The sentiment, the invisible of the painting in the proof of the visible: the colourism of Delacroix through the art criticism of Baudelaire
The article aims to analyse, following the example of some paintings of Delacroix, how the “invisible part” of the painting (the sentiment, or feeling) can be made visible by the colour. To do this, we shall draw on the critical writings that Baudelaire devoted to the painting of Delacroix. At the same time, by focusing on the notion of sentiment, we shall try to connect, from a historical perspective, the colourist conception of the painting to the artistic theories of the Enlightenment, and point up the modifications undergone by this concept within French discourse on art.
Keywords · sentiment, colour, art criticism, Baudelaire, Delacroix
D’une façon peut-être un peu inhabituelle, nous nous proposons de commencer cet article par l’évocation d’une expérience esthétique tout à fait concrète et quotidienne : celle du spectateur qui regarde une peinture. Lorsque l’on s’arrête devant un tableau, on adopte la perspective du spectateur, et une sorte de dialogue – ou d’échange visuel – s’établit alors entre le spectateur et la toile. Constater l’existence de ce dialogue est certainement un lieu commun des différentes théories artistiques qui se sont efforcées de l’expliquer à l’aide de la terminologie et de l’appareil conceptuel qui leur était propre. Au début du XVIIIe siècle par exemple, dans ses Réflexions critiques, l’abbé Du Bos examine l’expérience quotidienne et sensible que rencontre le spectateur ou le lecteur des œuvres d’art[1]. Il pose que l’expérience esthétique se fonde sur le plaisir paradoxal qui ressemble souvent à l’affliction et qui est sensible parce qu’on peut l’éprouver véritablement. De surcroît, ce plaisir s’augmente, ajoute Du Bos, à mesure que l’affliction causée par la peinture est plus profonde.
Si nous avons cité le nom de Du Bos en guise d’introduction à notre propos sur Delacroix et Baudelaire, c’est parce que l’on peut y lier l’émergence d’une nouvelle perspective esthétique spectatoriale. C’est dans cette perspective que Du Bos parvient à intégrer les idées alors récentes de l’épistémologie sensualiste : elles lui permettent de fonder sur de nouvelles bases les questions de l’image (et du pictural), en les plaçant dans la dimension de l’affectivité. Lors de cette expérience, Du Bos accorde une place décisive au sentiment : c’est en effet à l’instar de son ouvrage que la notion de sentiment se voit érigée au XVIIIe siècle en concept déterminant de l’expérience esthétique.
Mais quel est le rôle du sentiment lors de cette expérience ? Pourquoi s’arrête-t-on devant un tableau, qu’est-ce qui nous y fascine ? Ou, pour emprunter les termes de Roger de Piles – théoricien de l’art de la seconde moitié du XVIIe siècle –,
qu’est-ce qui y séduit et surprend les yeux du spectateur ? Cela peut être une tache de couleur ou encore un détail infime, apparemment insignifiant et à peine visible, tel une mouche ou bien une puce discrètement cachée sur la toile. Dès que le spectateur parvient à discerner ce détail, celui-ci devient alors visible et en même temps aussi dicible[2].
Nous tâcherons de montrer, par la suite, que cet infime détail ou cet élément (qui se cache et qui attire pourtant le regard), proche de la légèreté et du sentiment, peut aussi ne pas être visible parce qu’il réside dans une qualité difficile à mettre en mots, qui est liée au colorisme du tableau. C’est à l’exemple de quelques tableaux de Delacroix que nous envisagerons d’analyser comment la « part invisible » de la peinture (le sentiment) peut être rendue visible par la couleur. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les écrits critiques que Baudelaire a consacrés à la peinture de Delacroix. En même temps, par le biais de la notion du sentiment, nous tenterons de rattacher, dans une perspective historique, la conception coloriste de la peinture aux théories artistiques de l’époque classique et de celle des Lumières. De cette manière, nous viserons également à mettre en relief les modifications subies par la notion du sentiment dans le discours sur l’art français à l’époque romantique.
