The game of “invisible” and “visible” in Madame Riccoboni’s Letters of Mistriss Fanni Butlerd
This paper is devoted to the analysis of the first novel from Mme Riccoboni, Letters of Mistriss Fanni Butlerd (1757). In this monologic epistolary novel, passion is understood as “invisible” whereas its different expressions are “visible”. As a result, it presents a sort of “game” on three levels – narration, characters, objects –, which brings out not only the progress of passion in the heroine’s heart but also the humorous and light-hearted writing typical of Mme Riccoboni’s.
Keywords · french novel of the 18th century, women novel of the 18th century, epistolary monody, Mme Riccoboni
Avant que Mme Riccoboni eût écrit,
les romans de l’abbé Prévost jouissaient d’une grande réputation ;
mais ceux de Mme Riccoboni en ont rendu la lecture impossible.
Mme de Genlis[1]
C’est pourtant en digne héroïne persécutée par sa mauvaise étoile que Mme Riccoboni aurait figuré dans un des romans de l’abbé Prévost : née d’une bigamie et abandonnée par son père, mal aimée par sa mère aigrie qu’elle sa hâta de quitter en épousant le premier homme venu – lui-même s’étant révélé comme fantasque et tyrannique –, Marie-Jeanne Riccoboni (1713-1792) connut un destin peu commun[2]. Obligée, par son mariage, de mener pendant une vingtaine d’années la carrière peu convaincante de comédienne au Théâtre Italien, Mme Riccoboni est arrivée relativement tard à l’écriture ; son premier roman, les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd, fut publié en 1757. La forme du roman par lettres est en effet celle qu’elle privilégiera dans la plupart de ses œuvres, d’autant plus qu’elle-même, dans sa vie privée, se montrera comme une épistolière fort assidue[3].
L’intrigue du roman, très simple, pourrait être résumée en une phrase : les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd racontent, à travers les seules lettres de Fanni, la liaison amoureuse de l’héroïne avec un certain Milord Alfred. Fanni, éprise de cet homme, hésitant toutefois à succomber à sa passion, devient finalement sa maîtresse. Obligé de partir pour remplir ses devoirs militaires, Alfred s’absente durant plusieurs semaines. Pendant ce temps, Fanni passe ses journées à lui écrire des lettres d’amour passionnées, impatiente de voir revenir son amant. Or, peu après le retour de celui-ci, la jeune femme apprend qu’Alfred va contracter un mariage avantageux avec une autre femme[4]. Fanni, revenue de ses illusions, demande à Milord Alfred de lui rendre toutes ses lettres, qu’elle décide de publier pour dénoncer publiquement l’hypocrisie masculine.
La forme de la monodie épistolaire, qui prive le lecteur d’une partie de la correspondance, rattache directement le roman de Mme Riccoboni à ses célèbres prédécesseurs, les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** (1732) de Crébillon fils ou les Lettres d’une Péruvienne (1747) de Mme de Graffigny. Certains accents indéniables de soliloque, d’une passion qui se suffit à elle-même, permettent même de voir en Fanni une autre Religieuse portugaise : « j’écris pour écrire », affirme-t-elle dans la lettre XL[5]. Avec la différence du dénouement, cependant, qui nous fait voir, selon l’expression de Colette Cazenobe, une « portugaise des Lumières, révoltée, spirituelle et sans religion »[6].
Ce qui distingue les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd de ses illustres modèles, c’est, entre autres, un extrême dépouillement de l’intrigue : Joan H. Stewart parle d’un « roman sur rien »[7] ; selon Karen Santos Da Silva, « il ne s’y passe rien »[8]. En effet, nous avons l’impression que Mme Riccoboni a magistralement mis en œuvre la célèbre formule racinienne « faire quelque chose de rien ». Les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd sont, dans cette perspective, un roman de « l’invisible », un roman de l’absence, un roman de la pure intériorité. Malgré cette économie de moyens, Mme Riccoboni crée une œuvre originale, où le risque de la monotonie est évité par un jeu constant entre « l’invisibilité » de la passion éprouvée en son for intérieur et ses manifestations rendues « visibles » par une plume fébrile. Nous nous intéresserons dans notre analyse à trois aspects où ce jeu peut être observable : celui de l’espace-temps, celui des personnages et enfin celui des objets – substituts de la personne aimée.
