Décentrement et polycentrisme dans l’art de Watteau


Katalin Bartha-Kovács: Décentrement et polycentrisme dans l’art de Watteau [Decentring and Polycentrism in Watteau’s Art]. In: Ostium, vol. 19, 2023, no. 2.


Abstract: The purpose of this text is to present the particularities of the representation of Rococo perspective in Jean-Antoine Watteau’s art, using the example of his painting entitled The Perspective that was inspired by Pierre Crozat’s park in Montmorency. The technique of juxtaposition in the painter’s art leads to the development of the principles of decentring and polycentrism. Other concepts related to the structure of openness, such as embedding and asymmetry, are also questioned, challenging the notion of a stable and fixed point of view, in favour of a moving and multiple one.

Keywords: Jean-Antoine Watteau; perspective; decentring; polycentrism; point of view; Jean-Jacques Rousseau

Résumé : Il s’agit de relever les particularités de la représentation de la perspective rococo dans l’œuvre de Jean-Antoine Watteau, à l’exemple de sa toile intitulée La Perspective, inspirée par le parc de Pierre Crozat à Montmorency. On visera à montrer que, dans l’art du peintre, la technique de juxtaposition conduit à la mise en valeur des principes de décentrement et de polycentrisme. D’autres concepts liés à la structure d’ouverture, tels l’enchâssement et l’asymétrie sont également interrogés, qui mettent en question la notion de point de vue stable et fixe, au profit d’un point de vue mouvant et multiple.

Mots-clés : Jean-Antoine Watteau ; perspective ; décentrement ; polycentrisme ; point de vue ; Jean-Jacques Rousseau

La présente étude vise à montrer la relativité de la notion de point de vue dans la peinture française du début du XVIIIe siècle, notamment dans l’art de Watteau. C’est à l’exemple de La Perspective et de quelques autres tableaux de l’artiste que nous tâcherons de relever les particularités de la représentation de la perspective rococo dans l’œuvre du peintre. La même technique de juxtaposition — qui est à l’origine de l’éparpillement de l’histoire, des « romans gigogne » en littérature (que l’on pense à Tristram Shandy de Lawrence Sterne ou à Jacques le Fataliste de Denis Diderot) — conduit, en effet, dans les arts figuratifs de l’époque, à la mise en valeur des principes de décentrement et de polycentrisme[1].

Notre propos consiste à interroger quelques concepts liés à la structure d’ouverture : à part les principes dernièrement évoqués, il s’agit de l’enchâssement et de l’asymétrie qui mettent en question la notion de point de vue stable et fixe du spectateur, au profit d’un point de vue mouvant et multiple. Lors de l’examen de la perspective dans l’art de Watteau, nous envisagerons également la réinterprétation des notions d’ouverture et de fermeture, impliquant de nouveaux rapports entre les éléments de la composition et, par là même, la relativisation des concepts de centre et de périphérie.

Quant au substantif français « perspective », dérivé du verbe latin « perspicere », il a été employé au temps de Watteau conformément à l’usage latin, dans le sens de « voir à travers[2] ». Selon le Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière, le mot « perspective » désigne un « Tableau qu’on met ordinairement dans les jardins, ou au fond des galeries, qui est fait exprès pour tromper la vue, en représentant la continuation d’une allée, ou du lieu où elle est posée, ou quelque vue de bâtiment ou de paysage en lointain[3] ».

Semblablement à la plupart des titres de toiles au XVIIIe siècle, celui de l’œuvre de Watteau n’est pas l’invention du peintre, mais il s’est répandu à partir de la légende de la gravure faite d’après le tableau[4]. En regardant La Perspective, le spectateur peut avoir l’impression que les personnages se promenant ou se reposant dans les clairières ombragées constituent des groupements indépendants de l’arrière-plan, et que c’est après avoir peint le paysage que l’artiste les a placés sur la toile. Il est également frappant de voir que le tableau ressemble à un décor de théâtre : tout se passe comme si les arbres immenses, touchant le ciel, formaient les deux côtés du rideau, et que la perspective était partiellement fermée par le frontispice d’une demeure à l’arrière-plan, au-delà de laquelle l’allée semble pourtant continuer. (Illustration 1)

