Bartha-Kovács, K.: Images du rȇve des Lumiȇres : Watteau et Fragonard. In: Ostium, roč. 12, 2016, č. 3.
Images of the Dream in the Age of Enlightenment: Watteau and Fragonard
The aim of the present paper is to illustrate the representations of the dream in the French painting of the eighteenth century, based on the analysis of a few paintings of Watteau and Fragonard and of some theoretical and critical texts of their time as well. Doing so, the article tries to find an answer to the question whether it is possible to find figurative patterns of the representation of the dream and to establish a typology of the oneiric paintings in the Age of Enlightenment.
Keywords: dream, daydream, oneiric painting, Vien, Watteau, Fragonard
Métaphoriquement, le rêve est une sorte de passage de frontières : le rêveur peut être conçu comme un passeur entre la veille et le sommeil. Ces deux états ne sont pourtant pas toujours nettement séparables : « Veillé-je, quand je crois rêver ? rêvé-je, quand je crois veiller ? qui m’a dit que le voile ne se déchirerait pas un jour, et que je ne resterai pas convaincu que j’ai rêvé tout ce que j’ai fait et fait réellement tout ce que j’ai rêvé. »[1] C’est ainsi que Diderot formule, dans le compte rendu sur Joseph Vernet de son Salon de 1767, cette expérience si difficile à verbaliser. La métaphore du voile n’est certainement pas un pur hasard : le voile cache et à la fois montre vaguement les contours des choses, il les laisse entrevoir sans les dévoiler entièrement. La citation renvoie encore au caractère imagé de l’expérience onirique et suggère que celle-ci relève de l’ordre du visuel.
À partir de l’époque de la Renaissance, le rêve est en effet une source d’inspiration privilégiée dans l’art occidental. Si au Moyen Âge, le rêve était considéré avant tout comme la visualisation d’une communication avec l’au-delà et le surnaturel, à l’ère de la Renaissance, il est conçu de façon plus complexe. Le sommeil peut désormais signifier la vacance de l’âme qui s’élève en se libérant du corps (de la matière), mais il peut être regardé tout aussi bien comme le résultat des sensations qui affectent l’imagination[2] : les définitions du rêve que nous allons examiner en témoigneront.
L’objectif de notre étude est d’illustrer les images du rêve dans la peinture française du XVIIIe siècle, sur la base de l’analyse de quelques tableaux de Watteau et de Fragonard. Ce faisant, nous tâcherons de répondre à la question de savoir s’il existe, dans la peinture française des Lumières, des schémas figuratifs privilégiés du rêve qui peuvent être considérés comme emblématiques pour leur temps. Quels sont les critères qui entrent en jeu si l’on prétend saisir les spécificités des images du rêve appartenant à des genres picturaux aussi différents que la peinture d’histoire, la fête galante ou la peinture de genre ? Faut-il simplement que le tableau représente un dormeur ou doit-on prendre en compte aussi d’autres critères, moins évidents ?
Rêve ou songe ?
Avant de nous pencher sur l’analyse des tableaux, nous procéderons à un parcours terminologique succinct pour tenter de déterminer comment le XVIIIe siècle a conçu le rêve. Nous viserons notamment à cerner les sens dans lesquels le terme « rêve » ainsi que ses dérivés (tels que « rêverie » ou « rêveur ») ou ses synonymes discursifs (tels que « songe ») ont été utilisés au XVIIe mais surtout au XVIIIe siècle. Pour ce faire, nous recourrons d’abord aux dictionnaires généraux de l’époque, et ensuite à La Théorie des songes de l’abbé Jérôme Richard. Si lors de cet examen terminologique, nous ne nous appuyons pas sur les ouvrages théoriques sur la peinture, la cause en est que ceux-ci ne traitent pas de la manière de représenter le rêve. Le rêve n’est pas un sujet pictural spécifique, inhérent à quelque genre comme le sont par exemple les montagnes, les arbres ou les nuages dans le cas du paysage. La question qui nous préoccupe donc est celle de savoir si les termes « rêve » et « songe » peuvent être considérés comme interchangeables ou s’ils possèdent des contenus sémantiques différents à ces époques.
