Wolves, panthers … and women according to Olivia Rosenthal
In her novel Que font les rennes après Noël ? Olivia Rosenthal interweaves a documentary on animals, based on testimonies gathered from professionals who work in contact with animals and a biographical fiction: the story of a woman, from her childhood to adulthood, until the moment when She assumes her homosexuality. This complex weaving makes it possible to address most of the questions that the contemporary world poses about the animal world, but above all, to question the savagery and the domestication – of the human as well as the animal.
Keywords: human being, human condition, animal condition, taming, savagery, documentary, biography, homosexuality, holocaust
Les animaux « nous envahissent de leur présence muette » : non seulement nous partageons le même monde, mais ils « habitent nos rêves et nos récits depuis toujours » dit Olivia Rosenthal, et elle ajoute : « ils viennent hanter avec une force renouvelée la philosophie et la littérature d’aujourd’hui[1] ». Paru en 2010, Que font les rennes après Noël ?[2] interroge cette omniprésence selon une méthode que l’auteur a déjà utilisée pour aborder la maladie d’Alzheimer[3]. Elle constitue d’abord un matériau documentaire : ici des entretiens réalisés avec des professionnels qui travaillent au contact des animaux : soigneur, directeur de zoo, éleveur, paysan, biologiste, boucher… Elle s’informe dans tous les domaines : juridique, historique, scientifique[4]. Cette première collecte – qui relève aussi de la sociologie – engendre une biographie fictive dont on a tout lieu de penser qu’elle a une forte composante autobiographique et qui s’agrège au matériau originel. Le tout se présente dans un premier temps comme un ensemble de fragments extrêmement hétérogène : un dispositif polyphonique où se mêlent les témoignages, la voix narrative et le discours scientifique. L’ensemble est pourtant très structuré – quatre parties qui correspondent à une vie de femme : son enfance, son adolescence, l’âge des études et enfin l’émancipation sexuelle ; parallèlement le documentaire traite successivement des loups, des parcs animaliers, puis des expériences en laboratoire, et enfin des animaux de ferme. On pourrait fort bien lire séparément les deux composantes de Que font les rennes après Noël ? : d’une part la fiction, qui suit une ligne chronologique ; d’autre part le documentaire qui concentre la plupart des préoccupations contemporaines sur le sujet : cela va de la réintroduction des loups dans la ville de Nantes à la condition des animaux en captivité et en laboratoire, en passant par la chasse, l’élevage industriel, le transport et l’abattage des bêtes pour la boucherie, le végétarisme[5]…
Outre l’alternance documentaire / fiction, la construction est fondée sur de multiples contraintes : le texte avance par associations d’idées ou d’images, par la relance de mots, de motifs d’un fragment à l’autre[6]. L’écriture fonctionne ainsi de manière récursive, selon un système de reprises comme le montrent les premières phrases de chaque partie, travaillées en anamorphoses :
Vous ne savez pas si vous aimez les animaux mais vous en voulez absolument un.
Vous n’aimez pas les animaux familiers, vous préférez les animaux sauvages.
Vous aimez les animaux mais au bout d’un moment vous cessez d’y penser…
Vous aimez les animaux mais cela n’a plus aucune importance.
Plus significative encore dans ce contexte est la variation (en clausule) sur « l’homme est un loup pour l’homme » dans un chapitre :
Pour le loup, l’homme est un homme […] pour l’homme, le loup est un loup […] pour l’homme, le loup n’est plus un loup […] le loup est un homme pour l’homme.
