Les Rȇves de la Fée Verte : L’absinthe dans les romans de la deuxième moitié du XIXe siècle

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Voldřichová Beránková, E.: Les Rȇves de la Fée Verte : L’absinthe dans les romans de la deuxième moitié du XIXe siècle. In: Ostium, roč. 12, 2016, č. 3.


Dreams of The Green Fairy: Absinthe in The Novels of The Second Half of The 19th Century
Fabricated from the end of the 18th century, popularized after 1830 by French soldiers returning from Algeria, crowned the green fairy of the Parisian boulevards around 1860, the absinthe dominates the fin-de-siècle imagination as the principal means of transport “anywhere out of the world”. This article resumes the paradoxical mythology of this beverage that appears in French novels in the second half of the 19th century. Octave Féré, Jules Cauvain and the Goncourt brothers give a warning against its pernicious power, while Emile Zola’s attitude to the absinthe is more ambiguous. The magical potential of the green fairy seems to be tempting the father of naturalism who mixes science and mythology, the probable and the grotesque, the strict laws of heredity and the supernatural lightness of a blue flame coming from the “spontaneous combustion”.

Keywords: French literature, absinthe, fin de siècle, naturalism, spontaneous combustion

Quelques repères historiques
Si chaque période historique a ses drogues de prédilection, l’onirisme fin-de-siècle serait impensable sans l’absinthe, la fameuse « fée verte » qui a inspiré des peintres modernes (Delacroix[2], Manet, Rops, Degas, Van Gogh, Ramon Casas, Picasso jeune) et arraché aux poètes symbolistes et décadents (Charles Cros, Raoul Ponchon, Marie Corelli, Gustave Kahn, Ernest Dowson) leurs vers les plus extravagants. [1] Puisque le bréviaire de la décadence a bien placé le salut « anywhere out of the world », la fée verte s’avère un puissant moyen de « transport » vers cet au-delà tant espéré.

Faute de pouvoir dresser un inventaire exhaustif de la production de l’époque, je vais me limiter aux seuls textes prosaïques, plus particulièrement aux romans de la deuxième moitié du XIXe siècle qui réservent à l’absinthe une place de plus en plus importante.

En guise d’introduction, quelques mots sur le contexte historique : La fabrication moderne de cette boisson à base de l’anis vert et du fenouil remonte à la fin du XVIIIe siècle, mais pendant les trente premières années, sa consommation ne dépasse pratiquement pas les frontières du canton suisse de Neuchâtel ainsi que celles de la région française de Pontarlier. Les soldats français revenus d’Algérie (où cette potion magique servait à combattre la malaria et la dysenterie) popularisent l’absinthe après 1830, mais elle reste relativement chère et réservée aux bourgeois qui saluent en elle la « fée verte » des boulevards. Or, à partir des années 1860, la mode de l’absinthe se propage au fur et à mesure à travers le pays et son prix baisse progressivement, de sorte qu’au début de la guerre franco-prussienne, l’absinthe représente 90% des apéritifs consommés en France.

Dans les années 1880-1914, le pays est littéralement submergé de distilleries de bonne ou de mauvaise qualité qui fabriquent des dizaines de millions de litres par an et un verre d’absinthe finit par coûter moins cher qu’un verre de vin.

Parallèlement, dès 1875, des ligues antialcooliques groupées autour de Louis Pasteur et Claude Bernard, des syndicats, l’Église catholique, des médecins hygiénistes et une partie de la presse se mobilisent contre le péril vert. Pétitions et manifestations se suivent jusqu’au 16 mars 1915 où l’absinthe se trouve interdite par la loi. (En fait, sa production a repris en 1999, avec une présence de thuyone réglementée. Elle a été officiellement dépénalisée en 2010.)