Le colorisme de Delacroix
Si l’on considère un tableau bien connu d’Eugène Delacroix, celui qui représente un cheval effrayé par l’orage – et qui se trouve actuellement au Musée des Beaux-arts de Budapest –, qu’est-ce qui est immédiatement visible et perceptiblesur la toile ?
Eugène Delacroix : Cheval effrayé par l’orage. Vers 1825-1829. Szépművészeti Múzeum, Budapest.
Il n’y a certes pas de narration au sens strict du terme, pas d’histoire à raconter, sinon celle de l’effet de l’orage sur l’animal ainsi que sur les éléments du paysage qui semblent eux aussi être affectés par l’éclair. Si l’on veut reconstituer le parcours du regard du spectateur, on aperçoit d’abord, au premier plan du tableau, l’énorme cheval blanc cabré et en position contorsionnée, ensuite, toujours sur le devant de la scène, la couleur brunâtre du sol. Puis, s’éloignant du cheval, on discerne à l’arrière-plan des masses de couleur bien plus sombres : la bande presque noire (un village habité ? un lac ?) ainsi que le ciel menaçant, avec l’éclair en forme serpentine. Par sa couleur et par sa forme, cet éclair fait écho aux taches blanchâtres plus claires dans les parties gauche et droite du tableau (le paysage ? une fumée ?) et au cheval, monumental par rapport aux dimensions de la toile, avec lequel ces deux taches forment une pyramide, de la manière de la composition des peintures d’histoire de l’époque classique.
Après avoir identifié les éléments immédiatement visibles, le spectateur ne quitte pourtant pas encore le tableau : il continue à le regarder parce qu’il y perçoit quelque chose qui n’est pas directement visible et, par là même, qui est plus difficilement verbalisable. Cette qualité se laisse peut-être le mieux saisir à l’aide des métaphores musicales, telles que l’accord ou l’harmonie. Ce n’est pas un hasard que dans son Salon de 1846, Baudelaire parle à propos de la peinture de Delacroix en métaphores musicales, dont la plus fréquente est celle de l’harmonie[3]. Dans le Cheval effrayé par l’orage, malgré la tonalité sombre de la peinture, cette harmonie – créée par l’effet des taches de couleurs et des clairs-obscurs, aussi bien que par le tourbillonnement nerveux des formes – attache le spectateur et fixe ses yeux sur la toile. Il veut alors moins la comprendre que la sentir, s’oubliant dans le sentiment qui le saisit d’habitude devant les véritables œuvres d’art. Quant à ce sentiment, il est de l’ordre de l’admiration dont on sait, depuis Descartes, qu’elle est la première des passions que l’on ressent lors de la rencontre d’un objet frappant et nouveau[4]. Effectivement, les tableaux de Delacroix s’adressent au sentiment du spectateur autant qu’à son intelligence : grâce à leur puissance de suggestion, ils affectent son imagination et sa sensibilité.
Jean-Honoré Fragonard : La Tempête. 1759. Musée du Louvre, Paris.
