Le problème herméneutique de l’autonomie dans l’eidétique de la volonté chez Paul Ricœur


Emanuele Curcio: Le problème herméneutique de l’autonomie dans l’eidétique de la volonté chez Paul Ricœur [The hermeneutical problem of autonomy in Paul Ricoeur’s eidetics of the will]. In: Ostium, vol. 19, 2023, no. 1.


The hermeneutical problem of autonomy in Paul Ricoeur’s eidetics of the will
In Freedom and Nature. The Voluntary and the Involuntary, Ricoeur develops an anthropological analysis of the will on the basis of Husserl’s philosophy. In his eidetic phenomenology of the will, Ricoeur argues that the intelligibility of understanding is connected to the relationship between the voluntary and the involuntary. Therefore, the will has to be thought from a hermeneutical and not just from a phenomenological perspective. There are dimensions of affectivity, e.g., the character, life, and the unconscious, that are part of the involuntary and that stand in dialectical tension with the voluntary. Even when it reaches the highest point of the eidetic in the phenomenology of the Orphic consent, the will preserves a minimal margin of freedom, which is expressed in the dimension of hope. Connected to the eidetics, in the empirical approach to the will and autonomy Ricoeur shows that these are not to be sought in a pure logic of self-organization or of internal self-regulation, but in a constant dialectic between an enslaved and guilty will and a capable will that hopes.

Keywords: eidetics, autonomy, voluntary, involuntary, phenomenology, hermeneutics, will, myth, life, character, unconscious, consent, orphism, empiric

1. Frontières méthodologiques du problème eidétique de la volonté
Parmi les réalités intentionnelles auxquelles Ricœur est confronté dans La philosophie de la volonté I, il y a une en particulier qui aide à comprendre la question de l’autonomie : la notion de volonté[1]. Parler d’autonomie et de volonté nécessite une comparaison préalable avec la philosophie de Husserl. Si d’une part Ricœur revient à plusieurs moments sur le phénoménologue allemand, réitérant son importance[2], d’autre part, il reconnaît des points de rupture par rapport à une certaine approche méthodologique présente dans la phénoménologie[3].

Husserl, s’interrogeant sur la possibilité de la capacité intentionnelle de sentir[4], souligne une certaine importance des actes volitionnels par rapport à la vie de la conscience. Husserl, conscient des difficultés qui se posent lorsqu’on parle de volonté, propose de penser conjointement le plan de la volonté avec celui du désir. À ses yeux, il y a deux manières de penser la conscience intentionnelle par rapport au désir :

Si l’on découvre une difficulté dans ce fait que tout désir ne paraît pas exiger une relation consciente à une chose désirée, étant donné que nous sommes souvent mus par une obscure tendance ou pulsion, et poussés vers une fin qui n’est pas une représentation et si l’on en appelle notamment à la vaste sphère des instincts naturels auxquels manque, au moins à l’origine, la représentation consciente du but, nous répondrions : ou bien il y a la de simples sensations (nous pourrions parler par analogie de sensations de désir sans cependant devoir affirmer qu’elles appartiennent à un genre essentiellement nouveau de sensations), donc des vécus auxquels fait effectivement défaut la relation intentionnelle et qui, par suite, sont aussi d’un genre étranger au caractère essentiel du désir intentionnel. Or nous disons bien : il s’agit bien de vécus intentionnels, mais de vécus de telle sorte qu’ils sont caractérisés comme des intentions orientées sans détermination précise, où l’indétermination de l’orientation vers l’objet n’a pas la signification d’une privation, mais devrait désigner un caractère descriptif, c’est-à-dire un caractère de représentation. C’est ainsi également que la représentation que nous effectuons quand « quelque chose » remue, quand « ça » bruisse, quand « quelqu’un » sonne, etc., à savoir la représentation effectuée avant toute énonciation et toute expression verbale, est orientée d’une manière « indéterminée » et cette « indétermination » appartient ici à l’essence de l’intention, dont la détermination est précisément de représenter un « quelque chose indéterminé ». Naturellement, il se peut aussi que l’une de ces deux interprétations convienne pour certains cas, l’autre pour d’autres ; nous ne saurions donc non plus admettre qu’il n’y ait entre les tendances ou les désirs intentionnels et non intentionnels aucun rapport de communauté générique, mais seulement un rapport d’équivoque[5].