À la fin du XVIIe siècle, la connotation du mot « rêve » est nettement négative. Selon le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, il porte un sens pathologique : le terme « rêve » est tenu pour « bas & peu d’usage » ; il se dit des « songes des malades qui ont le cerveau altéré »[3]. La forme verbale « rêver » comprend plusieurs entrées dans le même dictionnaire, parmi lesquelles c’est également l’acception dépréciative qui semble prévaloir : « rêver » signifie faire des « songes extravagans » quand on est malade ou en délire, mais s’utilise aussi quand on dit « des extravagances » en veillant. Le sens positif figure en tout dernier lieu parmi les acceptions : le verbe « rêver » peut signifier « méditer ; appliquer serieusement son esprit à raisonner sur quelque chose »[4]. Furetière définit de manière analogue les substantifs « rêverie » et « rêveur » : la rêverie est considérée comme un état de délire, mais elle peut également se référer à la méditation. Il en va de même pour le rêveur, équivalent au mélancolique à l’esprit distrait ou au vieillard qui radote, mais aussi à celui qui médite. Le terme « songe » a un usage plus différencié au XVIIe siècle : s’il renvoie aux « pensées confuses » suggérées au dormeur par son imagination, il peut également signifier une vision céleste ou surnaturelle. À l’opposé du mot « rêve », qui se rattache au registre physique, le terme « songe » renvoie au registre surnaturel : c’est ce sens qui apparaît généralement dans le titre des œuvres artistiques jusqu’au XVIIe siècle.
En ce qui concerne l’emploi de ces mêmes termes au XVIIIe siècle, dans l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert, ils figurent dans des sens semblables à ceux qui ont été définis par Furetière. L’article « Rêve » (en métaphysique) ainsi que ceux consacrés au verbe « rêver » sont de la plume de Diderot : certes, ils ne montrent pas trop d’originalité car ils s’appuient abondamment sur les acceptions dénombrées par Furetière ; toutefois, l’allusion à l’usage bas en disparaît. Lorsque Diderot préfère le terme « rêve » au « songe » – ce dont témoigne le vocabulaire de ses Salons, de même que le Rêve de d’Alembert qui exclut le mot « songe » –, ce geste équivaut à une réhabilitation du mot « rêve » qui se voit ainsi libéré de sa charge sémantique négative[5]. Cet usage contribue à ce que le mot « songe », aux connotations spiritualistes, cède progressivement la place au « rêve » que privilégiera la réflexion philosophique d’orientation matérialiste.
Le discours littéraire et philosophique du XVIIIe siècle n’est cependant guère conséquent lors de l’usage des termes « rêve » et « songe » qu’il ne différencie pas toujours. Le processus de la réhabilitation d’un terme, celui de sa préférence au détriment d’un autre, est toujours lent et pendant un certain temps, les deux termes coexistent et leurs contenus sémantiques se mêlent. C’est vers la fin du XVIIe siècle que « songer » commence à être relayé par « rêver » et désormais, c’est ce dernier qui désignera l’activité pendant le sommeil, alors que « songer » deviendra synonyme de « penser », et le sens de la pensée vague sera réservé à « rêverie ». Il est en tout cas symptomatique que vers le milieu du siècle, l’abbé Richard intitule encore son ouvrage La Théorie des songes et non pas des rêves[6]. Son livre s’inscrit dans la lignée des conceptions empiristes, selon lesquelles le songe n’a rien de divin mais il est le résultat du fonctionnement des organes. Le terme « rêve » ne figure que sporadiquement dans l’ouvrage de l’abbé Richard : il est utilisé le plus souvent comme équivalent à la « douce rêverie ». Avec cette image de la rêverie tranquille contraste celle du rêve effrayant qui excite dans l’âme des sensations fortes et cruelles. Si l’adjectif « effrayant » s’ajoute au substantif « rêve » ou « songe », les deux termes sont employés comme des synonymes, bien que dans La Théorie des songes, le terme « rêve » soit employé plutôt comme équivalent à la rêverie.
