme un état d’âme où la personne qui se contemple voit sa beauté continuer sur la surface de l’eau. L’image réfléchiesera unie à la réalité de l’espace pictural. Le centre du monde pour Narcisse sera son reflet dans l’eau, qui se trouve aussi au centre de la composition chez Lemoyne. Aux yeux du psychanalyste, cette substance de l’eau naturelle, à la différence du miroir-objet – jugé trop rigide, trop stable – assure une imagination ouverte, plus flexible et rend possible une idéalisation. Le genre pictural pourtant, dû à la liberté de l’artiste, assure une interprétation indépendante, que nous pouvons découvrir sur les miroirs-objets peints du XVIe siècle, déjà cités en référence, où cet outil permet un jeu d’embellissement de la personne qui se mire dedans.
L’eau calme par excellence, le lac, rend possible la contemplation de soi dans la nature. Cette étendue aquatique, quasi immobile, agit comme un miroir surdimensionné. Pour recourir aux mots de Roger de Piles, « elle nous sert d’un miroir fidèle pour multiplier tous les objets qui lui sont opposés, et dans cet état de repos lui donnent encore plus de vie que lorsqu’elle est dans sa plus grande agitation »[26].Quant au siècle des Lumières, la surface lisse lacustre était souvent caractérisée par une expression qui fait allusion à l’interprétation antique du miroir : l’œil du paysage.
L’invisible (qui demeure) invisible
Malgré le caractère réflexif (et bavard) du miroir, la peinture du XVIIIe siècle connaît des œuvres où cet objet, quoique présent sur la toile, ne confie pas les secrets de la composition aux yeux du spectateur. Si l’on observe L’Assemblée dans un parc de Watteau[27], nous remarquons que la surface d’eau semble être réalisée par une technique floue, sombre, réfléchissant la lumière et le paysage qui l’entourent.
Antoine Watteau : L’ Assemblée dans un parc (1717). Musée du Louvre, Paris.
L’eau agit comme une substance séparatrice entre les deux rives, mais elle s’intègre parfaitement au paysage, à un tel point que sa présence est majoritairement perçue grâce à l’effet miroir de sa surface ; c’est la présence des nuages redoublés qui attire l’attention du spectateur. Les deux cousines[28] présente le même type d’eau-miroir. La figure féminine qui se tient debout sur la composition semble tourner discrètement son regard vers le lac, au lointain, tandisque son amie accepte une rose d’un jeune homme[29], comme symbole de l’amour partagé. Son regard – qui reste caché devant le spectateur – se perd dans la contemplation du lac et nous laisse pressentir déjà bien à l’avance, par rapport à l’époque, une attitude mélancolique qui caractérisera l’âme préromantique.
Dans le cas de ces deux tableaux, malgré la position accentuée du lac qui réfléchit les éléments naturels, ce miroir ne nous confie pas de détails supplémentaires sur les personnages qui se trouvent en posture inversée : il ne nous révèle que leurs dos. Watteau, grand maître du vide silencieux apparent, désire garder le secret de ses personnages et n’use pas de son grand miroir au centre pour montrer l’invisible. Ce qu’il nous permet d’apercevoir est le jeu du dédoublement des nuages sur la surface de cette « eau [qualifiée] morte et rayonnante »[30]. L’unique secret dévoilé des deux compositions est le reflet de la figure féminine qui se trouve auprès de l’eau et dont le portrait nous semble prendre forme sur la surface miroitante du lac. Elle peut être interprétée comme une allusion, à la manière classique, à l’avenir de la jeune fille.
La réflexion du sujet dans l’eau naturelle est par excellence un thème classique du genre pictural du paysage, qui sera de plus en plus apprécié au XVIIIe siècle par l’Académie de peinture et de sculpture. Joseph Vernet, qui suit les traditions de Claude Lorrain, en est le plus grand maître de son époque, rendu particulièrement célèbre pour sa capacité de représentation véridique des surfaces aquatiques, le plus souvent des bords de mer et des fleuves. Sur Le pont de Rotto[31], il suit la tradition de la peinture italienne classique, en composant une scène de paysage qui nous semble être une étude libre et directe de la nature. Les contours du pont en ruines et des environs du fleuve se trouvent allongés dans l’eau, en créant des formes illusoires, trichant avec la réalité. Tout se passe comme si l’image miroitée du pont faisait partie de la construction architecturale.