Nous ne trouvons pas inopportun de comparer la tonalité du tableau de Delacroix à celle d’une toile du XVIIIe siècle : La Tempête de Jean-Honoré Fragonard (connue aussi sous les titres de L’Orage ou de La Charrette embourbée). Il s’agit là aussi de la mise en scène d’un orage non marine mais terrestre, avec des animaux (les taches blanches devant la charrette qui sont en effet des moutons effrayés). Nous citons la description que les frères Goncourt offrent du tableau car elle rend compte à merveille de son atmosphère :
Quelle fougue, quelle tempête de pinceau dans L’orage, ce chef-d’œuvre possédé par M. La Caze ! Le ciel fumeux, sinistre, électrique, traversé de coups de jour blafards, l’air lourd, la chaude haleine de la terre accablée, l’agitation trépidante, la panique de la nature, l’effarement des moutons éperdus, des grands bœufs qui mugissent, le tourbillon qui rase l’herbe, tord en écharpe la grande toile du chariot que poussent des hommes en rouge – tout est saisi dans le mouvement, et la brosse roule dans toute la scène avec le vent qui y passe.[5]
Bien que cette description de La Tempête de Fragonard soit passionnée et romantique, la tonalité du tableau nous semble – en dépit de son sujet (l’orage) et de son exécution (la sinuosité des lignes tout en mouvement et les vibrations des couleurs) – différer de celle de Delacroix. Alors que chez Fragonard, même l’orage paraît posséder la qualité d’un certain charme bien rococo, il n’y en est rien chez Delacroix : si l’on en reste aux catégories esthétiques, son orage, avec le grand cheval blanc effrayé du premier plan, frôle plutôt la catégorie du sublime. En outre, la palette chromatique de Delacroix ressemble moins à celle de Fragonard qu’elle n’est plus proche de celle de Rubens, peintre que Delacroix admirait par ailleurs[6].
L’apparition du nom de Rubens dans le contexte du colorisme de Delacroix n’est pas un pur hasard : il servait en effet de modèle pour les coloristes dans la querelle qui les opposait, à la fin du XVIIe siècle, aux partisans du dessin. Pour simplifier l’enjeu de cette querelle, selon les tenants des coloristes – avec Roger de Piles comme chef de file –, la couleur est le spécifiquement visuel (le visible) de la peinture alors que le dessin relève de l’ordre du discours (du dicible)[7]. Selon Piles, l’« effet d’appel » de la peinture est dû au coloris : il compare l’effet du tableau à celui d’un coup de foudre car la toile doit appeler elle-même son spectateur d’une façon si brusque, voire brutale, qu’il soit impossible de lui résister[8]. Cet « effet d’appel » – qui se caractérise, à côté de la violence, aussi par la rapidité – n’est cependant guère facile à atteindre par les peintres. Il y en a tout de même quelques-uns qui y parviennent : Piles évoque l’exemple de Rembrandt qui, exposant dans sa fenêtre le portrait de sa servante, a trompé les yeux des passants. Comme le précise Piles, cette tromperie ne revenait chez Rembrandt ni au dessin ni à l’expression des passions, mais au coloris du tableau[9].
Parmi les peintres du Nord, Rembrandt (à l’encontre de Raphaël, peintre-modèle des académiciens classiques) ou Rubens (à l’encontre de Poussin) et, parmi les Italiens, Le Titien (contre Raphaël) : à ces peintres coloristes, on pourrait ajouter, dans le contexte du XVIIIe siècle, Chardin et, à l’époque romantique, Delacroix. Bien que toute tentative de filiation soit quelque peu arbitraire, il nous paraît tout de même possible d’en établir une : celle de la lignée coloriste, susceptible de conduire des peintres flamands et hollandais du XVIIe siècle, en passant par Chardin, à Delacroix. Cette ascendance est pourtant bien moins saugrenue qu’elle ne le semble, dès que l’on songe à ce que Baudelaire considère la peinture romantique comme « fils » de la peinture du Nord. Il admire en la « canaille de Rembrandt » le « puissant idéaliste qui fait rêver et deviner au-delà », et qu’il oppose à Raphaël, apostrophé « esprit matériel »[10]. En tout cas, cette filiation implique le renouement avec la querelle du dessin et du coloris au XIXe siècle, ayant opposé le dessinateur Ingres au coloriste Delacroix. Cependant, au lieu d’examiner dans le détail les résurgences de cette querelle, nous nous concentrerons par la suite sur le colorisme de Delacroix, tel qu’il apparaît à travers les écrits critiques de Baudelaire.