Très vite on voit que le principe de l’analogie et de la variation s’étend au livre entier de sorte que tous les éléments entrent en résonance les uns avec les autres. Au début, le lecteur est surtout sensible au caractère ludique du procédé qui suscite des associations inattendues, ou cocasses. Or toutes reposent sur les effets de miroir entre les hommes et les bêtes, et désignent la frontière énigmatique entre animalité et humanité, entre la sauvagerie et la domesticité. C’est donc bien l’agencement des fragments, le va et vient entre la fiction et le documentaire qui mettent la pensée en mouvement et créent du trouble ou du sens ; ainsi sont abordées toutes sortes de questions : la maternité, le désir, la mort, et, bien sûr, le genre…
C’est aussi grâce à ce dispositif que la biographie (autobiographie ?) progresse, conduite à la seconde personne du pluriel : nouvelle contrainte, ou nouvel artifice. Michel Butor, qui utilise ce procédé dans La Modification, cite en exemple la cure psychanalytique où le thérapeute aide le patient à recomposer son histoire, à relier convenablement les éléments dont il dispose. Dans La Modification, une instance oblige la conscience à qui elle s’adresse à se faire de plus en plus grande, à se « modifier ». De la même manière, chez Olivia Rosenthal, une modification, ou plutôt une libération s’opère peu à peu, jusqu’à ce que le « vous » ait une conscience claire de son histoire : au bout de ce long processus, soutenu par le va et vient entre la biographie et le documentaire animalier, le sujet brise le carcan de son éducation et assume son homosexualité. Car, dit l’auteur, les animaux « nous mettent à l’épreuve de nous-mêmes[7] ». Fécondité salutaire aussi de l’écriture contrainte puisque « le monde est un tissu de mots, nous sommes tout entiers protégés et maintenus en vie par les moyens à la fois coercitifs et maternels du texte » (RN, p. 21).
Or la fiction elle-même peut se lire de différentes manières, comme si le procédé engendrait plusieurs récits intriqués les uns dans les autres. Je vais donc proposer quelques-unes de ces lectures.
De la domestication à l’émancipation
La première partie fait alterner le récit des cinq premières années avec l’enquête sur les loups. Au commencement, l’enfant n’est encore qu’un petit animal qu’il va falloir domestiquer, arracher à sa sauvagerie originelle dont le loup est la figure absolue. Or cet enfant paraît tout d’abord inassimilable au modèle de la petite fille (ou à la petite fille modèle) comme le montrent ses colères, son entêtement. Elle ne veut pas jouer à la poupée, et réclame obstinément un animal de compagnie. Devant le refus de ses parents, elle décide de « partir avec les rennes après Noël » et se renferme dans le silence – qui est peut-être aussi celui des bêtes.
La seconde partie confronte l’enfance et l’adolescence à une enquête sur les animaux captifs dans les zoos. À ce stade, la petite fille vit elle-même souvent recluse dans sa chambre ; elle est pathologiquement attachée à sa mère à qui elle a le sentiment d’« appartenir » (d’ordinaire, on parle de « propriété » seulement pour les animaux). Mais, de même que les bêtes sauvages au contact des hommes perdent peu à peu leurs instincts naturels, et « s’humanisent » (on appelle cela « l’imprégnation »), la petite fille, « s’imprègne » aussi peu à peu de l’éducation parentale. Elle tente pourtant d’« appartenir » à quelqu’un d’autre que sa mère, tombe amoureuse d’un jeune homme « exotique » (il est étranger, et a été adopté comme les animaux que l’on acclimate).
Quand le jeune homme se suicide dans sa chambre, elle reste hébétée ; apparaît alors une fracture intérieure qui se confirme dans la troisième partie, au moment des études supérieures : « Votre corps et votre esprit vivent deux vies parallèles » (RN, p. 132) ; ange ou bête : elle choisit donc plutôt de faire l’ange. Cette division est évoquée parallèlement à l’inoculation de maladies aux animaux de laboratoire : « Vous êtes contaminée », « vous développez tranquillement votre pathologie ». C’est la période la plus douloureuse de l’histoire, rythmée par les leitmotive : « vous avez peur » / « vous pleurez ».
