The animal in the Comme une bête and La peau de l’ours of Joy Sorman
Joy Sorman was born in 1973. She likes to write about what she does not know, and explore improbable topics. She asserts that she has no imagination whatsoever, which implies for her to work a lot on documentary sources. The body is at the core of her work and this body can also be that of an animal. In a dyptich-like construction, Comme une bête, published in 2012 and La peau de l’ours in 2014, Joy Sorman investigates the links between humans and animals, in texts which are at a crossroads between fables and documentaries.
Keywords: Joy Sorman, animal, human, documentary, sexual identity
Joy Sorman est née en 1973, elle est écrivain mais aussi chroniqueuse radio. Elle aime explorer des sujets qu’elle ne connaît pas. Elle affirme d’ailleurs n’avoir aucune imagination, ce qui implique un énorme travail de documentation avant de pouvoir écrire. Le corps est au centre de son œuvre, la psychologie lui important peu et ce corps est, parfois, le corps animal. Dans une sorte de diptyque, à mi-chemin entre le documentaire et la fable, Comme une bête publié en 2012 et La peau de l’ours en 2014 (publiés chez Gallimard) explore le lien entre l’homme et l’animal.
Comme une bête raconte l’histoire de Pim, un jeune boucher. On suit son parcours du centre de formation jusqu’à l’ouverture de sa boucherie : apprentissage en boucherie, visite d’un abattoir, stage chez un éleveur. L’itinéraire part donc de la bête morte puis remonte jusqu’à la bête vivante. La peau de l’ours est l’histoire d’un être hybride, mi-homme mi-ours (il a les pensées d’un humain mais sans le pouvoir de la parole, et l’aspect d’un ours), le récit de son exploitation : il passe de main en main puisqu’il est d’abord vendu à un montreur d’ours puis à un entrepreneur en combat d’animaux, puis à un négociant qui le cède à un cirque, et enfin, il devient la propriété d’un zoo.
Documentaire et conte se croisent et s’enchevêtrent dans ces deux récits, et cette technique d’écriture contamine le thème : l’homme et l’animal aussi, se croisent, s’enchevêtrent.
Jusqu’à Comme une bête, Joy Sorman évitait la fiction ; en effet, ses premiers ouvrages sont tous de veine documentaire. Les raisons évoquées par l’auteure sont multiples : méfiance à l’égard de la fiction, trop difficile à investir, liberté du documentaire, découverte de lieux insolites, influence de Perec enfin, et notamment son texte L’infra-ordinaire, qui porte une attention précise au monde matériel. Le glissement vers la fiction se fait donc à partir de Comme une bête mais l’hybridation documentaire/fiction persiste.
Le rôle du documentaire est essentiel dans Comme une bête : une citation de Claude Lévi-Strauss, anthropologue et ethnologue ouvre d’ailleurs le roman. Les remerciements à la fin du roman sont adressés à un boucher, puis à un ethnologue, un enquêteur dans les abattoirs, une éthologue, une philosophe spécialiste de la condition animale, une essayiste (Marcela Iacub, Confessions d’une mangeuse de viande), une sociologue à l’INRA… Pour La peau de l’ours, pas de références aussi clairement affichées, mais Joy Sorman dit souvent s’être beaucoup inspirée d’un ouvrage de Michel Pastoureau, historien médiéviste : L’ours, histoire d’un roi déchu. Elle a également lu Jean-Christophe Bailly et L’animal que donc je suis de Jacques Derrida. Le présent domine dans les deux récits et crée un effet de reportage. L’utilisation de l’écriture documentaire permet une extrême précision, sans se départir de la poésie inhérente au langage technique, aux listes. Dans les deux romans, cette documentation minutieuse porte sur l’animal. De l’animal mort à l’animal vivant dans Comme une bête, de l’animal vivant à l’animal mort dans La peau de l’ours.