La peinture rococo et la perspective
L’art de Watteau est emblématique pour la première phase du rococo, appelée Régence. Ce mot désigne dans l’histoire de l’art une période transitoire, celle qui a duré pendant les huit ans de régence de Philippe d’Orléans (1715-1723), entre la mort de Louis XIV et l’avènement au trône de Louis XV. Cette période relativement courte était pourtant marquée par des changements importants : l’art de cour, solennel et magnifique, la « grande manière » classique a été relayée par la « petite manière », plus intime et plus décorative, visant avant tout le plaisir des yeux des spectateurs. Une nouvelle couche de clientèle apparaissait alors qui préférait aux vastes compositions religieuses ou historiques les sujets mythologiques et la thématique galante[5]. Ces nouveaux mécènes appartenaient aux riches financiers d’origine bourgeoise : en rapport avec Watteau, on doit évoquer le nom du financier et collectionneur Pierre Crozat, car La Perspective a été exécutée dans son domaine à Montmorency et elle représente la vue donnant sur son parc.

Les mutations dans l’art concernaient aussi la représentation de la perspective. Sans entrer ici dans le détail de la présentation de l’histoire de la perspective, ni dans celle des implications philosophiques qui en découlent, nous tenons à remarquer que l’invention de la perspective artificielle (perspectiva artificialis) à l’époque du Quattrocento a rendu possible la construction de l’espace en profondeur, et a changé non seulement la vision de l’art, mais aussi la vision du monde[6]. En simplifiant ces changements, on peut dire que l’homme a perdu la vision réconfortante du monde qui lui était auparavant suggérée par la théologie, et s’était confronté à un univers décomposé en une infinité de mondes individuels[7]. La perte de l’idée de l’espace rassurant a conduit à celle de l’ouverture du monde. Comme le formule Hubert Damisch (en se référant à Michel Serres), « la question du point fixe s’est transformée, au XVIIe siècle, en celle du point de vue[8] ».

En peinture, c’est l’apparition du point de fuite — le point invisible vers lequel convergent les lignes perpendiculaires — qui a rendu manifeste ce changement : ayant recours à l’opération géométrique de la vision perspective, les peintres pouvaient désormais représenter à la surface plane de la toile les objets de trois dimensions et suggérer ainsi l’illusion de la profondeur. Les compositions baroques se caractérisent par la représentation illusionniste, la perspective conduisant vers l’infini[9]. Les artistes obtiennent l’effet de la continuité de l’espace pictural en représentant la succession des plans : de cette manière, le regard du spectateur n’est pas contraint d’avancer « par sauts » entre le premier plan et l’arrière-plan.

À l’encontre du XVIIe siècle, qui a connu la naissance de la théorie de l’art en France, la période transitoire du rococo n’est pas propice à la théorisation[10]. Aux yeux de Watteau, la perspective est moins une science théorique qu’elle ne relève de la pratique artistique. Elle est avant tout spectacle, tout en signifiant aussi vision. Les tableaux du peintre inspirent au spectateur le sentiment de voir une scène de théâtre. Cet effet est particulièrement flagrant dans La Perspective : l’alignement symétrique des arbres aux deux côtés de l’allée encadre le spectacle, et dirige le regard de l’observateur vers l’arrière-plan, le paysage.

Dans ses œuvres, le peintre a repris plusieurs éléments de la perspective baroque, tout en les modifiant. Ces modifications se manifestent, entre autres, dans le rythme serpentant des compositions, aussi bien que dans leur décentrement. Par la suite, nous traiterons d’abord du genre du tableau de Watteau — qui était l’une de ses premières « fêtes galantes » —, avant d’examiner comment l’artiste parvient à y réinterpréter la perspective baroque.

Watteau et le paysage
Les théoriciens de la peinture soulignent l’importance de la vision perspective avant tout dans le cas des paysages. Mais Watteau, généralement tenu par la littérature critique pour un peintre des « fêtes galantes », peut-il être considéré comme peintre paysagiste[11] ?