Joseph Vernet : Le pont de Rotto (1745). Musée du Louvre, Paris.
Nous trouvons éclairant d’évoquer ici la lecture de Merleau-Ponty, qui, à propos de la notion du visible, fait allusion à la problématique de la substance de l’eau réflective, en se référant à l’exemple de l’eau d’une piscine, dont l’épaisseur détruit la vue exacte des carrelages au fond :
L’eau elle-même, la puissance aqueuse, l’élément sirupeux et miroitant, je ne peux pas dire qu’elle soit dans l’espace : elle n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise, elle n’y est pas contenue, et si je lève les yeux vers l’écran des cyprès où joue le réseau des reflets, je ne puis contester que l’eau le visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et vivante.[32]
Il continue cette idée en l’explicitant dans le domaine de la peinture : « C’est cette animation interne, ce rayonnement du visible que le peintre cherche sous les noms de profondeur, d’espace, de couleur. »[33] Ce que nous venons de voir sur ces exemples de détails des tableaux, sont les jeux de réflexion fidèlement représentés, qui comportent une caractéristique commune. L’eau qui s’y figure, agit en tant que miroir naturel et réfléchit son entourage, mais elle n’ajoute pas d’espace supplémentaire à celui du tableau.
Ces interprétationssont conformes au principe de l’imitation véridique, à la mimésis de la nature. À la différence de la règle classique, cette nature peut être illusoire ou inventée par l’artiste, et de ce point de vue, déjà l’image réfléchie en elle-même peut être illusoire, même si elle est totalement conforme à la réalité picturale de la composition. Dans la perspective de l’art, c’est la traduction fidèle d’une image illusoire, mais comme cette illusion sera la réalité picturale du tableau, ces compositions obéissent, elles aussi, aux mêmes règles qu’on avait vues dans le cas des paysages classiques que nous avons passés en revue. Le caractère illusoire de la surface de l’eau est nourri aussi d’une autre manière ; étant donné que ce miroir naturel n’est jamais immobile, sa tension superficielle ne correspondra jamais à celle d’un objet.
Nous venons donc de constater que l’eau est un outil miroitant en soi, et il nous faut ajouter que, grâce à sa surface dynamique, elle est égalementune source d’images illusoires. Il est peut-être utile de formuler une constatation qui risque d’être trop évidente, mais qui est pourtant essentielle : premièrement, la position traditionnelle d’un miroir artificiel est verticale, tandis que ces miroirs naturels sont inévitablement horizontaux – l’une des sources de la différence trouve ses germes dans ces symptômes nourris par des règles physiques[34]. Deuxièmement, à la différence des miroirs-objets, on peut remarquer que le miroir naturel de la surface aquatique miroite d’une manière différente. Par la suite, à travers l’observation de l’image reflétée sur les surfaces aquatiques, nous désirons attirer l’attention sur cette différence en nous appuyant sur l’analyse dedeux compositions.
L’union des espaces
En comparant deux vues du port, le Port maritime à l’aube[35] de Claude Lorrain et l’Entrée au port de Palerme sous clair de lune[36]de Joseph Vernet – le grand maître et son élève, entre lesquels il y a un siècle de distance du point de vue de leur création –, plusieurs détails captivent les yeux du spectateur. L’interprétation lorrainienne de la surface miroitante de l’eau témoigne de l’observation minutieuse de la relation des rayons de soleil et de la surface aquatique. On y remarque même le dédoublementdu cercle doré sur la surface marine qui marque le halo du soleil sur le ciel. L’infinité tâtonnante de la mer, vers laquelle conduisent les lignes de fuite de la composition, et qui est en contraste avec le premier plan mouvementé, renvoie déjà à la réinterprétation de la représentation spatiale de la mer et du ciel.
Claude Lorrain : Port maritime à l’aube (1674). Ancienne Pinacothèque de Münich, Münich.