« Invisibles », le sont d’abord l’espace et le temps romanesques qui se trouvent ici réduits à l’extrême, répondant presque à l’exigence classique de l’unité de temps et de lieu, n’étant leur caractère parfois trop flou. Fanni reste chez elle ; elle écrit soit dans son lit, soit dans la pièce où elle a l’habitude de recevoir Milord Alfred. De temps en temps, elle est obligée de recevoir des visites ou d’en faire, mais ces événements sont indifférents : si nous apprenons que Fanni est allée dîner chez un tel ou une telle, c’est pour la voir regretter les moments où elle n’a pas pu s’occuper de son amant. Les quelques épisodes extérieurs – « visibles » – sont insipides et, par ailleurs, à chaque fois ramenés à Alfred : ainsi l’histoire de Sir Barclay qui a osé mettre un habit semblable à celui de Milord. La seule action romanesque suit en effet les méandres de la conscience amoureuse ; à la différence d’une marquise de M***, occupée par ses obligations mondaines, ou d’une Zilia, curieuse d’observer les mœurs d’une nation étrangère pour elle, Fanni n’a qu’une seule occupation : « Vous me demandez ce que je fais, ce que je pense, ce qui m’occupe. Je pense à vous, je vous écris, je forme des vœux pour votre retour… » (lettre LXI).
Ainsi, Fanni s’écrie, dans un élan passionnel préfigurant la célèbre plainte de Saint-Preux : « Ah ! qu’on est heureux d’avoir une âme sensible ! » (lettre LXVII). La sensibilité devient la seule mesure du temps qui s’écoule en fonction des visites d’Alfred ou, plus tard, de la réception de ses lettres. La datation, convention d’usage dans un échange épistolaire, perd ici de son importance : Fanni marque uniquement les jours de la semaine, ce qui rend difficile l’appréciation exacte de la durée de sa liaison avec Alfred[9]. En revanche, l’héroïne prend le soin de marquer l’heure, insistant sur le moment présent de l’écriture et rouvrant parfois ses lettres à plusieurs reprises. La lettre LXI, par exemple, est écrite en trois temps : lundi à six heures du soir, à neuf heures du soir et à une heure du matin. L’instantanéité du discours, qui est un avantage de la forme épistolaire par rapport à la distance temporelle typique du roman-mémoires, est ainsi dans les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd portée à l’extrême, la passion amoureuse se déployant au moment même où elle est écrite, sans se soucier du passé ni de l’avenir[10].
L’absence est manifeste également au niveau des personnages. Nous ne savons que très peu de choses sur l’héroïne du roman, Fanni Butlerd. Aucune description physique n’est décelable dans ses lettres ; elle nous apprend seulement son âge – 26 ans – le jour de son anniversaire. De rang social inférieur à celui de Milord Alfred, elle a une vieille tante maladive moyennement riche dont elle est la seule héritière. Enfin, les seules personnes que nous trouvions à ses côtés, à part Alfred bien sûr, c’est Miss Betzi, son amie et confidente, et Sir Thomas, le soupirant malheureux de cette dernière. Miss Betzi et Sir Thomas forment par ailleurs une sorte d’antithèse, sur le mode quelque peu humoristique, à l’effusion passionnelle de Fanni et Alfred.
Le grand « invisible » de l’histoire, c’est évidemment Milord Alfred, ce correspondant dont les lettres restent occultées ; doublement invisible même, non seulement pour le lecteur mais aussi pour Fanni entre les lettres XLIII et XC, où il est obligé de s’éloigner. Nous savons pourtant qu’il écrit très bien, puisque Fanni commente en plusieurs endroits la légèreté du style de son amant. Dès la lettre IX, elle remarque :
Vous écrivez avec tant de délicatesse : vous dites si bien, si précisément ce que vous voulez dire ; une expression si tendre anime votre style, que vous devez trouver de la sécheresse dans le mien. Avez-vous plus d’esprit que moi ?