Baudelaire et la peinture de Delacroix : couleur, âme et sentiment
La critique d’art de Baudelaire, déterminant la pensée artistique du romantisme, se situe dans le sillage des Salons de Diderot car les deux pratiquaient une critique expérimentale, une critique littéraire et non philosophique. De même, ils se sont gardé d’ériger leurs principes théoriques en un système abstrait, qui aurait étouffé la fraîcheur de l’impression que leur donnait la vue des œuvres d’art[11]. C’est en effet à propos de la technique picturale de Delacroix que Baudelaire a formulé la plupart de ses principes artistiques, dont nous nous bornerons à présenter ici ceux qui concernent plus directement notre propos. Ce faisant, nous citerons également quelques idées tirées du Journal de Delacroix, qui montrent une affinité avec la réflexion artistique de Baudelaire.
Tout premièrement, il convient de rappeler que le romantisme consiste, selon Baudelaire, non pas dans le choix des sujets ou dans la vérité exacte mais bien dans la « manière de sentir »[12]. Conformément à ce principe, Baudelaire voit l’essence de « l’art pur » suivant la « conception moderne » – à savoir l’art de son temps – en la création d’une « magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même »[13]. Ou, à un autre endroit, il écrit dans la même veine que la peinture est « une évocation, une opération magique »[14]. C’est grâce à cette opération que le peintre parvient à réarranger les éléments de la nature dans une nouvelle disposition[15]. Ce faisant, il recourt à son imagination, et le résultat de sa « magie » est le pouvoir de suggestion du tableau. Puisque le champ sémantique du terme « imagination » ne se laisse pas facilement déterminer dans l’esthétique baudelairienne, contentons-nous de dire à ce propos un peu succinctement qu’elle est grosso modo équivalente à l’âme. Baudelaire voit en effet en l’imagination « le don le plus précieux, la faculté la plus importante » – en d’autres termes, la « reine des facultés » –, mais qui doit aller de pair avec l’étude des moyens de l’expression picturale : dans le cas de Delacroix, celle-ci consiste essentiellement dans les recherches coloristes[16].
Si la manière de sentir de l’artiste, qui se matérialise dans ses tableaux, requiert de l’imagination, c’est également une manière de sentir spécifique qui est exigée de la part du spectateur. L’effet de l’art passe alors par le sentiment, de celui de l’artiste vers celui du spectateur. Les artistes et les critiques de toute époque étaient sensibles à cette idée : Diderot prétendait dans cet esprit que « [l]a peinture est l’art d’aller à l’âme par l’entremise des yeux ; si l’effet s’arrête aux yeux, le peintre n’a fait que la moindre partie du chemin »[17]. De même, la formule de Delacroix va également en ce sens lorsque, en comparant la poésie et la peinture, il constate que « [l]’écrivain dit presque tout pour être compris. Dans la peinture, il s’établit comme un pont mystérieux entre l’âme des personnages et celle du spectateur »[18]. À lire cette citation, nous pouvons risquer l’hypothèse que la métaphore de « pont mystérieux » relève du champ sémantique du sentiment.
Baudelaire et Delacroix n’utilisent que rarement le terme « sentiment », alors qu’ils recourent relativement souvent au verbe « sentir ». Cependant, bien des expressions qui figurent dans les écrits critiques de Baudelaire gravitent autour de la notion de sentiment. Il est frappant de voir que ces formules contiennent presque toujours le mot « mystérieux ». Lorsque Baudelaire essaie de saisir l’essence de l’art de Delacroix, il écrit, par exemple, dans sa nécrologie sur le peintre que c’est un « je ne sais quoi de mystérieux » que Delacroix a réussi à traduire dans ses œuvres. Tentant de définir cette qualité énigmatique, dont résulte la force évocatrice des tableaux de Delacroix, il continue ainsi : « C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve, c’est les nerfs, c’est l’âme »[19]. Baudelaire précise que le peintre parvient à obtenir cet effet par le moyen de la ligne et, surtout, de la couleur : celle-ci lui sert alors à rendre visible les rêves et les sentiments[20]. Cette idée s’inscrit aussi dans la tradition du discours pictural français où la notion de sentiment était liée, depuis le XVIIe siècle, à l’âme et à la couleur.