En instaurant une relation entre désir et intentionnalité, pour Husserl la pulsion et le désir ne se relient pas dans une relation pleine d’univocité, univocité qui doit être la condition d’une autonomie de la vie de conscience ; lorsque nous serons confrontés à des formes intentionnelles ou non intentionnelles de désir, nous aurons une relation “d’équivoque” dans laquelle la possibilité d’interprétation prendrait le dessus.

Ricœur élabore sa réflexion sur la volonté en s’inscrivant dans la réflexion husserlienne. Cependant, il s’efforce de dépasser la perspective transcendantale qui se décline comme justification de l’autonomie de la volonté par la réduction transcendantale. Selon Ricœur, comme la réduction transcendantale est mise en œuvre, la phénoménologie s’éloigne du noyau le plus profond des actes volitionnels relatifs au désir. En fait, les limites de la phénoménologie elle-même émergent non pas lorsque l’on essaie de penser un primat de la subjectivité, mais lorsque l’on comprend le sujet en termes d’une conscience intentionnelle pure qui vient trouver son fondement en elle-même. Cette tentative de remonter vers le commencement – c’est-à-dire vers ce qui constitue le fondement prélinguistique de l’autonomie de la conscience – conduit Ricœur à considérer le problème du fondement, ou plutôt de l’auto-fondation, comme un problème central en phénoménologie.

L’idée de fondation est plutôt ce qui assure l’équivalence et la convergence des voies (logique, cartésienne, psychologique, historico-théologique, etc.). Il y a des commencements réels, ou plutôt des chemins vers le « commencement », suscités par l’« absolue » absence de présupposition. Il est donc vain de s’interroger sur la motivation d’un tel commencement radical ; il n’y a pas de raison interne à un domaine pour le dépasser vers la question d’origine. C’est en ce sens que la justification est une « auto-fondation »[6].

Dans la tentative phénoménologique de remonter à l’origine, on rencontre le problème de l’auto-fondation, qui reste du domaine de la justification. En revanche, selon Ricœur, lorsqu’on interroge la volonté, toutes les justifications ne semblent pas être valides.

Ricœur note que pour élaborer une description qui soit aussi une compréhension générale de la subjectivité, il convient toujours de partir de l’instance du « je veux », instance qui s’appuie cependant à la fois sur le volontaire et sur l’involontaire, ou selon la terminologie husserlienne, tant sur les désirs intentionnels que sur les désirs non intentionnels. D’un point de vue d’une eidétique, il s’agit d’élaborer une description globale des actes volitionnels à partir d’une compréhension de la vie de la conscience, dont l’origine reste cependant suspendue. L’instance du « je veux » non seulement constitue l’élément continu par rapport à une philosophie de l’existence qui assume une description de la vie de la conscience, mais nous pousse encore dans les retranchements du rapport entre volontaire et involontaire. Selon Ricœur, le rapport entre volontaire et involontaire doit donc partir d’une réflexion sur le sujet et sur les actes intentionnels autonomes de la vie du moi, mais cette réflexion doit être intégrée et guidée par le problème de la compréhension (Verstehen), problème auquel se rattache l’herméneutique[7]. Si la description du volontaire et de l’involontaire est déjà une compréhension, l’investigation phénoménologique doit également être investie d’un horizon réflexif qui voit dans l’interprétation le centre névralgique permettant d’analyser la relation entre le volontaire et l’involontaire. Il s’agit d’une relation de médiation intelligible :

Il n’y a pas d’intelligibilité propre à l’involontaire, mais une intelligibilité du rapport entre le volontaire et l’involontaire, et c’est par ce rapport que la description est compréhension[8].

Cette relation de médiation intelligible montre en effet qu’il n’y a pas de pleine autonomie du volontaire, mais une relation de brassage, de contamination avec l’involontaire. Cette contamination est le reflet d’une dualité entre passivité et activité, entre spontanéité et réceptivité. Une telle dualité, entièrement interne à la possibilité de compréhension symbolique, peut être clarifiée par l’herméneutique.