L’ère des Lumières montre un vif intérêt pour le rêve dont il pressent le pouvoir. Sans vouloir offrir ici un panorama complet des rêves dans les fictions narratives, nous nous limitons à évoquer quelques titres d’ouvrages littéraires : Le diable boiteux de Lesage, Le Sopha de Crébillon fils, les Bijoux indiscrets de Diderot, les Songes et visions philosophiques de Mercier ou encore les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. En philosophie, Le rêve de d’Alembert de Diderot est sans doute l’exemple le plus connu du « rêve scientifique ». Mais qu’en est-il dès lors des images du rêve à l’ère des Lumières ? Peut-on établir une typologie quelconque des représentations oniriques : des sujets et des schémas figuratifs qui leur correspondent ? Après ce parcours terminologique bien rapide, la question qui nous intéresse maintenant est celle des modalités de la représentation du rêve au XVIIIe siècle. Est-il possible d’y associer certains éléments des définitions recensées, ou les images oniriques n’ont rien à voir avec ces définitions ?
La peinture onirique à l’ère des Lumières
La difficulté majeure liée à la peinture onirique consiste dans le fait que le rêve ne peut pas être ramené à un modèle réel (préexistant et visible), mais il nécessite le recours à un modèle imaginaire. Il pose la création d’un ailleurs, d’un « autre monde », différent du monde entourant et familier : un espace qui n’a peut-être jamais existé, et une sorte de hors-temps. Dans cet espace et temps du rêve, les limites du possible s’élargissent : des métamorphoses saugrenues peuvent y avoir lieu, sans aucun rapport au réel, et grâce à la seule fantaisie créatrice de l’artiste. Cela explique aussi la variété des représentations du rêve à l’âge moderne, qu’il est difficile de ramener à un type unique. Avant de nous pencher sur l’analyse des images de rêve des peintres rococo, nous tenterons d’esquisser une typologie des tableaux oniriques, tout en étant conscients que tout effort taxinomique porte le risque de la simplification. Grosso modo, on peut distinguer trois cas majeurs des représentations oniriques, ayant bien sûr des variantes : le tableau peut montrer seulement le rêveur ou, au contraire, ne visualiser que le rêve, ou il peut mettre en scène le rêveur en même temps que son rêve[7]. Un autre critère susceptible d’entrer en jeu lors de la typologie est celui du sexe du rêveur, qui ne sera pas indifférent, comme nous le verrons, lors des représentations oniriques du XVIIIe siècle.
On doit toutefois préciser que dormir ne signifie pas nécessairement rêver, bien que la plupart des tableaux des dormeurs puissent être liées au rêve. Jusqu’à l’époque de la Renaissance, les tableaux du rêve avaient en effet un schéma figuratif bien typique qui remontait à l’âge médiéval : ils avaient un sujet religieux et ont généralement montré le rêveur en même temps que son rêve, de manière évidente (un personnage aux yeux fermés, dans une position allongée). Chez Giotto par exemple[8], on peut voir réunis dans un même espace pictural deux mondes, celui du rêveur et de son rêve, et la transition entre eux est marquée par le rideau. D’autres schémas pour la juxtaposition du monde d’ici-bas et de celui d’au-delà sont également possibles, comme l’inscription du rêve dans un nuage, qui est censé symboliser les apparitions célestes miraculeuses, et qui joue le rôle du voile. Si ces représentations oniriques reposent sur l’histoire religieuse – elles sont alors des songes plutôt que des rêves –, les tableaux du rêve de l’ère de la Renaissance peuvent également avoir une inspiration profane[9].
Pour ce qui est de la peinture onirique des Lumières en France, l’inspiration profane la marque plus fortement que l’inspiration religieuse, et elle suit des schémas plutôt italiens que nordiques : elle ne montre pas les cauchemars et visions caractérisant les tableaux des Écoles du Nord. Quant au genre des images du rêve des Lumières, elles peuvent appartenir à la peinture d’histoire (religieuse ou mythologique), mais aussi aux scènes de genre qui mettent en scène un épisode de la vie quotidienne. C’est en effet le changement majeur par rapport aux tableaux oniriques de la Renaissance et surtout ceux du Moyen Age, qui étaient basés sur un texte préexistant. Une exception à ces tendances – celles de la laïcisation des sujets du rêve et de l’appartenance des tableaux oniriques du XVIIIe siècle à des genres mineurs – est une peinture d’Étienne Jeaurat, même s’il s’agit là, du moins selon Diderot, d’une représentation manquée du songe où toute sublimation fait défaut et la toile en reste au niveau de la plate réalité[10]. Cependant, la plupart des tableaux du rêve de l’époque des Lumières sont d’une inspiration profane et appartiennent aux scènes de genre. C’est le cas de l’Ermite endormi de Joseph-Marie Vien que nous analyserons à la lumière des textes critiques qui ont été publiés à son sujet.