Bien que sur les paysages maritimes de Vernet et de ses contemporains la stabilité de la côte reste encore importante, peu à peu, l’élément central des peintures sera la surface marine elle-même et le sentiment de l’infini lors de la contemplation de l’étendue aquatique deviendra de plus en plus fort. Nous pouvons remarquer sur les tableaux de Vernet et de ses successeurs marinistes que la ligne étroite de l’horizon a progressivement tendance à s’estomper, voire même à disparaître. Par l’évocation visuelle de l’horizon dédoublé, qui cause souvent l’union de l’espace aquatique à celle de l’horizon, on observe une allusion à l’infini. Ce que l’on peut encore découvrir sur la composition est l’union de la mer et du ciel, la suppression des limites de l’horizon, l’importance de l’extension horizontale de l’eau de la mer.
La relation de la mer et du ciel est un sujet qui revient systématiquement dans la pensée théorique de Bernardin de Saint-Pierre aussi. L’image de l’union de l’eau océanique et de la terre en est un nouvel élément, partant du phénomène de l’eau-miroir qui confond les espaces naturels en une idylle bucolique. À titre d’exemple, voici un extrait de ses Études de la Nature, où l’on trouve la description suivante de l’île paradisiaque, couverte de lataniers :
Ces lataniers s’avancent jusque dans la mer sur les caps de l’île, […] pénètrent dans l’île et réfléchissent comme des miroirs, tous les objets de la terre et des cieux. Vous croiriez y voir les oiseaux voler dans l’eau et les poissons nager dans les arbres, et vous diriez du mariage de la terre et de l’océan, qui entrelacent et confondent leurs domaines.[37]
Ce tableau présente une nature idéalisée, un locus amoenus, où la description de la flore exotique éblouissante est suivie d’une observation sur un effet eau-miroir, qui crée une perception illusoire. Bachelard interprète ce phénomène de miroir comme une sorte de narcissisme dans le sens favorable du terme ; la réflexion de l’eau embellit tout, comme le fait Bernardin dans sa description, sous un angle pancaliste. Pourtant, le phénomène que décrit le romancier, correspond tout à fait à l’idée que l’on avait découverte sur les tableaux paysagistes cités en exemple : il n’est pas nécessaire de distinguer l’image véridique et l’image réfléchie par l’eau, car les deux univers s’unissent de la même manière dans le cas des deux conceptions esthétiques[38].« Alors que la plaine dessine une sinuosité perceptive favorisant une progression linéaire du regard, l’espace maritime et côtier est construit en tension vers l’absolu »[39], pourrait-on résumer l’essentiel de la contemplation maritime, en citant Sébastien Baudouin. Les dimensions de l’espace se libèrent de leur définition conventionnelle, on sent le sens original de l’infinité. L’important dans ce processus est de comprendre que l’eau, en tant que symbole associé à l’infini est un élément central dans l’ouverture de l’espace, dans l’abolissement des axes jusque-là traditionnels de l’espace naturel, et renvoie à une transition vers l’invisible.
En guise de conclusion
Pour formuler les mots de clôture, nous souhaitons faire rappel de l’expérience de l’espace marin d’Hyacinthe Taine, décrite dans ses Voyages aux Pyrénées. L’écrivain, à la première vue de la mer, s’exprime ainsi :
[…] j’eus le désenchantement le plus désagréable ; […] La perspective me semblait étroite ; les tableaux des peintres m’avaient représenté la mer plus grande. Il me fallut trois jours pour retrouver le sentiment de l’immensité.[40]
L’« invisible » et le« visible » sont des notions liées au miroir, qui était cette fois-ci interprété dans le contexte spatio-pictural des XVIIe – XVIIIe siècles. Nous avons constaté que le miroir est un outil artistique qui rend possible la représentation simultanée de plusieurs dimensions spatiales sur une surface à deux dimensions. Fût-ce la prolongation de l’espace pictural et/ou l’allégorie du sujet reflété, nous avons remarqué qu’avec l’usage du miroir, des niveaux différents de la réalité s’ouvrent à nos yeux pour expérimenter la fonction variée de l’art, car celui-ci ne présente pas uniquement la nature elle-même, mais offre aussi différents moyens de la voir.