2. Vie, caractère et inconscient dans la relation entre volontaire et involontaire
Dans la Phénoménologie de la Volonté I l’intention phénoménologique de Ricœur laisse entrevoir des éléments qui relèvent de l’herméneutique. En effet, le philosophe s’efforce de comprendre jusqu’où il est possible de pousser une réflexion sur la volonté libre lorsqu’il s’agit de l’involontaire. Ricœur essaie notamment de cerner des “régions” de l’affectivité qui puissent aider à comprendre la relation entre volontaire et involontaire. Des “régions” qui peuvent avoir à la fois un caractère intentionnel et non intentionnel, être à la fois libres et enchaînées. Ces “régions”– qui sont la vie, le caractère et l’inconscient – constituent des topoï fondamentaux de l’affectivité dans l’involontaire et en particulier dans l’involontaire corporel.

La première forme de nécessité que nous expérimentons dans cette dialectique entre l’involontaire du corps et une volonté phénoménologique pure est le caractère. En fait, pour Ricœur, le caractère est important non seulement parce qu’il est cet involontaire qui devient intelligible grâce aux motivations d’un sensus comunis, mais aussi parce qu’il appartient au domaine du volontaire qui émerge lorsque le sujet, faisant epochè du monde, commence à s’auto-analyser: « J’ai ma propre façon de choisir et de me choisir que je ne choisis pas »[9]. Dans le même temps, pour Ricœur, si le caractère est toujours quelque chose de subi, il garde néanmoins une marge ouverte par rapport à la volonté libre : « L’évocation du caractère n’est pas la crise la plus grave de la liberté. Dans son immuabilité, il garde quelque chose de sincère, de non dissimulé »[10]. En fait, l’élément résiduel de l’analyse du caractère n’est plus seulement caché, mais en émergeant, se manifestant, se dévoilant, il se révèle comme quelque chose d’authentique et de plausible.

Le caractère n’est pas simplement une valeur, ou l’expression directe d’une valeur, mais la perspective qu’un individu peut avoir par rapport à un contexte de valeur[11]. Ricœur reprend en fait la proposition de Klages, selon laquelle la caractérologie est en mesure d’exprimer parfaitement une dimension individuelle de la personnalité de l’âme : chaque caractère est l’indicateur d’une individualité spécifique et corporelle, pour laquelle il n’existe pas de forme caractérologique qui parvienne à recueillir les différences, bien que minimes, que possèdent deux caractères.

Le deuxième niveau de nécessité vécue est la vie. La vie contient l’idée de croissance constante, qui détermine son caractère temporel et établit précisément ces moments de l’enfance, l’adolescence, la maturité et la sénilité, dont les effets sont visibles avant tout dans le corps. D’un côté, Ricœur affirme que la volonté libre se reconnaît dans le « je suis vivant »[12], de l’autre, comme la question de la vie est toujours posée en termes de relation entre la naissance et la mort, Ricœur explique qu’il y a une impossibilité à l’objectiver. La vie « résume tout ce que je n’ai pas choisi et tout ce que je ne peux pas changer »[13].

Le troisième niveau est l’inconscient. Se confronter à l’inconscient conduit à critiquer les perspectives qui affirment que la conscience est transparente à elle-même, questionnement qui hante la pensée philosophique depuis René Descartes.

Nous croyons que les philosophes qui ont rejeté à juste titre toute pensée à l’inconscient se sont ensuite trompés lorsqu’ils ont rejeté ce fond sombre et cette spontanéité cachée à elle-même qui mettait en échec son effort pour se rendre transparente à elle-même. Au contraire, nous croyons que la conscience ne reflète que la forme de ses pensées présentes : elle ne pénètre jamais parfaitement une certaine matière, principalement affective, qui lui offre une possibilité infinie de se remettre en question et de se donner sens et forme. L’inconscient, bien sûr, ne pense pas du tout, mais c’est la matière indéfinie, rebelle à la lumière que toute pensée comporte. L’inconscient nous permet de nommer, d’après le mode fini du caractère, un autre aspect de cette passivité absolue inhérente à toute activité de conscience, un autre aspect de cet involontaire absolu qui ne peut être tenu à distance, évalué comme motif, mû comme puissance obéissante[14].