Joseph-Marie Vien : L’Ermite endormi. 1753. Paris : Louvre
Ce tableau, exposé au Salon de 1753, ne montre en effet qu’un dormeur, mais il devient dans l’interprétation des critiques à l’imagination débridée la représentation du rêveur en même temps que de son rêve. S’il connaît un succès immédiat auprès du public, la cause en réside, à part son sujet inhabituel et son caractère italianisant, aussi dans son réalisme. Son sujet n’est guère historique : avec les termes du critique Jean-Bernard Le Blanc, il représente un ermite qui dort, donc une action indifférente dans la nature, mais qui « devient intéressante par l’art avec lequel le Peintre a sçu rendre la vérité »[11]. L’intérêt que rencontre le tableau de Vien est dû à la manière convaincante dont le peintre a réussi à représenter le sommeil de l’ermite. L’un des commentaires les plus fantaisistes est sans doute celui de Pierre Estève : il décrit l’ermite « placé dans une solitude affreuse, qui est ornée par des attributs effrayans », et voit « à travers toutes les horreurs ce saint personnage s’abandonner à une douce extase »[12]. Cette description suscite la réaction d’autres critiques qui se plaisent à la ridiculiser. Jacques Gautier d’Agoty interprète la scène comme l’effet de l’influence alcoolique : « Il [Estève] le croit dans une douce extase, tandis qu’il ne fait que dormir, appesanti par les vapeurs du vin. »[13] En tout état de cause, ces commentaires attestent l’intérêt pour le tableau de Vien qui est dû, à part sa manière d’exécution, également à son sujet.
Le rêveur rococo : la peinture de Watteau et de Fragonard
Comment la figure du rêveur – ou de la rêveuse – se visualise-t-elle dans la peinture rococo ? Sans vouloir offrir ici une caractérisation exhaustive du vocabulaire stylistique du rococo, nous nous limitons à en évoquer ici quelques traits majeurs qui marqueront aussi les images du rêve de Watteau et de Fragonard[14]. Ce n’est pas un hasard qu’André Chastel appelle l’ère rococo « le temps des grâces » : de fait, l’art rococo privilégie l’effet de surprise et de caprice, les valeurs de l’intime et de la sensualité[15]. C’est l’esthétique du fugitif et du transitoire, du moment qui passe et ne revient plus jamais. Si la peinture rococo montre un intérêt pour la représentation du rêve, celle-ci ne correspond pas entièrement aux définitions des dictionnaires que nous avions recensées : les tableaux rococo évitent la mise en scène des passions et les sensations fortes, ainsi les « songes extravagants » correspondant à la pensée troublée, et saisissent le rêveur généralement dans un état d’abandon, en sommeil ou au cours d’une rêverie.
Si l’on considère d’abord les toiles qui portent dans leur titre le terme « rêve » ou « songe » – tout en sachant que la plupart des titres de tableaux de cette époque sont donnés ultérieurement –, il est frappant de voir que Fragonard ait réalisé plusieurs tableaux qui montrent le rêveur et son rêve. Dans le Songe d’amour du guerrier, le rêveur se trouve appuyé sur son coude, et son rêve se visualise à sa droite. Ce tableau montre réunis, dans un même espace pictural, les univers religieux et mythologique : l’apparition céleste y est substituée par l’apparition féminine allégorique, qui peut incarner le rêve du guerrier d’une femme idéalisée. Le mot « songe » dans le titre renvoie au registre surnaturel de l’apparition : par son sujet et sa composition, ce tableau relève du genre de la peinture d’histoire[16].