La fée verte en littérature
Le premier ouvrage littéraire entièrement consacré à la fée verte date de 1865. Il s’agit d’un curieux roman à thèse d’Octave Féré et de Jules Cauvain qui s’intitule Les buveurs d’absinthe. Une longue préface pseudo-scientifique avertit les lecteurs du danger représenté par ce

fléau menaçant l’humanité, comme un corrosif dix fois plus destructeur de l’intelligence et du corps que l’eau-de-vie, cet autre poison moral et physique auquel, si l’on n’y prend garde, l’extrait d’absinthe va succéder pour le plus grand mal de tous, à la façon de la frénésie succédant à la stupidité, du choléra morbus succédant à la variole, de Néron succédant à Claude.[3]

Suit la description des manigances, calomnies, complots, vengeances et crimes dont tout Paris artistique est victime à cause d’un couple diabolique formé par Charles de Chéruel, journaliste, critique littéraire et homme mondain, et par la mystérieuse Ida Ferrail, dite la Panthère, prostituée de luxe et intrigante professionnelle. Ces deux amateurs d’absinthe sèment la terreur, multipliant mariages brisés, enfants décédés en bas âge, artistes réduits à l’alcoolisme, morts suspectes, duels illégaux, carrières détruites, noms déshonorés et malheurs généralisés. En effet, la fée verte leur donne un pouvoir quasi-illimité sur les hommes, ainsi qu’un physique de vampires irrésistiblement attrayants :

Chaque fois qu’il fallut boire, ce fut de l’absinthe que cette créature endiablée [Ida] réclama, et chaque fois son front de déesse s’illuminait d’un rayonnement merveilleux, ses yeux lançaient de plus vifs éclairs, sa parole devenait plus vibrante, ses réparties plus aigües, elle avait un esprit d’enfer.[4]

Mais tout est bien qui finit bien. Après trois cent pages de péripéties mélodramatiques, les orphelines aveugles, les épouses trompées ainsi que les artistes abstinents finissent par triompher. C’est que la fée verte réclame son dû. Charles de Chéruel est sauvagement assassiné par l’une de ses anciennes victimes réduites à l’alcoolisme et la belle Ida sombre dans l’ivrognerie la plus grossière, par amour d’un beau militaire qui, curieusement, ne veut ni d’elle ni d’absinthe. Ainsi, tandis que la calèche nuptiale emporte un couple de jeunes vertueux vers l’église de la Madeleine, la police tire la courtisane « aux trois quarts abrutie par l’excès des liqueurs fortes » d’une maison de jeu clandestine et la met en prison. « Elle est punie… Justice est faite !… La fée absinthe avait perdu son talisman. »[5] sont les derniers mots de ce livre didactique, aussi moralisateur que mal écrit, mais, somme toute, désopilant si on le relit avec les yeux de surréaliste.

La période naturaliste
Or, la carrière littéraire de la fée verte reste attachée plutôt à des romans naturalistes auxquels l’absinthe apporte une touche exotique de l’inquiétante étrangeté voire du paranormal.

Dans la Sœur Philomène (1861) des frères Goncourt, elle catalyse l’action en tuant le jeune médecin Barnier, ce qui révèle l’amour interdit que la malheureuse nonne lui voue. En effet, mécontent de la vie morne de l’hôpital, désespéré par la mort de Romaine, une malade dont il avait été amoureux, Barnier cherche dans l’absinthe l’oubli, la dispersion, mais également des voluptés raffinées :

Il alla fatalement à cette liqueur qui tire des sommités de l’absinthe, de la racine d’angélique, du calamus aromaticus, des semences de badiane, un enchantement pareil à celui que l’Asie et l’Afrique demandent au chanvre, une excitation magique mêlant à l’ivresse brute de l’Occident le ravissement idéal de l’ivresse de l’Orient.[6]

Malgré la rançon de la mort dans d’atroces souffrances qu’il finira par payer pour son expérience de fugitif, les rencontres avec la fée verte restent les seuls moments de bonheur, de légèreté et d’une sorte de sensualité intellectuelle que Barnier connaîtra dans l’univers morne et austère de la Sœur Philomène.