Des trois niveaux, l’inconscient est celui qui – plus que les autres – semble lié exclusivement à un niveau involontaire, au sein duquel une volonté libre et autonome semble constamment défaillir. Bien que Ricœur aborde le problème de l’inconscient de manière plus complète lorsqu’il traite de la psychanalyse dans De l’interprétation. Un essai sur Freud, déjà dans La philosophie de la volonté I, préfigure l’idée selon laquelle l’inconscient doit toujours pouvoir être mis en relation avec la volonté. La psychanalyse ne s’occupe pas seulement d’explorer les lieux souterrains de la psyché qui émergent dans les formes de nécessité vécue comme le caractère ou la vie. Au contraire, elle essaie de mettre à jour le sens manifeste et volontaire dans le sens caché et involontaire. Dans ce mouvement, qui correspond à un travail de médiation herméneutique, il est possible de prendre conscience d’un élément nocturne submergé, élément que la psychanalyse mais aussi la phénoménologie doivent tenter de réintégrer[15]. Pour Ricœur, l’inconscient ne constitue pas « l’autre » complet par rapport à la conscience, au contraire il est en lien avec celle-ci dans la mesure où il se donne toujours dans un rapport intelligible de médiation symbolique qui cherche à légitimer son autonomie : « La liberté est lumière et clarté, elle est “lumière naturelle”, et à cause de l’inconscient nous sommes ténèbres »[16]. Cependant, même lorsque Ricœur parle de l’inconscient comme de l’involontaire absolu, celui-ci est toujours décliné en termes de “spontanéité” car il fournit des indices de sens pour montrer et penser une direction au « je veux ». Même l’inconscient, donc, tout comme le caractère ou la vie, se propage et s’explicite dans la volonté.

À la lumière de ce qui précède, on voit donc que la vie, le caractère et l’inconscient jouent également un rôle clé dans la compréhension du volontaire ; ils ne doivent jamais être totalement attribués à l’involontaire, ils sont à cheval entre le volontaire et l’involontaire. C’est ici que s’établit une relation intermédiaire, symbolique, mais jamais totalement conciliante. Le lien qui se crée entre le volontaire et l’involontaire est donc un lien d’ordre symbolique. Par symbolique, nous entendons ici une activité qui assimile et lie deux directions opposées de sens, les articulant et les préfigurant dans une unité et une autonomie.

Si donc d’un côté l’élaboration de la relation entre le volontaire et l’involontaire ne peut jamais aboutir à une réconciliation, dans le même temps, il est impossible de les penser autrement que comme une relation constante, qui crée une contamination mutuelle continue entre nécessité et liberté, entre réceptivité et spontanéité. L’autonomie ne doit donc pas être pensée comme un point d’union entre le volontaire et l’involontaire, ni comme une loi d’auto-organisation de soi comprenant des instances affectives. L’autonomie est plutôt une tâche qui, grâce à un travail continu de médiation, ne s’exprime jamais dans son intégralité et sa plénitude présente.

3. La volonté et la tentative de dépassement de soi
Il résulte donc que la question d’une autonomie ou d’une unité de la volonté au sein de La Philosophie de la volonté I doit être pensée en vertu d’un mouvement continu de médiation entre le volontaire et l’involontaire. Cela ne signifie pas pour autant que cette médiation entre le volontaire et l’involontaire relève d’un simple mouvement dialectique. Le motif de la volonté reste profondément phénoménologique, donc liée à une eidétique ; mais encore existentielle et spirituelle, comme le révèlent chacun à leur manière les premiers travaux sur Jaspers et Marcel.

Dans La Philosophie de la volonté I, Ricœur s’efforce de montrer comment une eidétique de la volonté peut trouver son apogée dans un acte affirmatif, bien que cet acte ne puisse être défini comme phénoménologiquement pur, mais plutôt comme un acte qui peut refuser ou consentir, c’est-à-dire comme un acte mettant en évidence le « je veux » dans l’instant du “choix”. La volonté qui opère un dépassement de soi, un dépassement dans lequel le sujet essaie de se penser comme « total, transparent, autonome »[17], se trouve face à la nécessité qui « est par essence quelque chose qui blesse et apparaît toujours […] comme une privation active de liberté »[18]. Cependant, la volonté face à la nécessité ne reste pas immobile ; elle cherche à se dépasser, et en luttant contre elle-même, elle tente de prendre conscience de ses limites et de les dépasser.