Or, l’esprit décèle l’artifice[11] et celui qui parle trop bien de l’amour prouve justement qu’il ne le ressent pas. C’est bien la leçon que Madame de Merteuil donne à Valmont, lorsqu’elle lui reproche d’avoir mis trop d’esprit dans sa lettre pour Madame de Tourvel :
[…] il n’y a rien de si difficile en amour que d’écrire ce qu’on ne sent pas. Je dis écrire d’une façon vraisemblable : ce n’est pas qu’on ne se serve des mêmes mots ; mais on ne les arrange pas de même, ou plutôt on les arrange, et cela suffit. Relisez votre lettre : il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase. (lettre XXXIII)[12]
Milord Alfred semble donc, à l’instar des héros de Crébillon fils ou ceux de Laclos, appartenir à cette catégorie de libertins plus ou moins machiavéliques pour qui l’amour est une simple affaire de convention. En effet, si nous n’avons pas accès à la correspondance d’Alfred, celle-ci nous est en partie rendue « visible » grâce à la reprise de certaines de ses paroles dans les lettres de Fanni ; et, en suivant leur évolution, nous pouvons suivre une entreprise de séduction en toutes règles. Dans la lettre VI, Fanni avoue au comte d’Erford qu’elle l’aime. Dès la lettre VII, Alfred désire[13] que Fanni répète sa déclaration d’amour. La parole ne suffit pas longtemps ; l’amour demande une « preuve » et dans la lettre XV, Fanni doit se défendre contre le reproche d’aimer faiblement. Face à la résistance de la jeune femme, Alfred brandit l’argument de son « bonheur » qui ne dépend que d’elle (lettre XXX). Vient ensuite, dans la lettre XXXIII, l’accusation d’une cruelle insensibilité, juste avant le final [vous ne m’]aimez point dans la lettre XXXV. En effet, dès la lettre suivante, Fanni Butlerd devient la maîtresse du comte d’Erford.
Or, loin de Fanni l’idée d’un quelconque jeu purement formel. Face aux instances de l’homme qu’elle aime, elle n’oppose pas une feinte résistance de convention[14] ; sa crainte est bien réelle, celle d’une Princesse de Clèves, de souffrir en amour en voyant s’éteindre l’affection de l’autre. Pourtant, lorsqu’elle se donne à Alfred, c’est en toute conscience, ce qu’elle revendique hautement : « Je n’ai point cédé : un moment de délire ne m’a point mise dans ses bras ; je me suis donnée : mes faveurs sont le fruit de l’amour, sont le prix de l’amour. » (lettre XXXVI) C’est pourquoi elle ne comprend pas lorsqu’Alfred évoque le regret qu’il aurait vu dans ses yeux (lettre XXXVII). En effet, dans le « jeu de l’amour », l’étape finale est constituée des « regrets » de la dame et des « consolations » de l’amant qui justifient la « chute » par la force invincible de la passion ; en cela, Milord Alfred ne fait que suivre l’usage[15].
Ainsi, les deux personnages sont en constant décalage : l’un dit l’amour, l’autre vit l’amour. La manière d’écrire en témoigne et Fanni ne cesse de rappeler la pauvreté de son vocabulaire lorsqu’il s’agit d’exprimer la profondeur de ses sentiments : « L’esprit, l’amour et la variété brillent dans [vos] lettres ; moi je dis, je vous aime, je répète, je vous aime. » (lettre XL) Il est vrai en effet que les lettres de Fanni, consacrées quasi exclusivement à Alfred, sont extrêmement répétitives voire monotones ; cela se reflète notamment au niveau du cadre événementiel du roman qui est, comme on l’a vu, très pauvre. Le risque de la monotonie se trouve toutefois équilibré par de nombreux effets stylistiques : tantôt pathétique, tantôt frivole, tantôt vouvoyant, tantôt tutoyant son amant, ou bien encore le désignant à la troisième personne du singulier, Fanni change constamment de registre, mène des conversations imaginaires, invente des scénarios ou feint d’être fâchée :
Quoi, je ne dormirai point ? quoi, vous ne me laisserez pas dormir ? je penserai toujours à vous ? Mais que me voulez-vous ? pourquoi me tourmenter ? Je vous ai écrit chez miss Betzi, je vous ai écrit chez moi ; j’ai relu cent fois votre lettre, je l’ai baisée mille ; j’ai fait les plus tendres caresses à votre portrait ; n’ai-je pas rempli tous les devoirs d’une maîtresse sensible ? Au moins laissez-moi vous oublier jusqu’à midi. (lettre LXXXIX)