Quatre ans plus tard, les mêmes frères Goncourt se servent de l’absinthe dans Germinie Lacerteux (1865) pour illustrer la déchéance progressive de l’héroïne éponyme. Alors qu’au début du roman, Germinie refuse de consommer la boisson maudite qu’Adèle, servante malicieuse et commère redoutable, lui offre, cinquante pages plus loin, elle accepte déjà de « tuer le ver » en compagnie des autres bonnes de la rue. Dégoûtée d’abord, enjouée trois verres plus tard, l’héroïne finit par s’enivrer tout à fait, au point d’oublier ses tâches ménagères. Ainsi, au retour de Mademoiselle de Varandeuil, la bonne est couchée dans sa chambre.

Les matelas et les draps de son lit en train d’être faits retombaient jetés sur deux chaises ; et Germinie était étendue en travers de la paillasse, dormant inerte, comme une masse, dans l’avachissement d’une soudaine léthargie.[7]

La dépendance s’installe peu à peu. Germinie se met à mélanger des boissons, puis passe à l’absinthe pure, la consomme quotidiennement, seule et en cachette, pour retrouver un « sommeil sans mémoire et sans rêve, […] sommeil de plomb tombant sur elle comme un coup d’assommoir sur la tête d’un bœuf »[8]. La fée verte lui permet d’oublier les malheurs de sa vie, noyer ses hontes, tuer ses remords. Ruinée, criblée de dettes, abandonnée de tous ses amants, alcoolique, éternelle vieille fille et mère célibataire, Germinie se meurt de péritonite, tandis que sa maîtresse, Mademoiselle de Varandeuil, ne comprend toujours pas comment sa domestique préférée avait pu mener à tel point une double vie.

L’absinthe comme un feu follet vert attirant l’héroïne vers la mort réapparaît en 1882 dans Madeleine Férat d’Émile Zola. Il s’agit d’un roman peu connu mais fort curieux dans lequel le chef des naturalistes entend prouver « scientifiquement » le mystérieux phénomène de l’imprégnation : Au moment de son mariage avec Guillaume de Viarmes, enfant naturel d’un aristocrate normand, l’héroïne du roman n’était plus vierge. En effet, elle avait vécu une histoire d’amour avec un chirurgien appelé Jacques dont le corps l’a malheureusement « imprégnée » à vie. Depuis, rien ne peut entraver la marche inéluctable de l’hérédité (ou du destin ?) : la fille née du mariage de Guillaume et de Madeleine ressemble étrangement à Jacques (qui n’est pourtant pas son père biologique) et meurt en bas âge, le jeune couple est littéralement persécuté par ce même Jacques, tantôt fantomatique, tantôt réel, de sorte que les époux changent sans cesse de domicile et cherchent l’oubli dans des mondanités… La poursuite mélodramatique débouche sur un nouveau rapport sexuel de Madeleine avec Jacques, irrésistible grâce à l’imprégnation, et le suicide de la jeune femme qui s’empoisonne dans un laboratoire du château familial. Le roman s’achève ensuite sur l’image de Guillaume, dansant sur le cadavre de sa femme dans un accès de folie, et sur la réplique d’une vieille servante qui voit dans les malheurs du couple l’accomplissement de ses propres prophéties : « Dieu le Père n’a pas pardonné ! »

À part Jacques le ténébreux, le destin se trouve personnifié dans le roman par une certaine Louise, ancienne camarade de Madeleine, qui a sombré dans l’alcoolisme selon les règles naturalistes habituelles :

On la connaissait dans le quartier Latin sous le surnom de Vert-de-Gris, que lui avaient fait donner ses soûleries d’absinthe et les teintes verdâtres de ses joues devenues molles et malsaines. […] Effarée, frappée d’hystérie par la boisson, elle se pendait, dans les bals publics, au cou de tous les hommes ; c’était la débauche ivre, avachie, n’ayant plus même conscience des puanteurs du ruisseau au milieu duquel elle se vautrait.[9]

Madeleine aimerait oublier d’avoir connu Louise, mais la prostituée alcoolique prématurément vieillie réapparaît à tout moment décisif de sa vie, rappelant à la malheureuse que pour les créatures une fois imprégnées, aucun retour à la normalité n’est plus possible : « Demain, tu peux être aussi misérable que je le suis aujourd’hui. »[10] Telle un reproche incarné, un memento mori vivant, Louise l’absintheuse poursuit la jeune épouse pour l’avertir que la folie et la mort s’approchent et qu’après elles, il n’y aura aucun pardon possible.