Une version de la mise en scène du rêve et du rêveur sur un registre mineur du même Fragonard est la Scène nocturne dit aussi Le Songe du mendiant. Ce tableau, dont la composition reprend celle du précédent en l’inversant, est difficile à interpréter à cause de l’imbrication de deux mondes, celui du rêveur et celui de son rêve. Le vieillard (à gauche) et le jeune homme élégant, en compagnie d’une femme et d’un enfant (à droite), sont-ils le même personnage aux différents âges de la vie ? Vieilli, rêve-t-il des bonheurs passés de sa jeunesse, de la chaleur du feu d’un foyer ? De par son ambiguïté, ce tableau de Fragonard semble correspondre à la définition du songe donnée par Furetière, qui peut signifier les « pensées confuses » que crée l’imagination du dormeur, alors que la composition précédente illustre la mise en scène d’une vision surnaturelle.
Jean-Honoré Fragonard : Scène nocturne ou Le Songe du mendiant. Vers 1765-1768. Paris : Louvre
Le Songe de Plutarque de Fragonard montre également une vision allégorique : il représente le vieux Plutarque entouré des accessoires du savant. Comme le précise la description de l’image, le tableau présente un « homme assis en robe de chambre devant une nuée », le rôle du nuage étant celui du voilant[17]. À côté de l’homme se trouvent deux boules qui portent des inscriptions : la plus élevée, couronnée d’épines, celle de la grandeur, et la plus basse, couronnée de roses, celle de la médiocrité. Il est alors possible d’interpréter cette image allégorique comme une méditation sur le destin de l’homme, pris par le choix difficile entre la grandeur (l’immortalité qu’il n’atteindra que dans le ciel) et la médiocrité (le succès facile et immédiat d’ici-bas).
Toutefois, ce type de représentation du rêve en tant que vision est plutôt rare chez Fragonard. C’est l’esthétique de la surprise, si chère au rococo, qui se manifeste bien plus souvent dans ses tableaux où tout est charme et légèreté et où tout semble s’envoler, comme si ses toiles étaient affranchies des lois de la pesanteur. Les tableaux de Fragonard sont en effet la représentation picturale la plus caractéristique du libertinage français, exprimant la joie du moment présent. Leur sujet est souvent l’amour franchement érotique, le plaisir et le désir, comme dans la Jeune femme endormie ou dans la Jeune femme étendue[18]. Ces peintures, mettant en scène une figure féminine (une dormeuse), baignent dans une ambiance d’érotisme et elles rappellent par là l’univers des contes libertins[19]. Ces dormeuses de Fragonard – dont on peut soupçonner la nature du rêve – illustrent la version profane de l’état de la vacance de l’âme, une sorte d’absence totale à l’égard du monde entourant.
La différence de la Rêverie (ou Songerie) de Fragonard par rapport à ses tableaux des dormeuses que nous venons d’évoquer est bien flagrante. Cette toile représente une jeune femme élégamment habillée dont le regard se perd dans le lointain, dans un ailleurs désigné par le doigt de l’ange. Ce n’est pas un hasard que ce tableau soit également connu sous le titre de L’Abandonnée : on ne peut pas dire avec certitude si la femme rêve de son amant qui vient de partir ou viendra bientôt, ou si elle a été abandonnée par lui[20]. À propos de cette toile, nous aimerions insister sur l’état d’abandon et d’absence : il est le résultat de la rêverie solitaire conduisant à la mélancolie, que personnifie le tableau de Vien, La douce mélancolie (de style néo-classique), et à laquelle font également allusion les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau.
Jean-Honoré Fragonard : Rêverie ou Songerie. Vers 1791. New York : The Frick Collection
Dans ses Éléments de physiologie, Diderot réfléchit ainsi sur l’état de l’absence qui caractérise le rêveur : à l’opposé de l’homme qui veille, « [l]’homme qui rêve ne sait rien ; il se croit là, il y est, en effet, mais il pourrait avoir la même croyance en existant ailleurs »[21]. C’est cet ailleurs que met en scène Watteau, de la façon peut-être la plus palpable parmi les artistes français du rococo. Son tableau La Rêveuse montre une figure isolée avec une simplicité attachante, qui est loin de l’attitude apprêtée de la rêveuse de Fragonard. Elle porte un costume de l’aristocratie polonaise et tient sur ses genoux une viole, l’association de la musique et de la rêverie (le plus souvent amoureuse) étant un sujet pictural traditionnel[22]. À la différence de la rêveuse de Fragonard, celle de Watteau semble non seulement plus naturelle, mais aussi plus énigmatique. Elle regarde vers un ailleurs, et ce n’est guère évident que l’objet de sa rêverie soit un homme : il s’agit peut-être d’un sentiment nostalgique plus complexe, teinté de notes mélancoliques, à la manière des pièces nocturnes de Chopin.