La présence de l’amant est ainsi rendue visible dans le roman non seulement par le biais des bribes de paroles reprises par Fanni, mais aussi à travers cette ardeur d’une imagination passionnée, parfois autosuffisante, qui teinte les lettres d’une audacieuse touche d’érotisme. Tout intérieur qu’il soit, l’amour de Fanni ne représente pas un idéal désincarné ; bien au contraire, l’héroïne de Mme Riccoboni n’hésite pas à chanter les plaisirs de la chair, en passant des rêveries plus ou moins voilées jusqu’aux évocations directes des moments vécus. Avant de céder à Alfred, elle s’abandonne à une sorte de voyeurisme imaginaire, avec cette claire allusion au célèbre anneau des Bijoux indiscrets :
Je songe à ce merveilleux anneau dont on a tant parlé ce soir : on me le donne, je l’ai, je le mets à mon doigt, je suis invisible, je pars, j’arrive… où ? devinez… dans votre chambre : j’attends votre retour, j’assiste à votre toilette de nuit, même à votre coucher. […] puis le silence, la nuit, l’amour… Aïe, aïe, vite, vite, qu’on m’ôte l’anneau. Bon Dieu, où m’allait-il conduire ? (lettre XXV)
Après la nuit passée avec son amant, pendant la période de l’absence prolongée de celui-ci, Fanni évoque le souvenir de la passion comblée. Or, si début ne s’éloigne pas de l’art classique de la litote, la suite est d’une remarquable audace :
Il y a aujourd’hui vingt-trois jours, qu’à pareille heure, dans le même lieu, à la même place où j’écris, je ne croyais guère que l’on dût être cruelle. […] je vous voyais, je vous entendais, je vous touchais : ce tendre abattement, ces soupirs, ces serments, ces prières ardentes, enflammées… […] Je crois voir encore ces yeux attendris, brillants d’amour et de plaisir, mêler tout à coup à leur douce langueur l’éclat de la joie. (lettre LVI)
Nulle surprise que certains contemporains fussent scandalisés par une telle peinture des sentiments. L’année même de la publication du roman de Mme Riccoboni, l’abbé Fréron critique la conduite de Fanni qui « se livre sans retenue à toute la vivacité de sa passion »[16] ; à la fin du siècle encore, Mme de Genlis, pourtant grande admiratrice des romans de Mme Riccoboni, juge sévèrement Fanni qui selon elle « manque absolument de décence »[17].
Le dernier aspect du jeu entre l’invisible et le visible qui va nous intéresser est celui de l’utilisation de la lettre et du portrait, Mme Riccoboni faisant un usage assez original de ces deux vieux lieux communs du genre romanesque. En effet, dans le roman, la passion amoureuse est non seulement rendue « visible » par sa mise en parole à travers l’écriture ; elle est en plus rendue « palpable » par la dimension matérielle de la lettre et du portrait qui – en tant qu’objets – participent également à l’entreprise de séduction (ou d’autoséduction) de l’héroïne.
Tout d’abord, la lettre ne remplace pas la rencontre physique des personnages. Si, pendant l’absence d’Alfred, elle peut être considérée, de son côté sensuel, comme le substitut du vécu[18], elle est parallèle à la rencontre des amants dans les premiers moments de leur liaison. Il ne suffit pas de se voir, de se parler, il faut aussi s’écrire, remettre la lettre directement dans les mains de l’autre qui la lit à l’instant même. Après le départ de son amant, Fanni évoque avec regret ce rituel perdu :
Ce n’est donc pas moi qui vous donnerai cette lettre […] je ne lirai point dans [vos yeux] l’impression qu’elle fera sur vous : mes regards suivaient tous vos mouvements, et je m’applaudissais de l’air satisfait avec lequel vous lisiez les assurances de mon amour. (lettre XLIII)
La lettre en tant qu’objet participe ainsi pleinement à l’expression du sentiment amoureux. Elle se substitue à la personne aimée : on la touche, on la sent, on y pose ses lèvres ; mais on peut aussi s’en prendre à elle si on n’est pas content de ce qu’elle contient :
Elle a chagriné celui qu’elle aime : au lieu du plaisir qu’elle pouvait lui donner, […] elle lui a causé de la peine ; il a grondé, boudé, chiffonné la lettre qu’il aurait baisée ; il l’a jetée, reprise, mordue, déchirée, il en a mangé la moitié […] (lettre XXIII)