Pour illustrer cette filiation, nous citons une fois de plus Roger de Piles qui assimile, dans ses écrits sur l’art, la notion d’âme et celle de passion. Cette assimilation est la plus manifeste dans sa traduction (qui est plutôt une interprétation) de l’ouvrage en latin de Charles-Alphonse Du Fresnoy, intitulé Art de peinture. Selon la traduction de Piles, le peintre a pour tâche d’exprimer « les mouvemens des esprits & les affections qui ont leur siege dans le cœur ; en un mot, de faire avec un peu de couleurs que l’ame nous soit visible »[21]. Autrement dit, c’est par le moyen des couleurs que l’artiste doit rendre visible l’âme (invisible) de ses personnages et doter de vie les figures peintes. Du point de vue de la question de l’âme et du sentiment attribués au tableau, le cas des personnages humains est sans doute moins compliqué – et plus évident – que celui des animaux ou encore des objets inanimés. Il n’est certainement pas un hasard que Piles compte parmi les choses qui « donnent de l’âme au paysage », outre « les figures, les animaux, les eaux, les arbres agités du vent, et la légèreté du pinceau »[22], aussi les fumées. Si l’on essaie de trouver un trait commun dans ces éléments dénombrés, ce serait quelque chose de difficile à nommer, quelque chose d’aérien et d’éthéré, du côté de la légèreté et de la grâce, quelque chose de fugitif qui est sans cesse en mouvement. Comme l’âme et le sentiment.
Le sentiment, cette part insaisissable – et indéfinissable – de la peinture peut, selon Delacroix, « faire des miracles » car par le seul sentiment du tableau, une lithographie ou une gravure sait produire dans l’imagination du spectateur« l’effet de la peinture elle-même »[23]. L’idée que la lithographie ou la gravure est susceptible de provoquer le même effet que le tableau coloré paraît sans doute surprenante de la part d’un peintre coloriste. Cette transposition d’effet est, d’après Delacroix, pourtant possible grâce au sentiment qu’il définit comme « la touche intelligente qui résume, qui donne l’équivalent »[24]. Le sentiment mis en rapport avec la touche – la touche du pinceau, la touche du burin, voire la touche de la main – ne manque pas de rappeler l’anecdote à propos de Chardin, le meilleur coloriste français du XVIIIe siècle. Selon l’anecdote que Diderot évoque dans son Salon de 1769, Chardin aurait dû répondre à un peintre de routine qui voulait lui apprendre le secret de son art : « Est-ce qu’on peint avec des couleurs ? – Avec quoi donc ? – Avec quoi ? avec le sentiment… »[25] Bien qu’il ne s’agisse là que d’une anecdote, elle révèle pourtant la polysémie et l’opacité du terme « sentiment » à l’époque des Lumières. De fait, l’usage du « sentiment » (au pluriel) – en tant que quasi-synonyme de la « passion » – n’est qu’un des emplois courants du mot car le terme « sentiment » (au singulier) s’utilise en rapport avec le goût et il est lié à l’opération du jugement. Il désigne une catégorie de la connaissance intuitive, opposée à la connaissance par la logique : c’est en ce sens que la notion de sentiment deviendra une catégorie fondamentale du discours esthétique du XVIIIe siècle.
Quant à Chardin, il était un peintre de nature morte que ses sujets ne prédestinent guère à avoir affaire au registre des sentiments (entendus au sens des passions). Cependant, selon une autre anecdote, rapportée également par Diderot, Chardin avait l’habitude de maintenir une sorte d’intimité, voire une relation quasi-corporelle avec ses toiles : selon ceux qui l’ont vu travailler, le peintre se servait « autant de son pouce que de son pinceau »[26]. D’après cette anecdote, il nous semble que dans le cas de Chardin aussi, la touche du peintre est équivalente au sentiment. Si nous nous hasardons à formuler cette supposition, c’est parce qu’elle est confirmée par la définition dernièrement citée de Delacroix. Cette idée rappelle en effet celle, également ancrée dans la pensée picturale du XVIIIe siècle, selon laquelle l’art doit chercher avant tout à toucher le spectateur[27].