Jean-Antoine Watteau : La Rêveuse. 1715-1717. Chicago : Art Institute of Chicago
Bien que Le Mezzetin de Watteau ne porte pas dans son titre le terme « rêve » ou « songe », il met en scène également l’état de l’abandon et de la rêverie, suscité par les sons de la musique[23]. La figure solitaire de la toile se trouve dans un décor de jardin, et derrière lui, on aperçoit vaguement la silhouette d’une statue féminine qui lui tourne le dos. Ce personnage typique de la commedia dell’arte est censé symboliser l’amoureux malheureux dont le regard se perd dans un lointain vaporeux, car les oreilles sourdes de la statue ne peuvent pas entendre la musique qu’il joue de sa guitare[24]. L’indifférence de la femme de marbre semble le plonger dans une douce mélancolie, au sens où l’abbé Richard a défini la rêverie. Mais, selon d’autres interprétations, il se peut aussi que le visage et les gestes pathétiques du Mezzetin soient l’expression quelque peu parodique de la passion profonde[25].
C’est également le paysage enchanté qui constitue le fond du tableau de Watteau, Les deux cousines[26]. Cependant, cette fois-ci, ce n’est pas une statue mais une femme solitaire qui tourne le dos au spectateur, alors que sa cousine accepte la rose offerte par son galant, en signe de l’amour partagé. Le fond du paysage ainsi que la figure de la femme au dos transforment cette toile en un tableau du rêve, en même temps qu’en un tableau de l’indifférence et du regret. Le regard de la femme, dirigé vers le vide – que le spectateur ne voit pas mais qu’il peut très bien imaginer – exprime probablement ce sentiment bien complexe.
Si le rêve ou la rêverie des personnages féminins de la peinture rococo a généralement rapport à l’amour, le rêve masculin est d’une nature foncièrement différente. Le rêve de l’artiste de Watteau peut être conçu comme une allégorie de l’inspiration et du tourment de la création. La figure de l’artiste du tableau tend ses bras d’un geste désespéré vers les apparitions autour de lui, comme s’il voulait saisir les personnages dansant en des costumes de la commedia dell’arte, pour les fixer sur sa toile. Les anges volant dans le ciel – qui ne manquent pas de rappeler ceux de l’Embarquement pour Cythère de Berlin[27] – symbolisent le rapport au registre surnaturel dans sa version profane.
Jean-Antoine Watteau : Le rêve de l’artiste. 1712. Grande-Bretagne : collection particulière
En considérant les tableaux de Watteau et de Fragonard qui représentent le rêve féminin et masculin, il serait sans doute facile de tirer des conclusions hâtives, telles que les dormeuses rococo rêvent de l’amour d’une manière plus discrète sur les toiles de Watteau et d’une façon plus franchement érotique sur celles de Fragonard. Quant au rêve masculin, il est plutôt tourné vers la réflexion et la méditation : le destin de l’homme (chez Fragonard) ou l’inspiration de l’artiste (chez Watteau). Ce ne sont pourtant que des affirmations généralisantes qui se basent sur l’analyse de quelques toiles, mais dont la vérification nécessiterait l’étude d’un nombre plus important de tableaux. Pour répondre à la question s’il est possible ou non de trouver des schémas figuratifs de la représentation onirique et d’établir une typologie des images du rêve à l’époque des Lumières, nous répondrions prudemment qu’il y a sans doute des lignes de force qui s’en dégagent, mais que chaque artiste conçoit et représente le rêve à sa façon et selon la manière qui lui est propre.