Trois types de police de caractère sont utilisées dans Comme une bête : l’italique qui est systématiquement associé à la restitution d’extraits de journaux ou encore les consignes écrites ou orales du CAP boucherie. Le champ lexical de la boucherie est omniprésent, l’utilisation des termes techniques, l’énumération font de ce texte « le lieu de la connaissance », selon une expression chère à Maylis de Kerangal. Découpe de l’animal, noms des morceaux de bœuf, d’agneau, de cochon, désignation précise des différents couteaux, déclinaison des différents corps de métiers. Joy Sorman rappelle l’histoire des abattoirs, en chiffre, en date, dans un des deux interludes (marqué par une police de caractère différente) intitulé « Histoire de l’abattoir-usine ». Cet ancrage dans le documentaire, propre au travail de Joy Sorman, crée une poésie du réel mais recèle aussi une fascination morbide : il met à jour l’ambiguïté de l’homme dans sa relation à l’animal : « Nous aimons les animaux et aussi nous les mangeons[1] ». Depuis plusieurs années, des reportages dénoncent fréquemment ce qui se passe dans les abattoirs. Joy Sorman, sans revendication particulière (elle affirme d’ailleurs dans un entretien avec Matthieu Ricard : « j’avoue que ce thème de la souffrance animale ne m’a pas toujours touchée. Je me suis d’abord intéressée à l’animal comme motif romanesque et figure esthétique[2] ») décrit aussi la mise à mort :
L’ouvrier plante le couteau dans le pli de la peau, sur la poitrine, traverse les poils, les muscles et les nerfs, tranche les artères carotides, là où le sans épais et luisant jaillira plus vite, plus fort, et en effet il sort à gros bouillon sonores, qui s’échappent en cascade. (CB, p. 59)
Il y a du Rembrandt ou du Soutine dans cette description de vache écorchée, un mélange de fascination et de répulsion, et surtout une évidente similarité de la terminologie humaine et animale.
Dans La peau de l’ours, la documentation est chronologiquement différente, moins technique et plus historique puisqu’on traverse les siècles de l’exploitation de l’ours, bête de foire, puis bête de zoo, en passant par les combats d’animaux. Joy Sorman avoue encore une fois s’être beaucoup documentée, auprès notamment de soigneurs du jardin des plantes. Elle s’est informée sur le cirque Barnum et les exhibitions de créatures monstrueuses, a revu le film Freaks. Surtout, l’écriture cerne au plus près les sensations animales : sa perception des bruits, de la lumière, des odeurs… Des pages entières sont consacrées aux cris particuliers des animaux, à leur chant d’infrasons, leurs yeux infrarouges[3], mettant ainsi en évidence leur supériorité sensorielle par rapport aux humains. Les tâches des soigneurs du zoo, les maladies des animaux sont aussi décrites de manière extrêmement précise et technique.
Ces sources documentaires permettent d’approcher l’animal au plus près, dans sa chair, vivante ou morte : cette écriture néo-naturaliste fouille les entrailles de l’animal, comme les pensées de l’ours. Or, dans Comme une bête, Joy Sorman crée pour la première fois un personnage de fiction : Pim, l’apprenti boucher est un garçon « aux doigts effilées, osseux et agiles » (CB, p. 16), son corps est « étiré, noueux, mais vif » et surtout, « Pim souvent pleure, sans raison, et même sans envie » (CB, p. 17). Joy Sorman explique en interview que ce prénom relève du conte, il est l’indice d’un écart par rapport au réel. Or cette tentation du conte va permettre de lier intimement l’homme et l’animal. Tout droit sorti d’un conte, Pim se transforme en « chevalier viandard » (CB, p. 28) le temps d’un combat qui a lieu dans la forêt de Brocéliande, pour un duel de découpe de viande. Il est aussi sorcier, chaman, et c’est lors de ces scènes fantasmées ou oniriques que la fusion homme animal opère. Pim a d’abord des « visions » (CB, p. 43), puis des « hallucinations » et des « visions apocalyptiques » (CB, p. 44) ; il se met à voir tout en rouge, à se sentir recouvert d’une couche grenat sur tout le corps : il se noie dans le sang animal, puis la volonté de se fondre en l’animal l’obsède de manière irrépressible : il veut emprunter le même parcours que le cochon dans l’abattoir. La description emprunte des termes habituellement utilisés pour les animaux ; ainsi, Pim « rampe », « se glisse à quatre pattes », adopte la cadence du rythme respiratoire d’un cochon en collant son oreille à son groin, puis il se retrouve nu, sur le tapis roulant de l’abattoir, « se fait gratter le dos » et il est