Enfin, la dernière partie, où il est question d’animaux domestiques et d’élevage, correspond à l’ultime tentative de la jeune femme, désormais mariée, de rester « bien élevée » et de contrôler ses désirs hors norme ; mais elle « rumine »… Elle finit tout de même par « trahir » l’éducation familiale, divorcer, assumer son homosexualité, et dépasser la division corps / esprit.
En effet l’émancipation finale s’opère aussi comme une manière d’accommodement avec sa propre culture ou civilisation : l’enquête documentaire a montré les coulisses de notre scène alimentaire, notamment l’abattage des animaux ; elle a permis de recueillir des témoignages de paysans et d’un boucher, ceux qui ont à faire avec toute la chaîne, de l’élevage à la viande de consommation. Le dispositif narratif prend alors une nouvelle tournure et un dialogue s’établit explicitement cette fois entre le documentaire et la fiction qui se rejoignent. Car c’est précisément la rencontre avec le boucher qui « modifie [sa] vision des contes de fée et du cannibalisme » (RN, p. 210), et qui conduit la jeune femme à l’ultime réconciliation : « vous vivez votre vie sauvage tout en restant civilisée […] vous mangez de la viande, vous écoutez des bouchers, vous n’êtes pas dégoutée, vous n’avez pas la nausée » (RN, p. 211). La jeune femme se libère à la fois de la pression sociale et de ses anciennes colères : « vous ne vous hérissez pas contre la terre entière, le silence n’est pas votre arme de guerre, vous acceptez que les rennes soient transportés dans des camions réfrigérés, vous ne croyez pas au père Noël, vous ne suivez pas le traineau » (RN, p. 211).
L’enfant loup et la femme panthère
Une autre manière de lire l’histoire consiste à relier les multiples allusions aux films, contes et légendes mentionnés dans la fiction. Ces allusions désignent avec insistance l’entre-deux règnes, l’inter-spécificité, les fantasmes qui relèvent de l’homme-animal. Ces fantasmes sont présents dès l’incipit, avec le désir insistant d’un animal, qui éloignerait la petite fille de la « compagnie des hommes » – et d’une certaine manière la rendrait à l’animalité. Surtout, une angoisse de l’hybride – mêlée à une fascination – apparaît dans cette même ouverture avec l’énumération des hybridations artificielles que les chercheurs réalisent dans les animaleries : « tigrons, léopons, pumapards… » (RN, fr. n°2, p. 13). C’est donc entre ces deux extrêmes : la nostalgie de l’animalité originelle et l’horreur devant ces créatures monstrueuses que se développe la réflexion et se déploie l’imaginaire.
Les feuilletons télévisés (Daktari, Flipper le dauphin ou Skippy) comme les dessins animés (Alligator) que regarde la petite fille multiplient les images d’animaux humains : le chimpanzé astucieux, le dauphin bavard, le lion myope et le kangourou bagarreur ou l’alligator qui « marche résolument sur ses deux pattes arrière exactement comme s’il appartenait à l’espèce humaine » (RN, pp. 80-81). Dans ce sens, l’hybride ne présente aucun caractère d’angoisse mais renvoie plutôt l’image d’un paradis originel – menacé, certes mais apaisant. Il fait contrepoint aux fantasmes plus inquiétants qui hantent le récit dès la première partie : non seulement l’enfant hurle comme les loups, mais elle se souvient « de la peur qui se lisait dans les yeux de [sa] mère quand [elle] march[ait] à quatre pattes sous le lit, ou tent[ait] de [se] cacher pour échapper à son regard » (RN, p. 21). Or la mère aurait vu Rosemary’s baby quand elle était enceinte de la petite fille. Celle-ci aurait-elle donc été conçue lors de l’accouplement de sa mère avec une « horrible bête » (RN, p. 19), comme dans les cauchemars de Rosemary ? Cette angoisse trouvera un écho dans sa vie d’épouse : « vous n’aimez pas le désir de votre mari, vous n’aimez pas la transformation qu’elle opère en lui » (RN, p. 171). L’obscur fantasme d’un accouplement de la femme et de la bête est également suggéré par King Kong, un autre film marquant de l’enfance qui accroît le trouble de l’entre deux règnes : en effet la petite fille découvre qu’elle s’identifie plutôt au gorille qu’à la jeune femme blonde dont l’animal est amoureux.