En montrant l’image d’un ailleurs, la peinture invite à rêver, à prolonger dans l’imagination le rêve de l’artiste, qui peut rejoindre ainsi le rêve du spectateur. Le rêve ouvre en effet des espaces curieux, ceux des rencontres saugrenues entre l’ici-bas et l’au-delà, et souvent en créant des fantasmes. Si ces fantasmes deviennent des visions nocturnes effrayantes dans le cas des tableaux du Nord, la peinture française rococo est moins touchée par ces cauchemars qu’elle ne s’attache davantage aux images des sensations physiques. Il ne faut pas oublier que le XVIIIe siècle est l’époque du sensualisme et de l’empirisme, et sa peinture s’en ressent également. Les images du rêve des Lumières sont moins des visions tournées vers l’avenir que des rêves ancrés dans la sensation présente. Elles mettent l’accent sur l’intimité de l’état du sommeil ou de l’abandon : de ce point de vue-là, Watteau et Fragonard peuvent être considérés comme les précurseurs de la représentation romantique du rêve.
Au XIXe siècle, le rêve servira à l’expression de l’imagination individuelle de l’artiste et ne se prêtera plus à aucune typologie : il est très difficile, sinon impossible de trouver des traits communs entre les images du rêve de William Blake, de Caspar David Friedrich ou d’Odilon Redon. Dans leurs tableaux, des espaces imaginaires s’ouvrent, qui sont les reflets d’un état d’âme. Leurs images du rêve font luire alors un instant ce mystérieux espace onirique qui, avec les termes de Gaston Bachelard, « a pour fond un voile, un voile qui s’illumine de soi, en de rares instants, en des instants qui deviennent plus rares et plus fugitifs à mesure que la nuit pénètre plus profondément notre être »[28].
B i b l i o g r a p h i e
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[1] Diderot, D. : Salon de 1767. Paris : Hermann 1995, p. 230.
[2] Au sujet du rapport de la théorie de la « vacance de l’âme » (vacatio animæ) – élaborée au XVe siècle par Marcile Ficin en référence à Platon – et la peinture, voir Hersant, Y : « Peindre le rêve ? ». In La Renaissance et le rêve : Bosch, Véronèse, Greco… Paris : Réunion des musées nationaux – Grand Palais 2013, pp. 5-9.
[3] Furetière, A : Dictionnaire Universel (1690), t. 3. La Haye – Rotterdam : Arnoud & Reinier Leers 1702, p. 404.
[4] Ibid.
[5] Cammagre, G. : « Une poétique de la connaissance : Diderot et le rêve ». In Recherche sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n°33, 2002, pp. 135-147.
[6] Richard, J. : La Théorie des Songes. Paris : chez les Frères Estienne 1766.
[7] Kibédi Varga, Á. : « Peindre le rêve ». In Littérature, n°139, 2005, p. 117.
[8] Cf. Giotto di Bondone : Saint François voit en songe le Christ lui montrant un palais rempli d’hommes en armes (série des Fresques de la vie de saint François). 1295-1299. Assise : basilique San Francesco.
[9] Ainsi, dans Le Songe de la jeune fille de Lorenzo Lotto, la rêveuse, appuyée sur son coude, se détache de la matière (la nature) et s’élève au monde des idées. Cf. Lorenzo Lotto : Le Songe de la jeune fille ou Allégorie de la chasteté. Vers 1505. Washington : National Gallery of Art.
[10] Dans son Salon de 1761, Diderot met en question la vraisemblance de la scène : « mais je passais le Songe de Joseph ; c’est que ce Songe de Joseph n’est autre chose qu’un homme qui s’est endormi la tête au-dessous des pieds d’un ange. Si vous y voyez davantage, à la bonne heure. » Cf. Diderot, D. : Salon de 1761. In Essais sur la peinture et Salons de 1759, 1761, 1763. Paris : Hermann 1984, p. 121.
[11] Le Blanc, J.-B. : Observations sur les ouvrages de MM. de l’Académie de peinture et de sculpture, exposés au Salon du Louvre en l’année 1753… s. l., 1753, p. 27. Pour l’analyse de ces écrits voir Fried, M. : La place du spectateur : esthétique et origine de la peinture moderne. Trad. fr. C. Brunet. Paris : Gallimard NRF Essais 1990, p. 40.