Eugène Delacroix : La Chasse aux lions. Vers 1854. Musée des Beaux-Arts, Bordeaux.
Si, comme l’affirme Delacroix, l’effet du sentiment du peintre peut passer par la gravure, cet effet se ressent aussi dans les tableaux animaliers du peintre. À propos de sa Chasse aux lions, Baudelaire constate que c’est « une véritable explosion de couleur » et que les couleurs intenses du tableau « pénètrent jusqu’à l’âme par le canal des yeux »[28]. À la vue de cette formule, on croirait lire Diderot qui écrivait, en 1765, que l’effet du tableau vise à « aller à l’âme par l’entremise des yeux ; si l’effet s’arrête aux yeux, le peintre n’a fait que la moindre partie du chemin »[29].Cependant, Baudelaire poursuit l’idée dans un autre sens, plus spécifiquement romantique, lorsqu’il rapproche l’effet de la peinture de celui que produisent les sorciers et les magnétiseurs (voire, à l’instar d’Edgar Allen Poe, il compare l’effet des toiles de Delacroix à celui de l’opium sur les sens, susceptible de « revêtir la nature entière d’un intérêt surnaturel qui donne à chaque objet un sens plus profond, plus volontaire, plus despotique »)[30]. En conclusion à cette idée, il prétend que la couleur de Delacroix « pense par elle-même, indépendamment des objets qu’elle habille »[31]. Sous la plume de Baudelaire, la « magie des couleurs » des critiques d’art des Lumières devient ainsi la couleur qu’on ressent et qui pense : elle est conçue comme une puissance subjective qui s’adresse au sentiment du spectateur, et que le terme allemand sinnlich – signifiant à la fois « sensible » et « sensuel » – pourrait peut-être rendre le mieux.
Bien qu’il soit un peu téméraire de tirer des conclusions à partir de quelques citations (qui sont loin de montrer la pensée artistique de Baudelaire dans toute sa complexité), nous le tenterons tout de même, tout en étant conscients des écueils que peut courir une telle entreprise. Nous avons vu que chez Baudelaire – qui n’est pas théoricien de l’art mais critique d’art littéraire –, c’est le point de vue du spectateur qui domine : il met l’accent non pas sur les moyens de produire un tableau mais sur l’effet que le sentiment du tableau éveille en l’âme du spectateur. Pour Baudelaire et Delacroix (et, en l’occurrence, aussi pour Wagner dont la conception artistique a également influencé celle de Baudelaire), « parler au sentiment » équivaut à éveiller le rêve et la puissance suggestive de l’art[32].
Quant aux termes évoqués qui appartiennent au champ conceptuel du sentiment – tels que magie, mystère ou imagination –, ils font allusion à la subjectivité de l’expérience esthétique du spectateur. Ils désignent des notions qui échappent aux tentatives de systématisation : celles-ci ne peuvent pas être rendues par des définitions, seulement par des approximations. On les découvre avant tout par leur effet : elles suggèrent que l’œuvre d’art se comprend par le sentiment qui passe, lors de la perception, par les sens.
Quoi qu’il en soit, les quelques textes analysés attestent que le sentiment fait partie du discours coloriste. Par la couleur, ce n’est pas la dimension intelligible, mais la dimension sensible de la représentation qui devient visible et exerce une séduction sur le spectateur. La couleur est alors la part visible, la part sensible de la peinture, autrement dit, le lieu de la manifestation de la subjectivité dans la peinture. En guise de conclusion, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le mot « sentiment » soit dérivé du verbe « sentir », du même verbe dont l’équivalent grec a donné naissance à l’esthétique, à la discipline dont le nom signifie, dans son sens étymologique, non pas la science du Beau mais la science du sensible. Du sensible qui devient visible, dans la peinture de Delacroix, par la couleur.