Mais c’est un film – La Féline de Jacques Tourneur – qui est déterminant dans l’accomplissement de soi. La Féline est une jeune Serbe, Irena, hantée par une légende ancestrale transmise de mère en fille : elle descendrait d’êtres maléfiques, mi-hommes mi-félins et se transformerait en panthère si elle couchait avec un homme[8]. Le film se termine tragiquement : la métamorphose a bien lieu, et la féline se précipite elle-même dans la mort. En écho avec le film, de nombreux indices font signe vers cette possible métamorphose animale de l’héroïne : l’inquiétude de l’adolescente devant les transformations de son corps (« vous n’avez pas envie de [le] voir […] changer » (RN, p. 94)) ; les reproches des parents qui la trouvent « trop sauvage » (RN, p. 143) ; des expressions récurrentes qui, dans ce contexte, renvoient plutôt à un comportement animal : « se cacher », « être prise au piège ». Une coïncidence entre film et biographie renforce la ressemblance : croyant leur faire plaisir, on offre à l’enfant comme à la féline un canari qui meurt dans sa cage de manière inexplicable. Et toutes deux finissent par se métamorphoser. L’acceptation finale de l’homosexualité libère la femme panthère : « vous frémissez, vous humez, vous léchez, vous mordez » (RN, p. 211)… Toutefois cette métamorphose est aussi un dépassement de l’angoisse, puisque contrairement à Irena, la jeune femme ne meurt pas ; elle transcende la division humanité / animalité qui la déchirait. Plus de désir d’animalité (« vous aimez les animaux mais cela n’a plus aucune importance » (RN, p. 171)) ; plus de nostalgie de l’enfance ni de l’âge d’or, mais une joyeuse participation à la « vie sauvage tout en restant civilisée » (RN, p. 211).
Le récit absent
Le propre de l’écriture fragmentaire est d’afficher ses fractures, de désigner ses blancs. En particulier « une partie de l’histoire manque » comme il est dit à propos de l’histoire racontée par le père et met l’enfant mal à l’aise : celle du joueur de flûte qui débarrasse la ville de ses rats. Or le père tronque le dénouement où le musicien entraîne hors de la ville les enfants et ceux-ci « disparaissent à tout jamais ». Comme cette partie manquante, un « récit absent », pareillement inquiétant, hante les blancs du texte. Les comptines allemandes du père, l’origine juive[9] de la famille donnent évidemment la clé : l’holocauste est bien présent de manière spectrale ; il suffit ensuite d’en suivre le fil.
Par la grand-mère polonaise, qui prépare la carpe à la juive, après l’avoir brutalement tuée à coups de marteaux dans la baignoire, la famille a donc ses racines dans la « vieille Europe », vers laquelle s’orientent les tropismes et les fantasmes : ce sont aussi bien les steppes orientales, le lac Baïkal d’où viennent les rennes que la petite fille aimerait suivre après Noël. (Elle s’y rend finalement avec son mari une fois adulte). C’est également de l’est, de Serbie cette fois, qu’est issue la femme panthère de La Féline. Quant à Dersou Ouzala, autre film fondateur pour la jeune femme, il se passe dans l’Oural, aux confins de la Sibérie et de la Chine. Surtout, l’histoire entière commence significativement avec l’évocation des loups, originaires pour la plupart de l’est (comme les chiens-loups tchèques). Les éleveurs choisissent d’ailleurs de laisser les plus sauvages « évoluer dans les espaces confinés de la vieille Europe, afin de garder en mémoire le souvenir de peurs ancestrales et archaïques » (RN, p. 33).