douché et récuré par des ouvriers impassibles qui, à force de voir défiler à longueur de journée les mêmes formes roses, ne distinguent plus un nez d’un groin, un porc d’un homme en slip quand il est pendu par les pieds (CB, p. 71)
Pim s’extirpe juste avant la saignée, l’expérience animale s’arrête là où la vie pourrait prendre fin. Lors d’une scène quasi hypnotique, dans une sorte de duel de regards, les « immenses pupilles » de la vache « fichées dans celles de Pim comme des flèches empoisonnées » (CB, p. 91), Pim se « fait le sorcier, le chaman, convoque les esprits animaux, se prend pour une vache et vrille » (CB, p. 92). S’en suit alors une métamorphose contemporaine, inspirée tout à la fois d’Ovide, de la lycanthropie, du voyage chamanique tel qu’on peut le découvrir dans la grotte des Trois Frères en Ariège[4] :
Son ventre se gonfle et s’arrondit, son nez enfle et s’humidifie, son visage s’aplatit, sa peau se couvre d’un pelage ras, des cornes poussent, transpercent la peau du front, ses oreilles s’élargissent, Pim tombe à quatre pattes. (CB, p. 92)
Plus tard, Pim s’imagine dans le crâne de la vache, voyant ce que la bête a vu pendant son existence, et dans une expérience spatio-temporelle parcourue en quelques lignes, il retrace l’histoire des vaches : le dessin dans les cavernes, l’animal sacré, la domestication, la viande à consommer. Ces deux expériences de fusion avec l’animal scandent le parcours initiatique de Pim : la première a lieu dans l’abattoir, la deuxième dans la ferme, enfin quand il possède sa propre boucherie, il rêve, fantasme à deux reprises de se mettre nu, d’entrer dans la chambre froide et de se glisser dans les entrailles d’un animal. À défaut, il boxe une carcasse à mains nues, avant de s’endormir au sol dans la chambre froide. Tout donne l’impression que Pim devient fou, mais s’il tentait simplement de dépasser cette aberration qui consiste à manger les animaux tout en les aimant ? Pour cela Pim passe par le mysticisme. C’est en lisant une étude sur le cannibalisme (et par une sorte de mise en abyme on imagine qu’il s’agit d’une lecture de Joy Sorman) qu’il « se rêve en indien Tupinamba, chef de tribu amazonienne » (CB, p. 143) et qu’il intègre la notion de respect pour celui que l’on mange. Il tente alors de redonner à l’animal sa liberté originelle : il se rend à la ferme dans laquelle il a fait son stage et ouvre les portes au troupeau de vaches : « Pim déclare l’état de nature, abroge l’élevage, hommes et bêtes paumées au milieu d’étendues naturelles. » (CB, p. 161) Il retrouve aussi évidemment le besoin de la chasse, loin des pratiques de l’abattoir, et revient ainsi aux origines de l’humanité, en tuant lui-même l’animal, le dépeçant, le découpant. Il finit par reconstituer l’animal en mettant les morceaux découpés à plat sur le sol : « Pim vient de faire sa première bête » (CB, p. 169). La phrase à la résonance pascalienne venant en écho à une phrase similaire du roman : « voir comment ça fait de faire la bête » (CB, p. 69). Un itinéraire mental se dessine dans cette modification syntaxique : de la fusion avec l’animal il passe à la toute-puissance de créer-recréer l’animal. Dans une sorte de sacrifice contemporain, l’animal est découpé et réassemblé, Pim répétant les gestes d’Isis rassemblant les morceaux du corps démembré de son mari. Mais l’expression pourrait aussi renvoyer à un jargon professionnel, ou encore aux affiches de boucherie sur lesquelles l’animal est représenté avec des découpes en pointillés.