[12] Estève, P. : Lettre à un ami sur l’exposition des tableaux faite dans le grand sallon du Louvre le 25 août 1753. S. l., 1753, p. 6.
[13] Gautier d’Agoty, J. : Observations sur la peinture et sur les tableaux anciens et modernes, dédiées à M. de Vandière, tome I. Paris : Jorry & Delaguette 1753, p. 312.
[14] Au sujet des images du rêve de Watteau et de Fragonard voir Fesneau, F. : « Rêver au temps des Lumières : un art difficile ». In ÁdÁm, A. – RADVÁNSZKY, A. – Soulages, F. (éd.) : Les frontières des rêves. Paris : L’Harmattan 2015, pp. 47-54.
[15] Chastel, A. : L’art français. Ancien Régime 1620-1775. Paris : Flammarion 2000, p. 141.
[16] Jean-Honoré Fragonard : Songe d’amour du guerrier. Avant 1785. Paris : Louvre.
[17] Jean-Honoré Fragonard : Le Songe de Plutarque. 1778, Rouen : Musée des Beaux-arts. Pour la description du tableau, voir Marc-Antoine Decamps (Decamps fils) : Catalogue raisonné des tableaux exposés au musée de Rouen (Rouen, 1809, n° 195). Cité in Rosenberg, P. : « Ce qu’on disait de Fragonard ». In Revue de l’Art, n°78, 1987, p. 89.
[18] Jean-Honoré Fragonard : Jeune femme endormie. 1756-1761. Tableau mis en vente par Sotheby’s en janvier 2014 et Jeune femme étendue. Vers 1778 : collection particulière. Nous remercions Florence Fesneau pour l’indication des données de ces tableaux.
[19] Au sujet du monde libertin dans la littérature française du XVIIIe siècle, voir Tureková, A : « Le conte libertin au XVIIIe siècle : entre le merveilleux et la parodie dans Acajou et Zirphile de Charles Duclos ». In Philologia, n°22/1-2, 2012, pp. 111-118.
[20] Sur les panneaux décoratifs de Fragonard appartenant à la série Les Progrès de l’amour dans le cœur d’une jeune fille (dont fait partie aussi la Rêverie), voir Vogtherr, C. M. – Taverner Holmes, M. (éd.) : De Watteau à Fragonard. Les fêtes galantes. Bruxelles : Fonds Mercator 2014, pp. 180-181.
[21] Diderot, D. : Éléments de physiologie (1774-1780). In : Œuvres complètes de Diderot (tome IX). Paris : Garnier Frères 1875, p. 253.
[22] Posner, D. : Antoine Watteau (1984). New York : Cornell University Press 1984, p. 47.
[23] Jean-Antoine Watteau : Le Mezzetin. 1717-1719. New York : The Metropolitan Museum of Art.
[24] Pour le traitement littéraire et pictural de l’autre amoureux malheureux de la commedia dell’arte, voir Voldřichová Beránková, E. : « Face blanche, bouche muette, corps tourmenté : “Pierrot l’invisible” dans les représentations décadentes ». In Ostium, Schola Philosophica, 2015/2, pp. 191-201.
[25] Fladt, K. : « “Like a gentle Exercice to the Faculties”. Grace as a means of engaging the viewer into reflexion ». In Toutain-Quittelier, V. – Rauseo, Ch. (éd.) : Watteau au confluent des arts. Esthétiques de la grâce. Rennes : Presses Universitaires de Rennes 2014, p. 117.
[26] Jean-Antoine Watteau : Les deux cousines. Vers 1717. Paris : Louvre.
[27] Cf. Jean-Antoine Watteau : L’Embarquement pour Cythère. 1718-1720. Berlin : Schloss Charlottenburg.
[28] Bachelard, G. : « L’espace onirique ». In Le droit de rêver. Paris : PUF, 1970, p. 197.
Katalin Bartha-Kovács
Szegedi Tudományegyetem
Francia Nyelvi és Irodalmi Tanszék
H-6722 Szeged, Egyetem u. 2. (Hongrie)
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