Encore au moment où Madeleine regagne le château familial dans l’intention ferme de se suicider, ses pas sont accompagnés de chants et de fous rires de Louise qui lui rappellent son passé mondain :

Puis tout devenait d’un noir épais. Les voix lointaines se faisaient plaintives, les gaudrioles, les couplets obscènes, écorchés par des gosiers que l’absinthe avait brûlés, flottaient doucement, avec des tendresses et des mélancolies pénétrantes.[11]

Pour échapper à la nuit et aux souvenirs, seul un chemin s’impose. Celui du laboratoire dont la fenêtre rouge luit sinistrement sur la façade sombre du château. La fée verte amène ainsi Madeleine à la porte de sa chambre mortuaire.

La mythologie de l’absinthe avait depuis toujours ses monstres diaboliques tout comme ses victimes fatales, ses logiques narratives relativement figées (de la première goutte absorbée à contrecœur à la mort honteuse dans d’abominables souffrances), mais il lui manquait un élément capital : un centre suggestif, un lieu magique d’où les émanations pestilentielles pourraient se dégager, un château digne de la fée verte. C’est à nouveau Zola qui le construit en 1876 :

L’Assommoir du père Colombe se trouvait au coin de la rue des Poissonniers et du boulevard de Rochechouart. L’enseigne portait, en longues lettres bleues, le seul mot : Distillation, d’un bout à l’autre. […] Le comptoir énorme, avec ses files de verres, sa fontaine et ses mesures d’étain, s’allongeait à gauche en entrant ; et la vaste salle, tout autour, était ornée de gros tonneaux peints en jaune clair, miroitant de vernis, dont les cercles et les cannelles de cuivre luisaient. […] Mais la curiosité de la maison était, au fond, de l’autre côté d’une barrière de chêne, dans une cour vitrée, l’appareil à distiller que les consommateurs voyaient fonctionner, des alambics aux longs cols, des serpentins descendant sous terre, une cuisine du diable devant laquelle venaient rêver les ouvriers soulards.[12]

Véritable leitmotive du roman, l’Assommoir réapparaît dans des scènes cruciales, « flambant, les volets enlevés, le gaz allumé »[13], dégageant « une clarté louche »[14], permettant aux visiteurs mouillés de la pluie de boire leur liqueur « limpide et luisante comme du bel or liquide »[15]. Tantôt grotte de sorcier tantôt caverne de dragon, la distillerie attire irrésistiblement ses victimes qui y laissent d’abord leurs salaires, puis leurs vies.

Afin de pouvoir saisir la mythologie de l’absinthe dans toute son étendue, il nous manque une sorte de couronnement, son élément à la fois le plus effrayant et le plus pittoresque : la combustion spontanée.

La combustion spontanée
Dans le chapitre VI de sa Psychanalyse du feu, consacré au fameux « complexe d’Hoffman », Gaston Bachelard explique que « l’eau de vie, c’est l’eau de feu. C’est une eau qui brûle la langue et s’enflamme à la moindre étincelle »[16]. Tandis que chez des écrivains tels qu’Hoffmann l’alcool flambe, car « il est marqué du signe tout qualitatif, tout masculin du feu », les spiritueux dans l’œuvre d’un Edgar Allan Poe submergent au contraire et donnent la mort, étant « marqué[s] du signe tout quantitatif, tout féminin, de l’eau »[17].