À partir de la lettre XLIII (départ d’Alfred), c’est surtout le portrait qui vient se substituer à l’amant. Le portrait par définition rend « visible » ; remarquons en passant que Fanni devance la fameuse objection de Saint-Preux face au portrait de Julie : « Son portrait est plus beau que lui, mais il est bien plus joli que son portrait » (lettre LXXXI). L’image de l’amant n’est acceptée qu’à contrecœur par Fanni, d’abord perplexe devant ce pâle remplaçant immobile et muet : « Le voilà, ce portrait, qu’il est différent de vous ! Votre lettre vous rend bien mieux, elle me parle au moins […] » (lettre XLIII). Elle s’y accoutume pourtant petit à petit, elle discute avec lui, elle se fâche contre lui et le « punit » quand elle est de mauvaise humeur : « Et ce portrait qui rit ; […] son air gai excite ma colère : il passera la nuit en pénitence, tout seul, dans le tiroir […] » (lettre LI) ; avant de lui « pardonner » le lendemain : « J’ai repris le pauvre petit portrait […] » (lettre LII). Tout comme la lettre, le portrait joue sur sa dimension non seulement du visible, mais aussi du palpable, participant à l’expression d’un érotisme léger et quelque peu frivole :
Je vais me mettre au lit, votre portrait y vient avec moi, nous allons dormir ensemble… dormir ! Ce portrait-là ne vous ressemble guère ; il ne vous ressemble point du tout. (lettre XLVI)
On a souvent fait remarquer la problématique de la revendication féminine, voire féministe, qui se dégage des lettres de Fanni Butlerd[19], femme passionnée, sincère, sensible, victime des manipulations d’un homme sans caractère. La dernière lettre du roman en est une preuve incontestable, et ce thème traverse d’ailleurs toute l’œuvre romanesque de Mme Riccoboni. Fanni Butlerd représente exactement ce type de femme qu’une Mme de Merteuil méprise profondément : des « femmes à délire, et qui se disent à sentiment » (lettre LXXXI)[20]. Pourtant, paradoxalement[21], l’héroïne de Mme Riccoboni préfigure en quelque sorte celle de Laclos dont nous connaissons le célèbre cri de révolte dans la lettre LXXXI. Tout comme la marquise, Fanni dénonce, presque dans les mêmes termes, l’injuste différence entre les hommes et les femmes :
Vous risquez, dites-vous, autant que moi. Vous, Milord ! Eh ! quels dangers, quels périls votre sexe peut-il redouter en se livrant à ses désirs ? Le ridicule préjugé qui vous permet tout, vous affranchit de la peine la plus vive qui soit attachée aux faiblesses de l’amour. Trahi, quitté, haï de ce qu’il aime, un homme peut toujours se rappeler avec plaisir le temps où il se trouvait heureux […] Mais nous, qui nous croyons méprisées, dès que nous cessons de nous croire aimées ; nous, qui joignons au regret de perdre notre bonheur, la honte de l’avoir goûté […], pouvons-nous sans frémir, écouter un sentiment aimable, séduisant, il est vrai, mais dont les suites peuvent être si cruelles ? (lettre XV)
Or, Fanni assume sa passion malgré le danger qu’elle pressent tout au long du roman ; elle ne s’enferme pas dans une haine secrète comme la marquise qui, au final, sera bien forcée d’admettre qu’une « femme à sentiment » peut goûter un bonheur plus grand que tout ce que peut procurer la satisfaction intellectuelle nourrie de la vengeance. Mme Riccoboni, d’une manière différente, mais aussi audacieuse et rebelle que celle de Laclos, a su ainsi créer un personnage féminin hors du commun : car « ouvrir la parole féminine à l’espace du désir […] vaut bien l’orgueilleuse exaltation de la marquise à contourner les interdits d’une société »[22]. Rappelons par ailleurs que, dans le souci de maintenir l’illusion de l’authenticité – comme l’usage de l’époque le demande pour les récits qui « ne sont pas des romans » –, c’est Fanni qui fait elle-même publier la correspondance[23]. Elle fait preuve ainsi d’une audace bien particulière car en général, ce rôle incombe au personnage du libertin qui doit, pour assurer sa gloire, rendre son aventure publique et déshonorer la femme séduite. Ce renversement de rôles est encore un point où Fanni et Mme de Merteuil se ressemblent et se différencient à la fois : la marquise prétend jouer le rôle masculin, mais elle le fait dans le secret ; alors que Fanni, en prenant la démarche du libertin, ne craint pas de le dénoncer publiquement.