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Katalin Bartha-Kovács
Université de Szeged
Département d’Études Françaises
Egyetem utca 2, 6722 Szeged
kovacsk@lit.u-szeged.hu
[1]) « On éprouve tous les jours que les vers et les tableaux causent un plaisir sensible ; mais il n’est pas moins difficile d’expliquer en quoi consiste ce plaisir qui ressemble souvent à l’affliction et dont les symptômes sont quelquefois les mêmes que ceux de la plus vive douleur. » DU BOS, J.-B. : Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719). Paris : ENSB-A, 1993, p. 1. Sur l’interprétation du passage en question voir SAINT GIRONS, B. : Esthétiques du XVIIIe siècle. Le modèle français. Paris : Philippe Sers, 1990, pp. 21-23.
[2]) Pour une approche théorique du détail « qui confère au tableau un sentiment d’ntimité, tout en provoquant une difficulté (voire une impossibilité) de dire » voir ARASSE, D. : Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture. Paris : Flammarion, 1996.
[3]) Cf. BAUDELAIRE, Ch. : Salon de 1846. In : Écrits sur l’art. Paris : Librairie Générale Française, 1999, pp. 146-152.
[4]) Cf. DESCARTES, R. : Les passions de l’âme (1649). In : Œuvres philosophiques, t. 3. Texte édité par Ferdinand Alquié. Paris : Classiques Garnier, 1989, p. 998. Il est intéressant de faire ici une remarque terminologique concernant la possibilité des différentes langues de désigner ce qui est visible et invisible sur la toile. Alors que la plupart des langues – dont l’histoire repose sur une longue tradition culturelle – ne possèdent qu’un seul mot pour désigner l’action de voir (« voir », « ver », « sehen », « see », « látni », « vidieť » etc.), dans certaines langues considérées comme « primitives », il existe deux verbes distincts qui sont équivalents au mot français « voir ». L’un, le verbe « constatif » désigne la vue effective, tandis que l’autre, plus subjectif et à valeur affective, exprime ce qui est visible autrement, à travers la subjectivité du locuteur : dans le cas du tableau de Delacroix, la peur et l’effroi du cheval.
[5]) GONCOURT, E. et J. de : Arts et artistes. Paris : Hermann, 1997, pp. 169-170.
[6]) Dans son Journal, Delacroix apostrophe Rubens l’ « Homère de la peinture » ou le « père de la chaleur et de l’enthousiasme » et trouve que la force suggestive de ses toiles consiste dans un pouvoir secret, la « vie de l’âme qu’il a mise partout ». DELACROIX, E. : Journal. 1822-1863 (édition abrégée). Genève : La Palatine, 1946, p. 209.
[7]) Dans son Dialogue sur le coloris, Piles affirme non seulement que le coloris est une partie de la peinture aussi nécessaire que le dessin, mais il va encore plus loin lorsqu’il prétend que le coloris, étant la différence de la peinture, est plus noble que le dessin qui n’est que son genre. Cf. PILES, R. de : Dialogue sur le coloris (1673). Genève : Minkoff, 1973, pp. 24-26.
[8]) PILES, R. de : Cours de peinture par principes (1708). Paris : Gallimard, 1989, p. 8.
[9]) Ibid., p. 11.
[10]) « Le romantisme est fils du Nord, et le Nord est coloriste ; les rêves et les féeries sont enfants de la brume. » BAUDELAIRE, Ch. : Salon de 1846. In : Op. cit., pp. 145-146.
[11]) MAY, G. : Diderot et Baudelaire critiques d’art. Genève : Droz, 1973, p. 8.