Or les loups renvoient à l’holocauste de deux manières contradictoires : les « louves blanches[10] » (RN, p. 27), venues d’Allemagne et ayant transité par la Belgique font inévitablement songer à la seconde guerre mondiale ; les loups – qui vivent en meutes – portent en eux toute la barbarie affectée aux envahisseurs issus des steppes orientales. Ils incarnent aussi la force et la pureté originelles dont se revendiquaient les Aryens. Un petit air de Jünger et de ses Falaises de marbre imprègne la répartition de l’espace entre la civilisation des villes et les « steppes périurbaines » (douves du château, fossés, ronces, terrains vagues) où on envisage de reléguer les bêtes sauvages. Mais la représentation invite aussi à une autre interprétation : ce peuple de loups originaire de l’est, qui inspire inquiétude et fascination est maintenu captif en ville : les douves et fosses où il est parqué sous haute surveillance rappellent les ghettos avec leurs clôtures, hauts murs infranchissables ; l’organisation rigoureuse de l’espace est celle des contre-utopies – comme celle que décrit Perec dans W ou le souvenir d’enfance. Tout fait signe alors : le marquage des bêtes (RN, p. 50), l’identification permettant de connaître l’origine du père et de la mère biologique, le traçage des déplacements sur le territoire. On peut sans conteste penser qu’en effet, comme le dit Olivia Rosenthal ces loups « nous rappellent notre histoire », dans deux acceptions du terme : à la fois celle de notre origine animale et celle qui conduit aux camps de concentration du XXe siècle. Les chapitres suivants deviennent alors funestement polysémiques : les expérimentations médicales, les chambres à gaz (RN, p. 115) où on euthanasie les rats et autres cobayes de laboratoire, les fours où on incinère les cadavres, la fosse commune, les déplacements de bétail. Si on ajoute les abattoirs où cochons et vaches sont conduits dans le « couloir de la mort » le tableau spectral de l’holocauste auquel aboutit la domestication de l’homme par l’homme est désormais complet.
Ce sont là quelques aspects, mais on pourrait raconter encore autrement en abordant le texte par la thématique appuyée de l’espace aussi bien à l’échelle de la planète qu’à l’échelle intime. La géographie du récit embrasse la planète entière : migrations animales et humaines de l’Asie vers l’Amérique, de l’Afrique vers l’Europe. On a vu ainsi des humains (le jeune homme, la Féline) et des animaux venus de contrées lointaines (Afrique ou steppes orientales) dont ils gardent une sombre nostalgie ; on les a vus, les uns et les autres, parqués dans des espaces concentrationnaires : domestication de l’animal et de l’animal humain, mais de ce dernier, par quel maître, et pour quel troupeau ? La domestication de l’homme par l’homme est mise à l’épreuve par les parodies affreuses de l’histoire européenne du XXe siècle, dont la narratrice fait entendre l’écho dans ses récits singuliers. En 1999, renouant un dialogue ironique avec Platon, Sloterdijk s’interroge sur le sens et la nécessité de Règles pour le parc humain : la domestication humaniste du troupeau humain par la lecture et l’amour des Lettres n’a pas protégé l’humanité européenne d’un processus historique funeste, d’un ensauvagement moderne qui la voit se traiter elle-même sous les catégories diverses de l’animalité. L’image du parc, de l’espace clos de domestication et d’élevage est en effet primordiale, comme le montre l’insistance d’Olivia Rosenthal sur les frontières et barrières : cages, zones de confinement, prisons… Y compris, à l’échelle plus intime, la chambre qui revient symptomatiquement dans le texte : celle où la petite fille se réfugie et reste significativement ouverte. Celle enfin où le jeune homme s’est pendu : ce dernier épisode traumatique – il fait plusieurs fois retour – renvoie manifestement vers un autre récit spectral dans toute l’œuvre d’Olivia Rosenthal. Il s’agit à l’évidence d’un point de vertige autobiographique[11].