Conformément à la majorité des tableaux de Watteau, La Perspective représente une scène galante dans un cadre naturel. La plupart des biographes contemporains ne considéraient pourtant pas le peintre comme paysagiste, même s’ils soulignaient la perfection de ses paysages[12], parce que dans ses tableaux, les personnages sont aussi importants que le paysage de fond. Évoquant dans sa biographie la manière de travailler du peintre, le comte de Caylus remarque que Watteau avait l’habitude de « dessiner ses études dans un livre relié », auquel il recourait quand il voulait composer un tableau : il en choisissait les personnages et « en formait ses groupes, le plus souvent en conséquence d’un fonds de paysage qu’il avait conçu ou préparé[13] ». Caylus critique cette manière de travailler qui conduit inévitablement à des répétitions : à son opinion, elle est la cause de ce que les œuvres du peintre paraissent parfois monotones aux yeux du spectateur[14].

À cet endroit, il semble utile d’évoquer la doctrine de la hiérarchie des genres, ayant déterminé l’appréciation des tableaux au XVIIIe siècle en France. C’est le théoricien André Félibien qui en expose le principe en 1667, dans sa Préface aux Conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture. Il faut pourtant préciser que Félibien parle non pas de genres, mais des sujets picturaux, plus précisément des peintres qui se spécialisent dans certains types de sujets[15]. Sa hiérarchie se base, d’une part, sur le mérite intrinsèque attribué aux sujets représentés — allant du sujet inanimé au sujet animé et humain — et, de l’autre, sur la difficulté du travail de l’artiste. Au sommet de la hiérarchie se trouve le peintre des compositions allégoriques, il est suivi par le peintre d’histoire qui représente le corps humain en action. Aux échelons suivants se situent le portraitiste, le peintre d’animaux et le paysagiste, et le peintre des « choses mortes et sans mouvement » est relégué au degré inférieur de l’échelle.

Suivant la hiérarchie académique, les théoriciens de l’époque de Watteau tiennent le paysage pour inférieur à la peinture d’histoire. Le discours sur l’art en dehors des cadres de l’Académie attribue pourtant un rôle considérable au paysage. Dans son Cours de peinture par principes, Roger de Piles écrit longuement de ce genre. À l’opposé des théoriciens académiques de son temps, il favorise le paysage face à la peinture d’histoire, affirmant que l’acte de création est le privilège du paysagiste, et que « de toutes les productions de l’art et de la nature, il n’y en a aucune qui ne puisse entrer dans la composition de ses tableaux[16] ». Sa distinction entre deux types de paysage, le paysage « héroïque » et le paysage « champêtre », correspond en effet à deux manières de considérer la nature. Dans le paysage « héroïque », la nature est représentée « comme on s’imagine qu’elle devrait être », en revanche, dans les paysages « champêtres », la nature est montrée « toute simple, sans fard et sans artifice[17] ». Le style « héroïque » exige plus de rigueur dans le traitement de la perspective, alors que le style « champêtre » permet plus de libertés qui se manifestent entre autres par un déséquilibre de l’ensemble. Selon cette typologie, les peintures de Watteau n’appartiennent certainement pas au registre élevé, mais elles ne peuvent pas être rangées de façon univoque aux paysages « champêtres » non plus. L’artiste a notamment créé un type de paysage bien spécifique, lorsqu’il a placé des scènes galantes dans le paysage idyllique.

Caylus rapporte dans sa biographie que pendant les années d’apprentissage chez son second maître, Claude III Audran, Watteau habitait au palais du Luxembourg et, dans son temps libre, étudiait les arbres du jardin du Luxembourg : « Ce fut encore là qu’il dessinait sans cesse les arbres de ce beau jardin, qui brut et moins peigné que ceux des autres maisons royales, lui fournissait des points de vue infinis[18] ». Selon Caylus, parmi les peintres, seul le paysagiste serait capable de joindre dans ses compositions une infinité de points de vue, effet qu’il obtient par la réunion de plusieurs sites qui sont, en réalité, parfois bien éloignés.