Ricœur argumente qu’il est possible de dépasser la volonté, en faisant l’analyse du refus, mais surtout du consentement. Le consentement ne consiste pas en une simple affirmation, en un simple dire oui du libre arbitre. On peut définir le consentement comme un impératif libre de la volonté qui tente de tisser, de conspirer avec le sentiment, à la lumière d’une force ou d’une nécessité dans laquelle le sentiment est engagé.

Ricœur distingue deux types de consentement : le stoïcien et l’orphique. Le consentement stoïcien, qui se préfigure en termes de méditation sur le monde et se déploie dans une acceptation de la totalité, aboutit à un détachement total de la conscience de la réalité désirée et du monde. Le consentement orphique est une forme d’affirmation dans laquelle la volonté, s’exprimant à travers une « tension lyrique », ne se détache pas complètement du monde ou de la réalité désirée, mais tente de se joindre à la métamorphose du même. Cette « tension lyrique » du consentement orphique est pointée par Ricœur chez Goethe, Nietzsche et Rilke. Ils vivent, de différentes manières, une métamorphose de la volonté en rapport au monde grâce à la « tension lyrique ».

Dans la première partie du Faust de Goethe, Faust acceptant le pacte avec Méphistophélès se retrouve sans le savoir dans une métamorphose évoquée par la profondeur volontaire de son désir. Ce désir s’exprime toujours comme un mouvement régressif, dans lequel la volonté profonde et sombre de Faust se voit accorder un accès complet à la vie des différentes femmes que Faust lui-même rencontre. Faust retrouve le pouvoir de sa volonté, mais il connaît un destin de damnation éternelle au prix d’une vie consacrée à une élévation de la volonté qui mène à l’oubli de soi. En revanche, dans la deuxième partie du Faust, le désir s’exprime au rythme de dynamiques de plus en plus oniriques qui illustrent un accroissement de la volonté allant de pair avec un exercice constant du désir. Cette fois, la volonté ne se résout plus dans l’accroissement incontrôlé d’une volonté désirante, mais dans une véritable « tension lyrique » qui tend vers une libération totalisante de la conscience.

Chez Nietzsche, le consentement orphique ne se manifeste pas en termes de simple volonté de désirer, mais au contraire, descendant jusqu’aux profondeurs les plus cachées du même, il se manifeste comme une volonté de puissance. Chez Nietzsche pourtant, la volonté à la fois subit et affirme la nécessité de ce pouvoir, un pouvoir qui est voué à la terre, à l’immanence et à la contingence, qui aboutit à l’annulation complète de la forme et de toute grammaire. L’instant où l’éternité s’exprime sous la forme d’un devenir innocent révèle l’intention d’exalter par la volonté tout geste lyrique et créateur.

Enfin, Rilke, pour témoigner de ce mystère qui entoure la figure d’Orphée, déclenche une « tension lyrique » qui unifie la lumière et les ténèbres, la vie et la mort. Orphée transforme, change, opère une métamorphose qui se reflète précisément dans la fugacité des choses qui habitent le monde. Le son est le mot de sa lyre. Tant le son que le sens de ses paroles ne visent plus à une affirmation de la volonté, mais plutôt à indiquer la voie vers un abandon qui ne peut aboutir qu’à une hyperbole de l’ego. Ainsi le dernier verset des Sonnets à Orphée : « Que si le destin terrestre un jour t’oublie, / à la calme terre, dis : je coule. / A l’eau vive, dis : je suis »[19].