Or le livre est dédié « à Phu Si qui ne s’est pas pendu dans sa chambre ». Cette négation annonce une résistance possible au désespoir d’une liberté perdue, à la tentation de la mort qui se confirme dans la libération finale. Le récit s’apparente en effet à une traversée de la vallée des ombres jusqu’au choix résolu de la vie : « vous vous réveillez ». Les portes de la chambre sont significativement restées ouvertes : les barrières n’étaient que mentales, érigées par la famille, par la société des humains dans laquelle doit entrer le nouveau venu. Quelque chose en l’être humain résiste à la domestication, comme une révolte, une aspiration, une nostalgie qui vient de plus loin que sa propre existence : une sauvagerie ou une liberté que découvre celle qui laisse derrière elle les âges de l’enfance en franchissant la porte de la chambre autrement que par la mort. Elle se libère du sentiment enfantin d’oppression que la domestication impose à chacun appelé à vivre dans l’ordre symbolique du langage humain, à ses récits obscurément hérités. La jeune femme – ou la narratrice – s’échappe du parc imaginaire dont les puissantes analogies s’évanouissent. Elle accepte une humanité infiniment proche et infiniment séparée de la condition animale, elle s’éveille et parle[12].
BIBLIOGRAPHIE
Merleau-Ponty, M. : Éloge de la philosophie et autres essais. Paris : Gallimard, 1953.
Rosenthal, O. : Que font les rennes après Noël ? Paris : Gallimard, collection Verticales, 2016.
— Le rôle et la présence des animaux dans le roman. In Assises internationales du roman. Paris : Christian Bourgois, 2011, pp. 149-153.
— Ils ne sont pour rien dans mes larmes. Paris : Gallimard, Collection Minimales/Verticales, 2012.
Romestaing, A. – Schaffner, A. (éd.) : Approches de l’animal, Revue ELFE XX-XXI. Paris : Garnier, 2016. Disponible sur : http://ecrit-cont.ens-lyon.fr/spip.php?rubrique78 [Consulté le 15/04/2017].
[1]) Rosenthal, O. : Le rôle et la présence des animaux dans le roman. In Assises internationales du roman. Paris : Christian Bourgois, 2011, pp. 149-153.
[2]) Rosenthal, O. : Que font les rennes après Noël ? Paris : Verticales, 2010. Toutes les références seront renvoyées à cette édition, comme RN.
[3]) Dans On n’est pas là pour disparaître. Paris : Verticales, 2007.
[4]) Voir à ce propos l’excellent article publié par l’atelier de recherche sur la littérature actuelle de l’ENS Lyon [en ligne]. URL : http://ecrit-cont.ens-lyon.fr/spip.php?rubrique78 [Consulté le 15/04/2017].
[5]) Sur aucune de ces questions d’ailleurs Olivia Rosenthal ne prend position : il ne s’agit pas d’un manifeste et les différentes positions sont tenues à distance.
[6]) Par exemple, aux hurlements des loups répondent dans le fragment suivant les hurlements de l’enfant.
[7]) Le rôle et la présence des animaux dans le roman. Loc. cit., p. 149.
[8]) C’est la version simplifiée que donne Olivia Rosenthal ; en réalité, la métamorphose aura lieu si elle se laisse envahir par la passion, la colère ou la jalousie.
[9]) On peut aussi penser que la petite fille est affublée d’une mère juive.
[10]) Je souligne.
[11]) Le suicide d’une sœur de l’auteur, qui affleure dans plusieurs écrits, notamment Ils ne sont pour rien dans mes larmes. Paris : Gallimard, Collection Minimales/Verticales, 2012.
[12]) Merleau-Ponty, M. : Éloge de la philosophie et autres essais. Paris : Gallimard, 1953. Le philosophe est un homme qui s’éveille et qui parle.
Sylviane Coyault
Université Clermont-Auvergne
Centre de recherches sur les littératures et la sociopoétique
Maison des Sciences de l’Homme
4 rue Ledru, 63 057 Clermont-Ferrand