Sans insister sur cet aspect du roman, nous avons voulu souligner son autre originalité : celle du jeu, de l’humour et du brio de l’écriture qui fait de Mme Riccoboni, dès son premier roman, une grande romancière, dont le talent a été très justement reconnu par ses contemporains. Les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd sont un roman de l’« invisible », dans le sens où la matière romanesque reste quasi totalement réduite à l’évolution intérieure de l’héroïne. Cette « invisibilité », qui risquerait de rendre le récit monotone et fade, se voit cependant équilibrée grâce aux différents moyens magistralement utilisés par la romancière : s’il s’agit des conventions narratives liées au récit épistolaire, du personnage de l’amant apparaissant à travers les lettres de Fanni, ou encore des lieux communs romanesques que sont la lettre et le portrait. Ce qui ressort toutefois en premier lieu, c’est cette peinture du cœur féminin, d’un cœur sensible se prêtant volontiers aux accès de pathétique qui n’auraient rien à envier aux plus célèbres récits de l’abbé Prévost ; l’originalité de Mme Riccoboni est d’y ajouter une touche d’humour, allant du simple badinage jusqu’à, parfois, une franche autodérision.
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Andrea Tureková
Université Comenius de Bratislava
Faculté de Pédagogie
Département de langues et littératures romanes
Račianska 59, 813 34 Bratislava
andrea_turekova@yahoo.fr
[1]) GENLIS, Madame de : De l’influence des femmes sur la littérature française. Paris : Chez Marandan, 1811, p. 278. Disponible en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62622791 [consulté le 10/09/2014].
[2]) Sur les détails de la biographie de la romancière, nous renvoyons entre autres à STEWART, J. H. : Introduction aux Lettres de Mistriss Fanni Butlerd. Genève : Droz, 1979, pp. IX-XXXI ; TROUSSON, R. : Introduction aux Lettres de Mistriss Fanni Butlerd. In : Romans de femmes du XVIIIe siècle. Paris : Laffont, 1996, pp. 167-181.
[3]) Cf. CHARRIER, M. : Une épistolière du XVIIIe siècle : Mme Riccoboni. In : ALBERT, P. (éd.) : Correspondre jadis et naguère. Aix-en-Provence : Éditions du CTHS, 1997, pp. 587-594 ; CHARRIER, M. : Mme Riccoboni : de l’amour de la passion à la passion de l’écriture. In : La Licorne. Passions, Emotions, Pathos, 1997, n°43, pp. 117-127.
[4]) Dans son Introduction aux Lettres de Mistriss Fanni Butlerd (Genève : Droz, 1979, p. XXII) Joan H. STEWART se demande ce que le héros fait de mal en épousant une autre femme, puisqu’il n’a jamais rien promis à Fanni. Effectivement, ce que Fanni reproche à Alfred, ce n’est pas l’inconstance en soi (elle en parle souvent dans ses lettres, elle craint et même prévoit ce moment) ; c’est qu’il ne l’a jamais aimée (lettre CXVI : « non pour avoir changé de sentiment, mais parce que vous en avez feint que vous ne sentiez pas »). Ainsi, l’histoire d’amour de Fanny est placée sous le sceau de l’« erreur », mot qui ouvre symboliquement le roman dans la première lettre, et le clôt aussi dans la dernière lettre (comme le remarque également Joan H. STEWART : Ibid., p. XXIII).
[5]) Toutes les citations aux Lettres de Mistriss Fanni Butlerd seront renvoyées à l’édition de Raymond TROUSSON, Paris : Laffont, 1996.
[6]) CAZENOBE, C. : Au Malheur des dames. Le roman féminin au XVIIIe siècle. Paris : Champion, 2006, p. 36.
[7]) STEWART, J. H. : Op. cit., p. XIV.