Dans ces trois cas, par le consentement orphique, la volonté se met sur la piste d’une recherche de plénitude par un enfoncement qui conduit à une perte de soi : c’est justement à partir de cette perte radicale (comme la perte d’Eurydice pour Orphée) qu’émerge la trace d’une « tension lyrique » entraînée par un engloutissement (comme la descente aux enfers d’Orphée pour retrouver ce qui a été perdu). La « tension lyrique » se résout ainsi en un anéantissement total de la volonté dans la nécessité. « L’orphisme reste pour moi une limite, que je ne peux et ne dois pas atteindre ; c’est le consentement hyperbolique qui me perd dans la nécessité »[20]. Par l’acte du consentement orphique, la volonté qui cherche à s’accomplir dans la transcendance, se voyant dissoute dans la nécessité, ne peut opérer qu’une métamorphose, une transmutation que la nature subit et impose, et dans laquelle les âmes et les volontés qui la composent se transfigurent en animaux, en divinités, en objets toujours différents, comme cela se passe également dans les Métamorphoses d’Ovide.

Mais l’inhumain – de l’astre à l’animal – reste un mythe qui m’invite et m’appelle à autre chose qu’à la vie sidérale ou animale. […] Pour moi, assumer mon caractère, mon inconscient et ma vie, avec leur être et leur non-être, c’est le transformer en moi-même. La transmutation n’est pas une aliénation mais une intériorisation. Non plus : « Deviens toutes choses », mais : « Deviens ce que tu es ». J’ai la tâche d’élever le « Meurs et deviens » au niveau d’un surpassement spirituel où mes limites se convertissent en recueillement et en patience. Et cela n’est pas voir, mais vouloir. La contemplation fraye la voie au consentement en attendrissant et en détendant la puissance bandée du refus, mais il ne la supplée pas. La contemplation ne peut que peindre hors de moi, en langage chiffré, la négation surmontée dans l’affirmation. Dire oui reste mon acte[21].

Dans le consentement orphique, le dépassement de soi de la volonté s’opère au moyen d’un véritable affaiblissement, d’une submersion et dissolution de la volonté, reflet explicite d’une métamorphose que les grands mythes et leurs cycles cosmiques racontent.

Selon Ricœur, Goethe, Nietzsche et Rilke démystifient la possibilité d’une volonté pure, exaltant puis dissolvant la volonté dans un plan cosmique. L’exigence d’une volonté absolue et victorieuse dans son itinéraire conduit nécessairement à un échec qui aboutit à un véritable désespoir total. C’est pourquoi, comme l’a observé Bernard Stevens, il convient de penser l’espérance chez Ricœur comme la plus grande tentative de conception d’une poétique de la volonté.

Or un telle philosophie de la conscience triomphante aux dépens de la condition concrète de la conscience tient en germe une philosophie du désespoir: il suffit qu’elle prenne conscience de la vanité de son refus pour que la prétention titanesque de cette liberté s’inverse en la contemplation médusée de la misère de la condition humaine et de son absurdité[22].

En effet, dans la conclusion de Le Volontaire et l’involontaire, il s’agit de montrer comment une eidétique de la volonté trouve son sommet dans un acte affirmatif purement interne, celui de l’espérance. Néanmoins, en dernier ressort, le consentement garde un élément, fut-il minime, d’affirmation (« dire oui reste mon acte ») dont le sens le plus profond se trouve dans la notion d’espérance. Selon Ricœur, en effet, c’est l’espérance qui constitue le noyau le plus profond du consentement. C’est le témoignage d’une preuve que le consentement affirme.

Mais si l’espérance est l’âme du consentement, le consentement lui donne un corps. L’espoir n’est pas une illusion. En fin de compte, l’évasion vers le haut ne serait pas du tout différente du rejet et du mépris. L’espoir qui attend la libération est le consentement qui plonge dans l’épreuve[23].

L’espérance entendue comme ce qui se manifeste dans l’attente, est attentive à une possible libération ; elle entreprend d’intégrer l’irréalisabilité d’un présent plein, vers une réconciliation future. L’espérance, à laquelle est liée l’âme qui cherche à transcender, comme Marcel pensait[24], projette la volonté vers un monde encore inconnu, un monde nocturne, orphique en fait, qui est un monde qui s’annonce selon le rythme d’une « tension lyrique ».

4. Au-delà de l’eidétique et vers l’empirique de la volonté
On sait que l’intention de Ricœur d’approfondir encore une poétique de la volonté reste inachevée. Ne poursuivant pas plus loin dans cette voie, il suggère qu’au-delà du « Dire oui » qui « reste mon acte », ce qu’il reste de la volonté, son résidu et son excès, ne peut qu’être empiriquement représenté dans une idée de faillibilité. Il n’est pas possible de dire oui, sans réserves, sans insécurités ni perplexités.