Poursuivant ses réflexions, Bachelard remarque par la suite à quel point la réunion paradoxale de l’eau et du feu dans les délires alcooliques fascine et horrifie à la fois. Il illustre ce phénomène par la croyance tenace de l’homme occidental à la combustion spontanée, fait qui n’a jamais été démontré empiriquement, mais qui ne réapparaît pas moins régulièrement dans la littérature fictionnelle, ainsi que dans des traités pseudo-scientifiques :

On estime si forte la concentration substantielle de l’alcool dans les chairs que l’on ose parler d’incendie spontané de sorte que l’ivrogne n’a même pas besoin d’une allumette pour s’enflammer.[18]

Laissons de côté les témoignages du XVIIIe siècle, que le philosophe cite pour démontrer que c’est bien l’inconscient collectif qui nous suggère l’idée qu’un corps vivant puisse être consumé de l’intérieur par le « feu » de l’alcool, et concentrons-nous sur les œuvres littéraires. Dans Le Cousin Pons (1847), Balzac évoque très rapidement le phénomène par la bouche de la Cibot, une commère qui raconte au protagoniste la vie d’une certaine Madame Sabatier, ancienne marchande de mules :

Bien, c’te femme, pour lors, n’a pas réussi, rapport à son homme, qui buvait tout et qu’est mort d’une imbustion spontanée [sic.], mais elle a été belle femme, faut tout dire, mais ça ne lui a pas profité, quoiqu’elle ait eu, dit-on, des avocats pour bons amis…[19]

Ce n’est que Charles Dickens qui introduit la combustion spontanée explicitement décrite dans les lettres occidentales en relatant l’épouvantable mort de l’ivrogne Krook dans son roman Bleak House (1852) :

Voici les restes calcinés d’une petite liasse de papiers, mais ils sont d’une densité inhabituelle, car ils ont l’air d’être imprégnés de quelque chose. […] Oh, horreur, c’est LUI qui est ici ! et cette chose qui nous fait prendre la fuite […] c’est tout ce qui le représente. […] C’est la même mort éternellement naturelle, infuse, engendrée par les humeurs corrompues du corps vicié lui-même et de lui seul… la Combustion Spontanée.[20]

Un quart de siècle plus tard, Jules Verne se risque dans d’autres combustions spontanées lorsqu’il a besoin de se débarrasser d’un méchant exotique. En effet, dans Un Capitaine de quinze ans (1878), le roi de Kazonndé, un dictateur africain imbibé d’alcool qui maltraite ses femmes, mutiles ses hommes et vit de la traite des esclaves, s’apprête à supplicier Dick Sand, le protagoniste du roman, et ses amis. Mais avant le massacre, une fête triomphale est organisée. On verse de l’alcool dans une bassine de cuivre, on l’assaisonne de cannelle et d’autres piments pour que le roi puisse l’allumer à l’aide d’une mèche. Ensuite, il prend une louche, la remplit d’alcool brûlant et la porte à ses lèvres :

Quel cri poussa alors le roi de Kazonndé ! Un fait de combustion spontanée venait de se produire. Le roi avait pris feu comme une bonbonne de pétrole. Ce feu développait peu de chaleur, mais il n’en dévorait pas moins. À ce spectacle, la danse des indigènes s’était subitement arrêtée. Un ministre de Moini Loungga se précipita sur son souverain pour l’éteindre ; mais, non moins alcoolisé que son maître, il prit feu à son tour.
[…]
Quelques instants après, Moini Loungga et son fonctionnaire avaient succombé, mais ils brûlaient encore. Bientôt, à la place où ils étaient tombés, on ne trouvait plus que quelques charbons légers, un ou deux morceaux de colonne vertébrale, des doigts, des orteils que le feu ne consume pas dans les cas de combustion spontanée, mais qu’il recouvre d’une suie infecte et pénétrante. C’était tout ce qui restait du roi de Kazonndé et de son ministre.[21]

Simplement rapportée par une commère chez Balzac, reléguée dans une Afrique lointaine par Verne, la combustion spontanée ne conquiert le sol français et la confiance des lecteurs parisiens que dans le dernier roman de la série des

« Rougon-Macquart » d’Émile Zola. En effet, dans Le Docteur Pascal (1893), l’oncle Macquart, âgé de quatre-vingt-trois ans, défie toute sa famille par une solidité corporelle qui semble lui venir de l’alcool dont il est saturé. Les parents aimeraient bien se débarrasser de cet ancien criminel et témoin inopportun de toutes les sales histoires familiales, mais le vieux Macquart s’obstine à vivre en bonne santé et à se moquer de la déchéance des autres, beaucoup plus jeunes que lui.