En s’écartant du sujet de la mimésis et du concept de l’imitation de la réalité, nous avons parcouru la relation de l’image reflétée et du monde environnant, pour considérer enfin le miroir pictural comme un outil de l’ouverture de l’espace – pictural – avant tout. La troisième dimension des tableaux est la profondeur, qui manque sur les images illusoires, sur les trompe-l’œil des miroirs, et qui est insaisissable pour l’aveugle-né de Diderot.
La principale différence d’interprétation peut être observée dans l’iconographie du miroir entre les miroirs-objets et le miroir d’eau naturel. Outre le caractère statique du miroir, face au dynamisme exprimé par la surface de l’eau, qui influe sur les symptômes de l’image reflétée, on remarque aussi une différence au niveau spatial. Tandis que les miroirs, objets parlants, invitent à la composition d’un espace extérieur, hors-pictural en addition, la surface de l’eau agit en tant que surface réflective entre les cadres de la composition. Pourtant, les miroirs aquatiques élargissent, eux aussi, l’espace pictural, et ceci en créant un espace infini, d’où naîtra l’union ou bien la fusion du ciel et de l’eau, qui créent un espace qui tend vers l’infini ou l’invisible indéfinissable.
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Dóra Ocsovai
Université Eötvös Loránd (ELTE) de Budapest
Département d’Études françaises
Múzeumkrt. 4/C, 1088 Budapest
doraocsovai@caesar.elte.hu
[1]) Leon Battista ALBERTI, dans son essai De Pictura (1435), constate que « l’inventeur de la peinture, selon la formule des poètes, a dû être ce Narcisse qui fut changé en fleur, car s’il est vrai que la peinture est la fleur de tous les Arts, alors la fable de Narcisse convient parfaitement à la peinture. Elle est autre chose que l’art d’embrasser ainsi la surface de l’eau ». ALBERTI, L. B. : De la Peinture, De Pictura (1435). Trad. J. L. Schefer. Paris : Macula, 1992, pp. 134-135.
[2]) PHAY-VAKALIS, S. : Le miroir dans l’art de Manet à Richter. Paris : L’Harmattan, 2001, p. 56.
[3]) DIDEROT, D. : Lettre sur les Aveugles.In : Œuvres philosophiques (éd. de Paul Vernière). Paris : Garnier Frères, 1961, p. 87.
[4]) Sur le reflet en peinture, consulter également l’exposé de Diane BODART : « Le reflet, un détail-emblème de la représentation en peinture (XVe-XVIe siècles) », prononcé au cours du colloque organisé à l’honneur de Daniel Arasse, (les 8-10 juin 2006). Diffusé sur le site de l’ENS : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1361
[5]) De la littérature abondante traitant ce sujet, nous renvoyons aux ouvrages de Leon Battista ALBERTI, de Filippo BRUNELLESCHI, ou de Jacques DU BREUIL sur la perspective.
[6]) SCAILLIEREZ, C. : La toilette : un genre à la croisée des genres. In : BARDIÈS-FRONTY, I. – WALTER, Ph. (éds.) : Le bain et le miroir. Soins du corps et cosmétiques de l’Antiquité à la Renaissance. Paris : Gallimard, 2009, p. 64.
[7]) LE TITIEN : Femme à sa toilette, 1512-1515. Musée du Louvre, Paris.
[8]) « That the convex mirror became almost exclusively a symbol of Vanitas in the art and literature of the period was the result of the mirror’s extreme distortions, which heighten the viewer’s ambivalence toward visual – and visionary – reality. » JACKSON, A. F. : The convex mirror as Vanitas symbol. In : Source, Notes in the History of Art, vol. IV, n°2/3, Winter/Spring, 1985, p. 51.
[9]) VAN EYCK, J. : Le mariage Arnolfini ou Les Époux Arnolfini, 1434. National Gallery, Londres.
[10]) VELAZQUEZ, D. : Les Ménines, 1656. Musée du Prado, Madrid.
[11]) ARASSE, D. : On n’y voit rien. Descriptions. Paris : Denoêl, 2000, pp. 175-216. Sans oublier l’étude du même tableau par FOUCAULT, M. : Les mots et les choses. Paris : NRF Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 1967, pp. 19-31.
[12]) LA TOUR, G. de : La Madeleine pénitente ou La Madeleine au miroir, 1635-1640. National Gallery of Art, Washington.