Si le modèle du conte se dessine au fur et à mesure que l’on progresse dans Comme une bête, il est en revanche clairement annoncé dans La peau de l’ours : la présence d’un prologue et d’un épilogue, l’emploi des temps (imparfait, passé simple et présent de narration), itération puisque se répète à chaque fois la même structure (vente de l’animal, départ pour un nouveau lieu). Le prologue situe l’histoire dans une époque indéterminée (in illo tempore) ; le pacte entre les hommes et les ours est rompu le jour où un ours enlève une jeune fille de 17 ans, la séquestre et la viole pendant trois ans. Naîtra de ces abus un être hybride, mi-ours mi-homme ; le récit passe alors en première personne : cette créature ne parle pas, mais nous sommes à l’intérieur de sa conscience. Si cette technique permet de s’affranchir de tout réalisme, en utilisant, on l’a vu, une ressource documentaire très précise, il s’agit surtout de comprendre ce que la bête dit de notre humanité, ou plutôt de notre inhumanité. L’homme est irrémédiablement bourreau, livrant l’animal qui se sent pourtant humain, à la foule à la fois curieuse et malveillante ; tel est le cas lorsqu’il est exhibé dans les villes, affronté à d’autres animaux pour des combats d’une extrême barbarie, dans un cirque, où il est enfermé dans « une nature reconstituée aux marges de la ville, un théâtre beaucoup plus vaste que la scène du cirque » (PO, p. 131). L’ours héros de ce roman devient marchandise, objet de tractations financières et de rentabilité. Ce texte est aussi une sorte de fable puisque l’ours est totalement humanisé. Cette humanisation était déjà présente en filigrane dans Comme une bête : dans un des deux interludes (récit suspendu, changement de police de caractère), l’anthropomorphisme est flagrant : le cochon est « irascible, lunatique et brutal », il est « mal parti dans la vie » (CB, p. 95). Le jour où il dévore un enfant, tel un ogre de conte de fée, on lui octroie un avocat qui lui cherche des circonstances atténuantes : il est emprisonné, un procureur lui rend visite et l’animal est condamné à être pendu. C’est seulement à cet instant qu’il retrouve sa condition originelle puisque sa morphologie ne permet pas la pendaison : il sera finalement égorgé. Cependant, ce n’est pas le comportement animal qui révèle métaphoriquement le comportement humain, mais l’animal lui-même qui révèle l’inhumanité des individus qui le maltraitent. La temporalité et l’espace sont aussi caractéristiques du conte : aucune date ni aucun lieu ne sont mentionnés et des siècles de l’histoire de l’exploitation de l’animal sont parcourus au fur et à mesure du périple de l’ours. L’ours est à lui seul l’histoire de l’humiliation animale.
Une part importante est donnée à la sexualité dans ces contes néo-naturalistes, comme dans tous les contes classiques, et la pulsion sexuelle ne cesse de croiser la pulsion de mort. C’est au moment où Pim réalise qu’il peut empoisonner quelqu’un avec un morceau de viande avariée qu’apparaît le « retour cinglant du désir, ça lui donna envie de coucher avec une fille (CB, p. 31). Éros et Thanatos sont à l’œuvre dès la première minute où une fille décide de « coucher avec un type qui a découpé de la viande toute la journée » (CB, p. 36). Joy Sorman met en parallèle la main, habile et experte qui découpe et la main qui caresse, le corps animal inerte et le corps féminin vivant. En découvrant la côte de bœuf tatouée sur l’omoplate de Pim, la fille devient carnivore, mord Pim, mord ce tatouage et un jeu érotique s’installe. Pim « passe sa main partout où il peut, identifie à voix haute le jarret, la côte première et le filet mignon – les mots la font rire et puis moins quand il passe à la tranche grasse et au cuisseau » (CB, p. 37). Les filles ne font que traverser la vie de Pim, car « la viande est tout, toute sa vie » (CB, p. 148). Aucune relation sexuelle ne peut être envisagée sans un plat de viande que Pim cuisine avant (sinon, très explicitement, Pim « débande » (CB, p. 150)) :
Elles s’accommodent de l’étrangeté amoureuse de Pim qui semble prendre davantage de plaisir à cuisiner un lapin à la moutarde-cuisiner pour elles cependant- qu’à coucher. Et qui ne peut pas envisager le moindre commerce sexuel avant d’avoir grillé une entrecôte ou rôti une pintade. (CB, p. 149)
Par ailleurs, contrairement aux vaches, les filles n’ont jamais de prénom. Très vite Pim expérimente donc la sensualité animale : outre son désir de se fondre dans le corps d’une bête morte, il se glisse entre les pattes d’une vache, sous son ventre. Plus qu’une rêverie originelle de l’étable-crèche, c’est avant tout une expérience sensuelle mais liée aussi à une pulsion de mort puisqu’il est totalement conscient du risque de l’écrasement. En amont de cet abandon sous le ventre d’une vache, un échange de regards est signifiant : « Parce que la vache nous ressemble : ses yeux noirs profonds, ourlés de cils, qui nous regardent. Ces cils nous rapprochent, longs et retroussés, ils nous troublent et nous bouleversent. » (CB, p. 89)
Pim caresse les vaches comme il caresse les filles, ou inversement : « Le contact de leurs deux peaux, sa paume sur son flanc, le fait frissonner, ça picote le bas-ventre, ça ramollit les jambes, la tête lui tourne, les sens lui tournent… » (CB, p. 104). Les mots sont volontairement similaires à ceux qui pourraient être utilisés entre deux êtres humains, ici, il s’agit d’un jeune homme et d’une vache. Il n’est pas question-là de déviance sexuelle mais d’une fusion avec l’animal, d’un amour démesuré pour la viande, et donc aussi pour l’animal vivant. Certes Pim est « fou de viande » (CB, p. 25) mais c’est aussi une manière de rappeler à la conscience du lecteur, l’animal vivant, vibrant, à la conscience du lecteur, en le distinguant de cette image abstraite qu’est le simple morceau de viande. C’est aussi une façon d’aller au-delà du « silence des bêtes » pour reprendre le titre d’Elisabeth de Fontenay, par le regard, le toucher, par ces échanges physiques que Pim pratique sans tabou.