Du moins jusqu’au moment où, traversant une crise d’ivrognerie extraordinaire, il ne sort plus depuis dix jours. Prise de curiosité, sa sœur Félicité se rend chez lui et découvre le vieil homme assis à la table de la cuisine, endormi, avec une courte pipe noire tombée sur les genoux :

Le tabac enflammé s’était répandu, le drap du pantalon avait pris feu ; et, par le trou de l’étoffe, large déjà comme une pièce de cent sous, on voyait la cuisse nue, une cuisse rouge, d’où sortait une petite flamme bleue.
D’abord, Félicité crut que c’était du linge, le caleçon, la chemise qui brûlait. Mais le doute n’était pas permis, elle voyait bien la chair à nu, et la petite flamme bleue s’en échappait, légère, dansante, telle qu’une flamme errante, à la surface d’un vase d’alcool enflammé.
[…]
Et Félicité comprit que l’oncle s’allumait là, comme une éponge, imbibée d’eau-de-vie. Lui-même en était saturé depuis des ans, de la plus forte, de la plus inflammable. Il flamberait sans doute tout à l’heure, des pieds à la tête.[22]

La sœur quitte alors la pièce et referme la porte soigneusement après elle. Le lendemain, son fils, le docteur Pascal, entre dans la cuisine. Tout est à sa place, seule la chaise porte des traces d’incendie.

Qu’était devenu l’oncle ? Où donc pouvait-il être passé ? Et, devant la chaise, il n’y avait sur le carreau, taché d’une marre de graisse, qu’un petit tas de cendre, à côté duquel gisait la pipe, une pipe noire, qui ne s’était pas même cassée en tombant. Tout l’oncle était là, dans cette poignée de cendre fine, et il était aussi dans la nuée rousse qui s’en allait par la fenêtre ouverte, dans la couche de suie qui avait tapissé la cuisine entière, un horrible suint de chair envolée, enveloppant tout, gras et infect sous le doigt. C’était le plus beau cas de combustion spontanée qu’un médecin eût jamais observé.[23]

Remarquons ici une stratégie argumentative typiquement zolienne. Afin que la science reste sauve, le docteur Pascal, qui a toujours été sceptique face à des cas de ce genre, décrit en détails comment la pipe chaude a enflammé le tissu et à quel point l’alcool et le tabac ont agi ensemble. Rien de paranormal donc dans cette mort curieuse.

Mais tout de suite après, le ton change et le héros s’épanche en un long monologue plein d’admiration voire de piété :

Le voilà [l’oncle Macquart] qui meurt royalement, comme le prince des ivrognes, flambant de lui-même, se consumant dans le bûcher embrasé de son propre corps !
[…] – Vois-tu cela ? Être ivre au point de ne pas sentir qu’on brûle, s’allumer soi-même comme un feu de la Saint-Jean, se perdre en fumée, jusqu’au dernier os… Hein ? vois-tu l’oncle parti pour l’espace, d’abord répandu aux quatre coins de cette pièce, dissous dans l’air et flottant, baignant tous les objets qui lui ont appartenu, puis s’échappant en une poussière de nuée par cette fenêtre, lorsque je l’ai ouverte, s’envolant en plein ciel, emplissant l’horizon… Mais c’est une mort admirable ! disparaître, ne rien laisser de soi, un petit tas de cendre et une pipe, à côté ![24]

Et le docteur Pascal ramasse la fameuse pipe noire qu’il garde pieusement, comme la seule relique restée du fondateur de la dynastie des Macquart. Fondateur qui s’est envolé au ciel comme le phénix de ses propres cendres. Comme souvent chez Zola, la « science » débouche ici directement sur la mythologie, et les rêves d’absinthe, après un demi-siècle de menaces et d’avertissements, se voient paradoxalement assumés, sublimées, glorifiées. La fée verte entre enfin dans la légende.