[13]) BARTHA-KOVACS, K. : A csendalakzataiafestészetben [Les formes du silence dans la peinture]. Budapest :L’Harmattan, 2010, p. 45 (notre traduction).
[14]) BARTHA-KOVACS, K. : Ibid., p.46.
[15]) DIDEROT, D. : Op. cit.,p. 84.
[16]) Ibid.
[17]) Sur ce sujet, voir AL-SAJI, A. : La vision dans le miroir ; l’intercorporéité comme commencement d’une éthique dans L’œil et l’esprit. In : Chiasmi International No6, Merleau-Ponty entre esthétique et psychanalyse. Milan : Vrin ; University of Memphis, 2005, pp. 253-271.
[18]) MERLEAU-PONTY, M. : L’œil et l’Esprit. Paris : Gallimard, 1964, p. 41.
[19]) Ibid., p. 42.
[20]) PHAY-VAKALIS, S. : Op. cit., p. 56.
[21]) BARTHA-KOVACS, K. : Op. cit., p. 45 (notre traduction).
[22]) BACHELARD, G. : L’Eau et les rêves. Paris : Corti, 1979, p. 32.
[23]) Ibid.
[24]) LEMOYNE, F. : Narcisse, 1728. Hambourg, Kunsthalle.
[25]) BACHELARD, G. : Op. cit., p. 32.
[26]) PILES, R. de : Cours de peinture par principes. Paris : Arkstée&Merkus, 1767, p. 175.
[27]) WATTEAU, A. : L’Assemblée dans un parc. Huile sur toile, 32,4×46,4 cm, 1717. Musée du Louvre, Paris.
[28]) WATTEAU, A. : Les deux cousines. Huile sur toile, 30,4×35,6 cm. Musée du Louvre, Paris.
[29]) Pour une analyse complète du tableau, voir MORGAN GRASSELLI, M. – ROSENBERG, P. (éds.) : Watteau, 1684-1721. Washington-Paris-Berlin, 1984-85. Paris : Réunion des Musées Nationaux, 1985, p. 356.
[30]) MICHIELS, A. : Chefs-d’œuvre des grands maîtres, reproduits en couleur par F. Kellerhoven, d’après de nouveaux procédés. Paris : Firmin-Didot, fils et Cie, s. d., 1866.
[31]) VERNET, J. : Le pont de Rotto, 1745. Huile sur toile, 77 x 40cm. Musée du Louvre, Paris.
[32]) MERLEAU-PONTY, M. : Op. cit., pp. 70-71.
[33]) Ibid.
[34]) Les définitions de Carla Gottlieb sur le miroir sont facilement applicables à la surface de l’eau aussi : « The mirroris one of the most versatile motifs. […] A mirror lies if it mirrors falsely. » GOTTLIEB, C.: The Bewitched reflection. In : The Mirror in Art. Art Quarterly, n°15, 1952, p. 59.
[35]) GELLEE, C., dit LE LORRAIN : Port maritime à l’aube, 1674. Ancienne Pinacothèque de Münich, Münich.
[36]) VERNET, J. : Entrée au port de Palerme sous clair de lune, 1969. Ermitage, Saint-Pétersbourg.
[37]) BERNARDIN DE SAINT-PIERRE J.-H. de : Études de la Nature. Nouvelle édition, revue et corrigée, par Jacques-Bernardin-Henri de Saint-Pierre. Avec dix planches en taille-douce… (Tome I). Paris : L’imprimerie de Capelet, 1804, p. 349.
[38]) Cette tendance sera accélérée et plus marquante dès le XIXe siècle, pour s’accomplir à merveille dans la peinture impressionniste, où les couleurs et les formes emportent sur la réalité extra-picturale comme par exemple chez Eugène DELACROIX : La mer vue des hauteurs de Dieppe, 1852. Paris, Musée du Louvre.
[39]) BAUDOUIN, S. : La Poétique du paysage dans l’œuvre de Chateaubriand (thèse de doctorat en ligne), 2009, p. 100. Disponible sur : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/65/87/56/PDF/stream.pdf [consulté le 05/06/2014].
[40]) TAINE, H. : Voyage aux Pyrénées. Paris : Hachette, 1860, p. 152.