Puisque les tableaux de Watteau ne représentent pas d’histoire, leur description se heurte à des obstacles. À cause des scènes éparpillées au premier plan de ses toiles, l’ensemble n’est pas « lisible » à la manière des tableaux narratifs. Dans La Perspective, l’élément le plus flagrant est l’allée encadrée par les deux rangées d’arbres et offrant une vue qui s’ouvre sur l’infini.

Décors de théâtre et la question du point de vue
Nous avons déjà mentionné que le comte de Caylus condamnait la manière de travailler de Watteau qui réutilisait dans plusieurs de ses tableaux les groupes de personnages figurant dans son recueil d’études. De fait, la composition de La Perspective ressemble à celle de quelques autres œuvres du peintre dont le Plaisir pastoral ou l’Assemblée dans un parc. Le centre de cette dernière toile, occupé par l’eau miroitante, est légèrement décalé. La lumière dorée du soleil couchant, qui se reflète dans l’eau du lac, attire immédiatement l’attention du spectateur[19]. (Illustration 2)

Le parc bien soigné est propice aux activités de loisir noble (la promenade, la conversation ou le chant) représentées dans les « fêtes galantes »[20]. Le premier plan de la scène est peuplé de personnages costumés dont le visage ne montre pas de sentiments : la cause en est que ces figures sont en effet des acteurs qui jouent le spectacle des « fêtes galantes ». Dans plusieurs tableaux du peintre, on peut remarquer la présence de personnages de dos, ce qui contredit apparemment la logique du modèle scénique. Il nous semble que la fonction de ces figures est de diriger le regard du spectateur vers le paysage à l’arrière-plan, et de l’inciter à la rêverie. Dans La Perspective de Watteau, le point de vue du spectateur et le point de fuite (où se trouve le bâtiment) semblent des images réfléchies, et le spectateur a l’impression de passer de l’espace réel dans un autre espace, utopique et imaginaire, marqué par les lointains dorés et l’air vaporeux.

L’évocation de l’influence des décors de théâtre du temps de Watteau est bien utile pour comprendre la composition de l’artiste. La scénographie française de l’âge classique a puisé dans la tradition illusionniste de la Renaissance italienne l’usage qu’au fond de la scène, on a souvent placé un décor en trompe-l’œil, une peinture exécutée selon les règles de la vision perspective, qui paraissait continuer la scène et dirigeait le regard du spectateur vers un espace illusoire. Les peintures suivant le modèle théâtral baroque n’éveillent une illusion parfaite que d’un seul point de vue, qui correspondait à la place royale de la salle de spectacle. Les peintres et dessinateurs français de la fin du XVIIe siècle exécutaient souvent aussi des projets de décor pour le théâtre et les opéras. Pour La Perspective, les projets de décor créés dans l’atelier de l’ornemaniste Jean Berain ont très probablement servi de sources d’inspiration[21].

Au début du XVIIIe siècle, on peut pourtant observer dans les décors de théâtre en France un changement, une tendance à la dissymétrie[22]. Il s’agit d’une technique scénographique marquée par une perspective oblique : la scène ne présente désormais plus un seul point de vue depuis une place privilégiée, autrement dit, l’asymétrie se substitue à la perspective frontale. Sans doute sous l’influence de l’art décoratif, dans la peinture de l’époque, les détails secondaires gagnent de l’importance au détriment du motif central, et ce changement du rapport entre le centre et les éléments marginaux confère à la composition un certain dynamisme. Les œuvres d’art rococo n’ont souvent pas un seul point de vue fixe et unique, dans lequel l’observateur peut se placer, mais — à cause du principe de juxtaposition et de polycentrisme — celui-ci cède la place à des points de vue multiples ou mouvants[23]. La conséquence de l’absence de centre est la relativité de la notion même de point de vue : en fonction de l’angle choisi, les mêmes objets paraissent différemment au spectateur.