B i b l i o g r a p h i e
BACHELARD, G. : Psychanalyse du feu. Paris : Gallimard 1949.
BALZAC, H. de : Le Cousin Pons. Œuvres illustrées. Paris : Marescq et compagnie 1851.
BARTHA-KOVÁCS, K. : « Le sentiment, l’invisible de la peinture à l’épreuve du visible : le colorisme de Delacroix à travers la critique d’art de Baudelaire ». In Ostium. Éd. par R. Karul et A. Tureková, 11, 2, 2015, pp. 109-120.
DELAHAYE, M.-C. – NOËL, B. : Absinthe, muse des peintres. Paris : Éditions de l’Amateur 1999.
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ZOLA, É. : L’Assommoir. Paris : Charpentier 1897.
ZOLA, É. : Le Docteur Pascal. Œuvre complètes illustrées. Paris : Bibliothèque-Charpentier 1906.
ZOLA, É. : Madeleine Férat. Paris : Flammarion 1978.

N o t e s
[1]  Le présent article a été financé par le projet GAČR 14-01821S „Pokus o renesanci Západu. Literární a duchovní východiska na přelomu 19. a 20. století“.
[2]  Pour la comparaison de l’effet de la peinture de Delacroix et de celui de l’opium sur les sens, voir l’article de Katalin Bartha-Kovács : « Le sentiment, l’invisible de la peinture à l’épreuve du visible : le colorisme de Delacroix à travers la critique d’art de Baudelaire ». In Ostium, 11, 2, 2015, pp. 109-120.
[3]  FÉrÉ, O. – Cauvain, J. : Les buveurs d’absinthe. Paris : Librairie centrale 1865, p. 7.
[4]  Ibid., p. 81.
[5]  Ibid., p. 334.
[6]  Goncourt, E. et J. de : Sœur Philomène. Paris : Charpentier 1889, p. 266.
[7]  Goncourt, E. et J. de : Germinie Lacerteux. Paris : Maison Quantin 1886, p. 124.
[8]  Ibid., p. 154.
[9]  Zola, É. : Madeleine Férat. Paris : Flammarion 1978, p. 214.
[10]  Ibid., p. 215.
[11]  Ibid., p. 293.
[12]  Zola, É. : L’Assommoir. Paris : Charpentier 1897, pp. 39-40.
[13]  Ibid., p. 332.
[14]  Ibid., p. 334.
[15]  Ibid., p. 446.
[16]  Bachelard, G. : Psychanalyse du feu. Paris : Gallimard 1949, p. 139.
[17]  Ibid., p. 149.
[18]  Ibid., p. 155.
[19]  Balzac, H. de : Le Cousin Pons. Œuvres illustrées. Paris : Marescq et compagnie 1851, p. 125.
[20]  Dickens, C. : La Maison d’Âpre-Vent. Récits pour Noël et autres. Édition et traduction par Sylvère Monod. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade 1979, pp. 547-548.
[21]  Verne, J. : Un Capitaine de quinze ans. Les Voyages extraordinaires. Paris : Hetzel 1903, p. 293.
[22]  Zola, É. : Le Docteur Pascal. Œuvre complètes illustrées. Paris : Bibliothèque-Charpentier 1906, pp. 154-155.
[23]  Ibid., p. 157.
[24]  Ibid., p. 158.

Eva Voldřichová Beránková
Institut d’Études Romanes
Université Charles de Prague
Náměstí Jana Palacha 2
116 38, Prague 1
eva.berankova@ff.cuni.cz

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