Si Ricœur s’intéresse au développement d’une théorie de la volonté phénoménologique, dans le deuxième volume de Philosophie de la volonté il tente plus spécifiquement de développer une anthropologie philosophique onto-phénoménologique. Il sait parfaitement qu’une eidétique de la volonté ne suffit pas mais qu’il faut aussi une empirique de la volonté. Alors que l’analyse eidétique prévoyait l’analyse, la limite et l’extension de ce que sont les formes de la volonté, l’analyse empirique s’adresse directement à ces significations contrefaites, périmées, empiriquement apocryphes qui concernent la volonté. Avec ce passage, Ricœur ne rompt pas tout-court son lien avec la phénoménologie. Mais précisément parce qu’il faut parler d’une phénoménologie hérétique, le problème phénoménologique de la volonté demande à être pensé comme jamais tout à fait cristallin, mais plutôt comme fallacieux et contaminé. En d’autres termes, si l’analyse eidétique de la volonté conduite par Ricœur s’inscrivait dans ce qui est un plan de description phénoménologique ayant pour but de comprendre le rapport qui s’établit dans la vie de la conscience entre le volontaire et l’involontaire – rapport qui a mis fin à la tentative de la volonté de s’élever et de se vaincre -, l’empirique de la volonté, elle, s’adresse directement aux éléments de la conscience qui ont un écho dans l’expérience de la volonté, tels que les concept de faillibilité et de culpabilité. A ceci près que la culpabilité n’est pas accessible à travers une description pure, elle « reste un corps étranger dans l’eidétique de l’homme » [25].

La représentabilité de la faillibilité n’est pas vraie et complète, mais apparaît comme le résidu du paradoxe de la volonté tentant de se penser comme absolue. En général, dans l’analyse empirique de la volonté, c’est précisément le concept de faillibilité qui nous conduit vers une conception ontologique et anthropologique plus profonde : l’anthropologie de la disproportion.

En effet, dans l’anthropologie de la disproportion[26], il n’y a jamais de volonté totalement définie, lucide et cristalline, mais une volonté asservie (serf arbitre) qui, en plaçant la volonté mythique au centre, pousse l’homme vers une direction d’incertitude et de faillibilité, donc de finitude et de culpabilité. C’est pourquoi la volonté libre sait qu’elle peut se trouver perpétuellement face au mal.

La volonté, tant dans l’empirique que dans l’eidétique, n’est pas simplement autonome, mais placée dans la condition d’une recherche continue d’intégrité et d’autonomie entre un passé douloureux et un avenir d’espérance ou de salut. La volonté et son autonomie respective ne sont donc pas à chercher dans une logique pure d’auto-organisation ou d’autorégulation interne, mais bien dans cette tension entre la condition de finitude humaine et l’espérance de l’homme capable.

Même dans l’empirique de la volonté se maintient une tension d’espérance qui se mesure dans la possibilité du salut. Si d’une part l’empirique de la volonté exprime continuellement un ancrage dans un passé douloureux qui fait de la volonté quelque chose de lié et d’asservi comme le révèlent les symboles primaires, d’autre part la volonté est toujours orientée vers la possibilité d’une rédemption et d’une réconciliation qui se place dans un futur, comme il est possible de le voir dans l’analyse que Ricœur propose du mythe adamique. Au-delà du caractère étiologique de l’entrée du mal dans le monde suite à la chute, le mythe adamique « est le dernier symbole rétrospectif »[27], grâce auquel il est possible de penser une eschatologie, liée à une promesse de salut.

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B. STEVENS. : L’apprentissage des signes. Lecture de Paul Ricœur. Phaenomenologica 121. Kluwer Academic Publischers : Dordrecht-Boston-London, 1991, pp. 163-165.