Jean Weisgerber voit dans le phénomène d’emboîtement, allant de pair avec le problème du point de vue, l’une des caractéristiques majeures de la perspective rococo[24]. Les formes « entrebâillées » ou « enchâssées » se caractérisent par la présence simultanée du principe de fermeture et d’ouverture. L’emboîtement des formes permet l’ouverture sur des perspectives plus vastes, jusqu’à l’infini du ciel. La structure ouverte confère aux tableaux rococo les valeurs de l’indécision et du vague : ce n’est guère un hasard que Jean Weisgerber tient l’ouverture pour l’aspect le plus moderne du rococo[25].

Marquée par toutes ces caractéristiques, La Perspective joue un rôle singulier dans l’œuvre de Watteau parce que, contrairement à la plupart de ses tableaux, elle représente un site réel et identifiable. Nous avons déjà mentionné que cette toile avait été inspirée par le parc de Pierre Crozat à Montmorency, aux environs de Paris. Le domaine de Montmorency — qui était auparavant la propriété du premier peintre de Louis XIV, Charles Le Brun — a été acheté en 1702 par Crozat[26]. Celui-ci a fait transformer le château bâti par Le Brun, en supprimant les ajouts de ce dernier et en dégageant le péristyle, tout en laissant presque inchangé le parc dessiné par l’architecte des jardins André Le Nôtre. Le tableau de Watteau montre la grande allée du parc, semblable à un couloir de verdure, qui conduit à la demeure quelque peu chimérique[27]. (Illustration 3)

Le parcours du regard dans La Perspective
Quel est le parcours du regard du spectateur de ce tableau ? Dans les compositions du peintre, le paysage au fond et les groupements des personnages au premier plan (qui paraissent indépendants du paysage) éveillent le sentiment d’une fragmentation et causent la dispersion du regard. Les toiles de Watteau n’ont généralement pas une unique scène centrale. Ce phénomène — le polycentrisme, allant de père avec le décentrement — caractérise aussi la dernière œuvre du peintre, L’Enseigne de Gersaint. Le centre de ce tableau (que l’on pourrait situer à la porte d’entrée du magasin) est vide, et il en va de même pour Les Deux Cousines, toile également déterminée par le principe de décentrement qui place les figures dans la partie droite, tout en laissant vide le reste. Cette technique de composition présuppose une manière de regarder bien spécifique, foncièrement différente des stratégies de réception de la grande majorité des peintures de l’époque de la Renaissance et du XVIIe siècle[28]. (Illustrations 4 et 5)

À cause des dimensions réduites de la plupart des compositions de Watteau, la place de leur spectateur est relativement fixe, cependant, son regard flotte entre les figures et les éléments du paysage. La raison en réside dans la solution frappante de la représentation de l’espace adoptée par le peintre, qui peut être très bien observée dans La Perspective. L’élément spécifiquement rococo dans la solution de Watteau est qu’en effaçant les lignes orthogonales, il élimine la transition entre les plans, et c’est le spectateur qui doit, dans son imagination, relier le premier plan et l’arrière-plan.

La Perspective montre donc la vue donnant sur le parc du domaine de Montmorency. Watteau a pourtant traité ce motif avec une relative liberté : il a représenté le bâtiment construit par Le Brun comme un « château enchanté », propice à la rêverie. On peut comparer cette toile avec l’extrait tiré des Confessions de Rousseau qui, en tant qu’invité des Luxembourg, habitait entre 1756 et 1762 à Montmorency, dans la maison construite par Le Brun. Dans le passage que nous allons citer un peu plus longuement, le petit château dont il est question correspond à celui qui est représenté dans l’arrière-plan du tableau de Watteau : « Entre l’orangerie qui occupe cet élargissement, et cette pièce d’eau entourée de coteaux bien décorés de bosquets et d’arbres, est le petit château dont j’ai parlé. Cet édifice et le terrain qui l’entoure appartenaient jadis au célèbre Le Brun, qui se plut à le bâtir et le décorer avec ce goût exquis d’ornements et d’architecture dont ce grand peintre s’était nourri. Ce château depuis lors a été rebâti, mais toujours sur le dessin du premier maître. Il est petit, simple, mais élégant. […] Quand on regarde ce bâtiment de la hauteur opposée qui lui fait perspective, il paraît absolument environné d’eau, et l’on croit voir une île enchantée, ou la plus jolie des trois îles Borromées, appelée Isola bella, dans le lac Majeur[29]. »