[12]) BAUDELAIRE, Ch. : Salon de 1846. In : Op. cit., p. 144.
[13]) BAUDELAIRE, Ch. : L’art philosophique. In : Op. cit., p. 563.
[14]) BAUDELAIRE, Ch. : Exposition universelle (1855). In : Op. cit., p. 259.
[15]) Cf. l’idée de Delacroix, plusieurs fois citée par Baudelaire, selon laquelle « la nature n’est qu’un dictionnaire » dont les peintres, qui ont de l’imagination, cherchent « les éléments qui s’accordent à leur conception », en leur donnant « une physionomie toute nouvelle ». BAUDELAIRE, Ch. : Exposition universelle (1855). In : Op. cit.,p. 372.
[16]) BAUDELAIRE, Ch. : Exposition universelle. In : Op. cit., pp. 366-371. Dans la conception artistique de Delacroix, la notion d’imagination prend la place de celle, plus classique, de l’invention. Selon Delacroix, l’imagination est non seulement « la première qualité de l’artiste », mais elle est également nécessaire à l’amateur. DELACROIX, E. : Dictionnaire des beaux-arts. Reconstitution et édition par Anne Larue. Paris : Hermann, 1996, p. 113.
[17]) DIDEROT, D. : Salon de 1765. Paris : Hermann, 1984, p. 226.
[18]) DELACROIX, E. : Journal. Op. cit., p. 12.
[19]) BAUDELAIRE, Ch. : L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix. In : Op. cit., p. 472 (les italiques sont dans le texte).
[20]) À propos du statut ontologique de la couleur dans la réflexion esthétique de Baudelaire voir FULL, B. : Karikatur und Poiesis : die Ästhetik Charles Baudelaires. Heidelberg : Universitätsverlag Winter, 2005, pp. 79-80.
[21]) DU FRESNOY, Ch.-A. : L’Art de peinture (1664). Traduit en françois avec des remarques nécessaires & très-amples par R. de Piles. Paris : Jombert, 1760, p. 39. Sur le rapport du coloris et de l’âme voir IMDAHL, M. : Farbe. Kunsttheoretische Reflexionen in Frankreich. München : Wilhelm Fink Verlag, 1983, pp. 55-65.
[22]) PILES, R. de : Cours de peinture par principes. Op. cit., p. 125.
[23]) DELACROIX, E. : Dictionnaire des beaux-arts. Op. cit., pp. 180-181.
[24]) Ibid.
[25]) DIDEROT, D. : Salons IV. Héros et martyrs. Salons de 1769, 1771, 1775, 1781. Paris : Hermann, 1995, pp. 45-46 (les italiques sont dans le texte).
[26]) DIDEROT, D. : Salons III. Ruines et paysages. Salons de 1767. Paris : Hermann, 1995, p. 173.
[27]) Cf. l’abbé Du Bos qui affirme que « l’ouvrage qui ne touche point et qui n’attache pas, ne vaut rien ». DU BOS, J.-B. : Op. cit.,p. 276.
[28]) BAUDELAIRE, Ch. : Exposition universelle. In : Op. cit., p. 278.
[29]) DIDEROT, D. : Salon de 1765. Op. cit., p. 226.
[30]) Ibid., p. 280. Sur la notion du surnaturel chez Baudelaire – et dans la littérature française du XIXe siècle en général – voir VOLDŘICHOVÁ BERÁNKOVÁ, E. : Un « étranger métallique » ou comment apprivoiser une machine ?. In : Romanica Olomoucensia, vol. 24, suppl., 2012, pp. 143-150.
[31]) BAUDELAIRE, Ch. : Exposition universelle. In : Op. cit., p. 279.
[32]) Sur la correspondance des arts dans l’esthétique baudelairienne voir la synthèse jusqu’à nos jours la plus complète à ce sujet : FERRAN, A. : L’esthétique de Baudelaire. Paris : Nizet, 1968.