[8]) SANTOS DA SILVA, K. : Réalité et illusion, morale et fiction dans Les Lettres de mistriss Fanni Butlerd de Madame Riccoboni. In : CUSSAC, H. – DENEYS-TUNNEY, A. – SETH, C. (éds.) : Les Discours du corps au XVIIIe siècle : littérature – philosophie – histoire – science. Laval : Les Presses de l’Univ. Laval, 2009, p. 169.
[9]) Cf. STEWART, J. H., qui estime la durée de la relation entre Fanni et Alfred à environ sept semaines. Op. cit., p. XV.
[10]) Alexandre WENGER analyse en détail ce caractère instantané du temps romanesque, dans son article La Vénus physiologique : Illusion et ironie dans les Lettres de Fanni Butlerd (1757). In : MLN, 2008, vol. 123, n°4, pp. 819-835.
[11]) Cf. CHARRIER, M. : Mme Riccoboni : de l’amour de la passion à la passion de l’écriture. In : La Licorne. Passions, Emotions, Pathos, 1997, n°43, pp. 120-121.
[12]) LACLOS, P. Ch. de : Les Liaisons dangereuses. In : œuvres complètes. Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1979, p. 68.
[13]) Nous reprenons les mots utilisés en italique dans le texte du roman.
[14]) Sur les règles qui régissent les relations amoureuses au XVIIIe siècle, nous renvoyons à l’étude canonique de Philip STEWART : Le masque et la parole. Le langage de l’amour au XVIIIe siècle. Paris : Corti, 1973.
[15]) Crébillon évoque avec humour cette situation dans Les Heureux Orphelins où le héros, le comte Chester, après avoir séduit Mme de Rindsey, écrit une lettre de réponse à l’avance, tellement la réaction de la femme est prévisible : « Il était dans les grandes règles que je reçusse le lendemain matin une lettre de Mme de Rindsey ; aussi ne manqua-t-elle pas à ce devoir. Dans cette lettre, elle se plaignait de l’excès de sa faiblesse, regrettait la perte de sa vertu, s’excusait sur la violence de son amour, de la promptitude de sa chute et paraissait craindre vivement qu’elle ne me donnât d’elle une opinion qui la ferait mourir de douleur. J’étais si sûr que sa lettre ne contiendrait que cela, […] que j’en avais écrit la réponse avant que de me coucher […]. » CRÉBILLON, C. : Les Heureux Orphelins. Paris : Desjonquères, 1995, p. 259.
[16]) Cité par STEWART, J. H. : Op. cit., p. XIX.
[17]) GENLIS, Madame de : Op. cit., p. 281.
[18]) Cf. JIMÉNEZ, D. : L’autobiographie sentimentale selon Madame Riccoboni. In : Trames. Le Roman sentimental. Limoges : Université de Limoges, 1990, p. 61.
[19]) Par exemple ANDRÉ, A. : Le féminisme chez Mme Riccoboni. In : Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 1980, vol. 193, pp. 1988-1995 ; ou bien CAZENOBE, C. : Le féminisme paradoxal de Madame Riccoboni. In : Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1988, n°1, pp. 23-45.
[20]) LACLOS, P. Ch. de : Op. cit., p. 170.
[21]) Nous savons qu’une des dernières fois où Mme Riccoboni a pris la plume, c’était pour protester, auprès de Choderlos de Laclos, contre le caractère scandaleux de Mme de Merteuil. Cf. Correspondance entre Madame Riccoboni et M. de Laclos, avril 1782. In : œuvres complètes. Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1979, pp. 757-768.
[22]) BROUARD-ARENDS, I. : Discours féminins, discours libertins : les Lettres de la marquise de***, les Lettres de Fanni Butlerd, Les Liaisons dangereuses. In : RICHARDOT, A. (éd.) : Femmes et Libertinage au XVIIIe siècle ou les Caprices de Cythère. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 131.
[23]) Sur les circonstances un peu particulières concernant la publication des Lettres de Mistriss Fanni Butlerd et sur les raisons qui font émettre l’hypothèse d’une correspondance en partie autobiographique, basée sur la réelle déception amoureuse de Mme Riccoboni, abandonnée quelques années auparavant par son amant le comte de Maillebois, nous renvoyons notamment aux études d’introduction au roman : STEWART, J. H. : Op. cit., p. X ; TROUSSON, R. : Op. cit., pp. 171-172.