Bien que Rousseau ait écrit les Confessions plusieurs décennies après la mort de Watteau, et qu’en décrivant le domaine de Montmorency, il ne cite pas le nom du peintre, la parenté entre la citation et l’œuvre de l’artiste est plus que flagrante : on a l’impression de lire une description poétique du paysage représenté sur La Perspective. À propos de l’expression « île enchantée », qui figure à la fin de la citation, il est intéressant de noter que Watteau ait exécuté aussi un tableau connu sous le titre d’Île enchantée [30]. (Illustration 6)

Les éléments typiques des « fêtes galantes » se retrouvent également sur cette composition : la disposition semblable à une scène de théâtre, les personnages élégamment vêtus au premier plan (dont deux sont montrés de dos), l’eau du lac au centre du tableau et, à l’arrière-plan, le paysage féérique. Il en va de même pour l’élimination de la transition entre le premier plan et l’arrière-plan : ce moyen de représenter la perspective ajoute à l’effet d’« île enchantée ».

À l’exemple de La Perspective de Watteau, nous avons montré, dans cette étude, que cette manière de composition est intimement liée à la conception novatrice de la perspective proposée par l’artiste. Celle-ci conduit, au XVIIIe siècle, à une manière toute neuve de regarder la peinture et, par là même, à de nouvelles stratégies de la réception des œuvres d’art. En même temps, elle annonce un changement de paradigme dans l’esthétique, qui commence avec les idées sur l’art du théoricien contemporain de Watteau, l’abbé Jean-Baptiste Du Bos, et aboutit, à la fin du siècle, aux écrits esthétiques d’Immanuel Kant. Ce changement de paradigme peut se résumer ainsi : les théoriciens de l’art tiennent désormais l’effet que l’œuvre d’art est censée exercer sur le spectateur pour plus important que la production des œuvres sur la base des règles académiques.