N o t e s
[1] La question de la volonté constitue un des points centraux de la pensée de Ricœur. Avant de publier le premier volume de La philosophie de la volonté, Ricœur publie un petit article intitulé L’unité du volontaire et de l’involontaire comme idée-limite, texte proposé à la Société française de Philosophie en 1951. Dans ce texte, nous peut déjà remarquer l’intérêt de Ricœur à aborder la question de la volonté dans un cadre explicitement phénoménologique : RICŒUR P. : L’unité du volontaire et de l’involontaire comme idée-limite. In : Bulletin de la Société française de Philosophie, vol. 45, n.1-2 : Paris, 1951, pp. 3-22 ; 22-29. Pour une élaboration ultérieure de ce problème : RICŒUR P. : Volonté. In : Encyclopedia Universalis, XVI. Encyclopaedia Universalis France : Paris, 1973, pp. 943-948. Pour un résumé du problème de la volonté chez Ricœur : P. SKÙLASON. : Paul Ricœur et la question de la volonté. In : Hommage à Paul Ricœur (1913-2015). Unesco : Paris, 2006, pp. 41-62.
[2] RICŒUR P. : Méthodes et taches d’une phénoménologie de la volonté. In : Problèmes actuels de la phénoménologie in Actes du colloque international de phénoménologie. Desclée de Brouwer : Paris, 1952, pp. 110-140.
[3] RICŒUR P. : Du texte a l’action. Seuil : Paris, 1986 ; RICŒUR P. : À l’école de la phénoménologie. Libraire philosophique J. Vrin : Paris, 1986.
[4] HUSSERL, E : Recherches logiques, Tome 2, Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance. Deuxième partie : Recherches III, IV, V. Presses universitaires de France : Paris, 1961 (1902), pp. 191 – 201.
[5] IBID : p. 200.
[6] RICŒUR P. : Du texte a l’action. Seuil : Paris, 1986, p. 41.
[7] BÉGOUT, B. : L’héritier hérétique. Ricœur et la phénoménologie. In : Esprit vol. 3 n. 4 : Paris, 2006, pp. 195-209.
[8] RICŒUR P. : La philosophie de la volonté I. Le volontaire et l’involontaire. Aubier : Paris, 1950. p. 21.
[9] RICŒUR P. : La philosophie de la volonté I. Le volontaire et l’involontaire. Aubier : Paris, 1950. p. 346.
[10] IBID : p. 350.
[11] KLAGES L. : Les Principes de la caractérologie. Delachaux et Niestlé : Neuchâtel, 1950 (1930).
[12] IBID : p. 388.
[13] IBID : p. 423.
[14] IBID : pp. 353-354.
[15] DOSSE, F.: Paul Ricœur. Le sens d’une vie. La Découverte : Paris, 2011, pp. 312 – 313.
[16] RICŒUR P.: La philosophie de la volonté I. Le volontaire et l’involontaire. Aubier : Paris, 1950, p 421.
[17] IBID : p. 418.
[18] IBID : p. 418.
[19] RILKE R.M.: Elégies de Duino. Les sonnets à Orphée: Et autres poèmes, trad. J.P. Lefebvre. Gallimard : Paris, 1994 (1923), §29.
[20] RICŒUR P.: La philosophie de la volonté I. Le volontaire et l’involontaire. Aubier : Paris, 1950, p. 594.
[21] IBID : pp. 597-598.
[22] STEVENS B.: L’apprentissage des signes. Lecture de Paul Ricœur, Phaenome-nologica 121. Kluwer Academic Publischers : Dordrecht-Boston-London, 1991, p. 171.
[23] RICŒUR P.: La philosophie de la volonté I. Le volontaire et l’involontaire. Aubier : Paris, 1950, p. 599.
[24] IBID : pp. 304-311.
[25] RICŒUR P.: Philosophie de la volonté II. Finitude et culpabilité I. L’homme faillible. Aubier : Paris, 1960. p. 10.
[26] RICŒUR P.: La philosophie de la volonté I. Le volontaire et l’involontaire. Aubier : Paris, 1950, pp. 156-157.
[27] RICŒUR P.: Philosophie de la volonté II. Finitude et culpabilité I. L’homme faillible. Aubier : Paris, 1960. p. 244.

Emanuele Curcio
University of Rome Unicusano
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Italy
e-mail: emanuelecurcio@gmail.com

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