La peau de l’ours est immédiatement placé sous le signe de l’union physique entre un animal et un humain, mais seule l’apparence de l’animal est inhumaine : ses sensations, ses émotions, ses réflexions sont humaines. Pastichant Musset (« Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux »), il dit amèrement « je suis venu trop tard dans un monde trop humain » (PO, p. 33). Il s’agit, de fait, des confessions d’un ours. La sensualité, l’érotisme et l’attirance circulent entre la bête et les femmes. M. Pastoureau rappelle la sexualité débridée de l’ours et de la femme fantasmée dans les contes du Moyen-Age, les carnavals[5]… C’est au cirque que l’ours de Joy Sorman va « enfin approcher et connaître les femmes » (PO, p. 82). Les damnés, les monstres, les Freaks se rejoignent alors dans une communauté sensuelle, à l’abri des regards. Madame Yucca, la femme obèse et géante, Lady Alphonsine, la femme équilibriste minuscule et mademoiselle Octavia la Tour, jongleuse aux muscles énormes rejoignent, le soir, à tour de rôle, l’ours dans sa cage. L’ours devient alors refuge, peluche immense et rassurante contre lequel les trois femmes viennent se lover. L’accord physique entre Yucca la femme obèse et l’ours reste platonique, l’ours réprimant son désir :
La serrant contre moi dans l’obscurité embaumée et chaude de ma cage, je me suis vu homme entravé et animal empêché, bestialité perdue et évidence disparue, je me suis vu éloigné de ma vie, homme invisible et bête incertaine, je me suis vu bander en vain. (PO, p. 89)
L’animal, en toute conscience renonce donc à « perpétuer sa race maudite » (PO, p. 89). La rencontre avec ces trois femmes, et toutes les femmes monstres du cirque ouvre une faille immense chez l’ours qui aimerait se fondre totalement dans la communauté féminine. Il est de nouveau vendu et se retrouve finalement au milieu des bêtes, dans un zoo. Mais la brèche est ouverte et les derniers jours de sa vie sont marqués par une ultime rencontre avec une femme qui lui rend visite tous les jours. Visites silencieuses d’abord, puis la femme s’adresse à l’ours, à elle-même aussi surtout, dans un long monologue, une rêverie originelle qui mêle réflexions sur sa vie, sur l’animalité, sur le lien originel de l’homme et de l’ours. Elle finit par franchir la barrière pour rejoindre l’ours dans la fosse, franchir la barrière entre humanité et animalité, dans un face à face immobile. Lorsqu’elle revient de nuit, pour de nouveau rejoindre l’ours dans sa fosse, la tension sexuelle est palpable et le champ lexical parfaitement explicite ; cette fois, un contact physique a lieu :
Je lèche maintenant les cheveux de la femme […]. Je sens ma langue élastique et musclée exercer sur sa tête une poussée formidable. […] Une salive épaisse coule de ma gueule et sur le visage de la femme qui à son tour lèche, avale chaque goutte amère. (PO, p. 167)
De nouveau le désir s’empare de l’ours dans « une fulgurance qui traverse [son] bas-ventre, une douleur intense et soudaine […] réveil sexuel immédiat » (PO, p. 170). Le tabou de la relation sexuelle l’emporte et l’ours se tait, laissant place à un épilogue. « La femme ne reviendra jamais, l’ours se laisse mourir » (PO, p. 173). Le lecteur, en acceptant de rentrer dans la fable, accepte de fait le franchissement d’un tabou : celui du désir, de l’attirance entre un animal et une femme, du désir fou de fusion en l’animal.