B i b l i o g r a p h i e

S o u r c e s  p r i m a i r e s
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N o t e s
[1] Sur les œuvres littéraires ayant des trames polyphoniques, voir WEISGERBER, J. : Les masques fragiles. Esthétique et formes de la littérature rococo. Lausanne : L’Âge de l’Homme 1991, p. 168. Sur la conception de l’écriture diderotienne en tant qu’une succession d’images, voir SZÉKESI, D. : « Minden átalakul és elmúlik ». Emberkép Diderot természetfilozófiájában [« Tout change et tout passe ». La représentation de l’homme dans la philosophie de nature de Diderot]. Budapest : Ráció 2016, p. 27-28.
[2] Le substantif latin « perspectiva » a une double signification : la vue claire et la vue traversante, et renvoie entre autres aux actions de reconnaître, de discerner ou de prévoir. Voir FAVENNEC, D. – RIBOULET-DEYRIS, E. : Douce Perspective. Une histoire de science et d’art. Paris : Ellipses 2007, p. 1.
[3] FURETIÈRE, A. : Dictionnaire Universel (1690). La Haye – Rotterdam : Arnoud & Leers 1702, t. 3, s. p.
[4] Gravure de Louis Crépy (d’après Jean-Antoine Watteau) : La Perspective. Vers 1728, eau-forte et burin, 35,3×43,2 cm. Paris : Louvre, Département d’Arts graphiques, Collection Edmond de Rothschild. Source de l’image : https://collections.louvre.fr/en/ark:/53355/cl020552244.
[5] HAUSER, A : Histoire sociale de l’art et de la littérature, t. III : L’Époque moderne. Paris : Le Sycomore 1982, p. 9.
[6] Si la conception de la vision perspective (vers 1415) est liée au nom de l’architecte florentin Filippo Brunelleschi, sa théorisation en peinture revient à Leon Battista Alberti : c’est à partir de son ouvrage De pictura [Della pittura] de 1435 que s’est imposée la notion géométrique de l’espace.
[7] Comme le remarque István Orosz, ce n’est guère un hasard qu’à cette époque, de plus en plus de philosophes et de savants (dont Nicolas de Cues ou Giordano Bruno) ont commencé à s’occuper de la question de l’infini. OROSZ, I. : Mekkora kép! [Quelle image !]. Budapest : Typotex 2021, p. 11.
[8] Il s’agit de : Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques (1968) de Michel Serres. DAMISCH, H. : L’origine de la perspective. Paris : Flammarion 1993, p. 73.
[9] La question de la perspective est liée à celle de l’infini, du vide et de l’invisible. Comme le formule Jean-Luc Marion, « en perspective, le regard se perd dans le vide », mais qui n’est pas équivalent au vide physique, à l’absence des choses : ce n’est pas un « espace réellement parcourable, habitable, limitable », mais il s’agit là d’un vide invisible. MARION, J.-L. : La croisée du visible et de l’invisible. In BONFAND, A. – LABROT, G. – MARION, J.-L. : Trois essais sur la perspective. Paris : Éditions de la Différence 1985, p. 15-16.
[10] Nous ne nous attarderons pas ici sur la présentation du débat théorique sur la perspective (1650-1670), ayant déterminé le contexte académique de la deuxième moitié du XVIIe siècle, puisque celui-ci n’a pas eu d’influence directe sur l’art de Watteau. Sur ce débat, voir : HAMOU, Ph. : La vision perspective (1435-1740). L’art et la science du regard, de la Renaissance à l’âge classique. Paris : Payot & Rivages 2007, p. 29-33.
[11] La littérature artistique considère Watteau jusqu’à nos jours comme le créateur et le représentant majeur du genre des « fêtes galantes ». L’expression « fête galante », pour désigner le genre de Watteau et de ses suiveurs, est pourtant peu courante dans le discours artistique avant la fin du XVIIIe siècle.
EIDELBERG, M. : Watteau, peintre de fêtes galantes. In : Watteau et la fête galante, catalogue par EIDELBERG, M. – ANDERMAN, B. – GLORIEUX, G. et al. (éds.) : EIDELBERG, M. – ANDERMAN, B. – GLORIEUX, G. et al. Paris – Valenciennes : RMN – Musée des beaux-arts de Valenciennes 2004, p. 17-27.
[12] Cf. JULLIENNE, J. de : Abrégé de la vie d’Antoine Watteau (1726). In : ROSENBERG, P. (éd.) : Vies anciennes de Watteau. Paris : Hermann 1984, p. 17. Voir à ce sujet : MANTION, J.-R. : Sites de Watteau. Watteau et la question du paysage. In : MOUREAU, F. – MORGAN GRASSELLI, M. (éds.) : Antoine Watteau (1684-1721) : le peintre, son temps et sa légende. Paris – Genève : Champion – Slatkine 1987, p. 149-155.
[13] CAYLUS, A.-C.-Ph. (comte de) : La vie d’Antoine Watteau (1748). In : ROSENBERG, P. (éd.) : Vies anciennes de Watteau, op. cit., p. 79.