Dans ces deux romans, la fusion, la confusion homme animal passe par le désir ; le documentaire permet d’abord de comprendre la condition animale, la fable se charge de mettre en lumière cette symbiose extrême. L’intérêt porté au corps, aux sensations, se double d’une interrogation sur l’identité sexuelle. La symbiose passe par le corps, le regard, le toucher, l’odorat, par la peau aussi : Pim se fait tatouer une côte de bœuf, la femme, la tête de l’ours. À l’heure où les reportages, les articles concernant les dérives dans les abattoirs, dans l’élevage, se multiplient, on pourrait se demander si Joy Sorman s’engage justement dans un combat pour la cause animale. Mais dans une interview, elle s’en défend très clairement, considérant qu’il y a des sujets qui la préoccupent beaucoup plus comme
les sans-papiers, le vote des étrangers. Je ne suis pas une militante, je n’en ai pas la prétention, et surtout pas dans un roman. […] pour moi, le roman n’est pas le lieu d’un discours autoritaire, mais celui de la beauté et de la poésie[6].
Florence Burgat, dans un entretien à propos de son ouvrage L’humanité carnivore, affirme que nous choisissons « de maintenir (une) relation sanglante aux animaux alors que nous n’avons jamais été aussi bien informés de la profondeur de leur vie psychique ou émotionnelle[7] ». Pim en effet a ce lien ambigu avec les animaux et on apprend à la fin de La peau de l’ours, que des bouchers achètent à prix d’or les animaux qui décèdent dans les zoos. Mais l’ours était trop vieux… Les scientifiques découvrent son hybridation au moment de la dissection et le roman s’achève sur l’éparpillement des morceaux de son corps, à l’inverse donc de cette vache triomphalement reconstituée à la fin de Comme une bête.
BIBLIOGRAPHIE
PHILIPPE, E. : Comme une bête de Joy Sorman, un texte de chair et de sang, Les Inrocks, 02/09/2012.
KERCHOUCHE, D. : Matthieu Ricard : « Les animaux sont nettement supérieurs aux humains » [en ligne]. In Le Figaro Madame, entretien du 14 novembre 2014. URL : http://madame.lefigaro.fr/societe/matthieu-ricard-et-joy-sorman-051114-82531 [Consulté le 20/06/2017].
PASTOUREAU, M. : L’ours, histoire d’un roi déchu. Paris : Le Seuil, 2017.
SORMAN, J. : Comme une bête. Paris : Gallimard, 2012.
— La peau de l’ours. Paris : Gallimard, 2014.
— Le portrait. France 5, La Grande Librairie du 4 septembre 2014.
[1]) SORMAN, J. : Comme une bête. Paris : Gallimard, 2012, p. 46. Les références seront renvoyées à cette édition, comme CB.
[2]) KERCHOUCHE, D. : Matthieu Ricard : « Les animaux sont nettement supérieurs aux humains » [en ligne]. In Le Figaro Madame, entretien du 14 novembre 2014. URL : http://madame.lefigaro.fr/societe/matthieu-ricard-et-joy-sorman-051114-82531 [Consulté le 20/06/2017].
[3]) SORMAN, J. : La peau de l’ours. Paris : Gallimard, 2014, pp. 146-147. Les références seront renvoyées à cette édition, comme PO.
[4]) La grotte des Trois Frères (Ariège) est célèbre pour ses deux figures thérianthropes. La première, présentant simultanément les caractéristiques d’un homme et d’un lion, a été nommée le « petit sorcier à l’arc musical » car il semble jouer de cet instrument. Pour la seconde, les interprétations successives l’ont désignée comme un sorcier pratiquant un rite magique, ou un Dieu des animaux dit « le Dieu Cornu », ou encore comme un chaman en transe.
[5]) PASTOUREAU, M. : L’ours, histoire d’un roi déchu. Paris : Le Seuil, 2017.
[6]) Le Temps, le 5 septembre 2014.
[7]) Libération, le 24 juin 2017.
Myriam Lépron
Université Clermont-Auvergne
Service Université Culture
29 Boulevard Gergovia, 63 037 Clermont-Ferrand