[14] « Cette façon de composer, qui n’est assurément pas à suivre, est la véritable cause de cette uniformité qu’on peut reprocher aux tableaux de Wateau ». Ibid., p. 9.
[15] Cf. FÉLIBIEN, A. : Préface aux Conférences. In MÉROT, A. (éd.) : Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIe siècle. Paris : ENSB-A 1996, p. 50.
[16] PILES, R. de : Cours de peinture par principes [1708]. Paris : Gallimard 1989, p. 99.
[17] Ibid., p. 99 et 100. Il s’agit là de la distinction entre la nature reconstruite par l’homme et la nature laissée à elle-même. MÉROT, A. : Du paysage en peinture dans l’Occident moderne. Paris: Gallimard 2009, p. 134.
[18] CAYLUS, A.-C.-Ph. (comte de) : Op. cit., p. 61-62.
[19] Jean-Antoine Watteau : Assemblée dans un parc. 1717, huile sur bois, 32×46 cm. Paris : Louvre. Source de l’image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Antoine_Watteau_-_Gathering_in_the_Park_-_WGA25451.jpg
[20] DÉMORIS, R. : Les fêtes galantes chez Watteau et dans le roman contemporain. In : Dix-huitième siècle, 1971, n° 33, p. 352.
[21] Plusieurs projets de décor pour les opéras de Lully montrent des ressemblances avec la composition de Watteau : ils représentent dans leur arrière-plan souvent un bâtiment vers lequel conduisent les colonnades ou les alignements de chênes aux deux côtés de la scène.LA GORCE, J. de : Watteau à l’Opéra (1702) ? In : MOUREAU, F. – MORGAN GRASSELLI, M. (éds.) : Antoine Watteau (1684-1721) : le peintre, son temps et sa légende. Paris – Genève : Champion – Slatkine 1987, p. 11-16.
[22] WEISGERBER, J. : Op. cit., p. 179.
[23] Ibid., p. 187. Il convient de préciser que le polycentrisme se distingue de la polycentralité : ce dernier concept, qui s’inspire de la géographie, s’occupe de l’étude de la circulation des produits artistiques, des échanges des activités artistiques qui se répartissent en plusieurs centres. Voir BESSE, J.-M. : Approches spatiales dans l’histoire des sciences et des arts. In : L’Espace géographique, vol. 39, 2010, p. 211-224.
[24] WEISGERBER, J. : Op. cit., p. 167.
[25] Ibid., p. 171-172. Alain Mérot appelle Watteau le « peintre de l’indécision ». MÉROT, A. : Op. cit., p. 279.
[26] Dans ses Notes manuscrites, le collectionneur du XVIIIe siècle, Pierre-Jean Mariette évoque le tableau sous le titre d’Une Vue du jardin de M. Crozat à Montmorency. VETTER, A. W. : Antoine Watteau – peintre de fêtes galantes? In: FLORACK, R. – SINGER, R. (éds.) : Die Kunst der Galanterie. Facetten eines Verhaltensmodells in der Literatur der frühen Neuzeit. Berlin : Walter de Gruyter 2012, p. 231.
[27] Jean-Antoine Watteau : La Perspective. Vers 1715, huile sur toile, 47×55 cm. Boston : Museum of Fine Arts. Source de l’image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Antoine_Watteau_-_La_Perspective_(View_through_the_Trees_in_the_Park_of_Pierre_Crozat)_-_WGA25444.jpg
[28] Jean-Antoine Watteau : L’Enseigne de Gersaint. 1720, huile sur toile, 163×306 cm. Berlin : Schloss Charlottenburg et Les Deux cousines. Vers 1716, huile sur toile, 30×36 cm. Paris : Louvre. Source des images : https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Enseigne_de_Gersaint#/media/Fichier:Antoine_Watteau_047.jpg et https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Deux_Cousines#/media/Fichier:Watteau_cousines.jpg.
[29] ROUSSEAU, J.-J. : Confessions. Paris : Henri Beziat, s. d. [1938], t. 2, p. 135. Sur la situation topographique de l’île dans l’œuvre de Rousseau, voir MARSÓ, P. : L’architecture de l’isolement : îles naturelles et artificielles dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau. In : Has Magazine, Espaces et lieux, n° 05, juillet 2022. URL : https://humanitiesartsandsociety.org/magazinefr/larchitecture-de-lisolement-iles-naturelles-et-artificielles-dans-la-pensee-de-jean-jacques-rousseau/ [Consulté le 12.11.2022]
[30] Gravure de Jacques-Philippe Le Bas, d’après le tableau de Jean-Antoine Watteau : L’île enchantée. Vers 1734, eau-forte et burin, 39,3×49,8 cm. Genève : Musée d’art et d’histoire. Source de l’image : https://collections.geneve.ch/mah/oeuvre/lile-enchantee/e-2011-0104

Le présent texte s’inscrit dans le projet scientifique du Ministère hongrois de l’Innovation et de la Technologie (NKFIH, projet n° 134719) intitulé « Communication esthétique en Europe (1700-1900) ».

Katalin Bartha-Kovács
Université de Szeged
kovacsk@lit.u-szeged.hu

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