De la dissidence esthétique au marketing littéraire : stratégies centrifuges et centripètes des romanciers suisses contemporains


Eva Voldřichová Beránková: De la dissidence esthétique au marketing littéraire : stratégies centrifuges et centripètes des romanciers suisses contemporains [From Aesthetic Dissidence to Literary Marketing: Centrifugal and Centripetal Strategies of Contemporary Swiss Novelists]. In: Ostium, vol. 19, 2023, no. 2.


Abstract: Charles-Ferdinand Ramuz was once rejected by the Parisian center, since he was not “at the right distance” from French literary standards. His subsequent strategy to finally gain recognition by Paris therefore consisted of “exaggerating his own differences” and cultivating his “vaudoiserie”. A hundred years later, writers such as Jean-Pierre Rochat (1953), Noëlle Revaz (1968) or Joël Dicker (1985) have also developed a panoply of techniques likely to attract favors (as well as indignation) to them in Paris. Historically and logically the closest to Ramuzian regionalism, Rochat struggles (mostly in vain) to give voice to Swiss peasants, a resolutely non-elitist and decentered social class. Noëlle Revaz’s trilingual experiments are better received in France, Germany and Belgium, even if her reception remains limited to an audience of academics, as well as regulars at literary cafés, festivals or media libraries. As for Joël Dicker, his triumphs in various cultural centers of the world are beyond doubt. However, the question arises whether the “Swissness” represented by him is not a pure commercial strategy.

Keywords: center, periphery, Francophone literatures, French-speaking Switzerland, Jean-Pierre Rochat, Noëlle Revaz, Joël Dicker

Résumé: Rejeté par le centre parisien pour n’avoir pas trouvé « la bonne distance » des normes littéraires françaises, Charles-Ferdinand Ramuz a fini par fonder sa stratégie ultérieure, réussie, sur l’exagération « de sa propre différence » et la mise en relief de sa « vaudoiserie ». Cent ans plus tard, des écrivains comme Jean-Pierre Rochat (1953), Noëlle Revaz (1968) ou Joël Dicker (1985) ont également développé une panoplie de techniques susceptibles de leur attirer les faveurs (mais aussi l’indignation) de Paris. Historiquement et logiquement le plus proche du régionalisme ramuzien, Rochat se bat (le plus souvent en vain) pour donner la parole aux paysans suisses, une classe sociale résolument non élitiste et décentrée. Les expériences trilingues de Noëlle Revaz sont mieux accueillies en France, en Allemagne et en Belgique, même si sa réception reste limitée à un public d’universitaires, ainsi qu’aux habitués des cafés littéraires, des festivals ou des médiathèques. Quant à Joël Dicker, ses triomphes dans les différents centres culturels du monde ne font aucun doute. Toutefois, la question se pose de savoir si la « suissitude » qu’il représente n’est pas une pure stratégie commerciale.

Mots-clés : centre, périphérie, littératures francophones, Suisse romande, Jean-Pierre Rochat, Noëlle Revaz, Joël Dicker

Introduction – Le paradigme ramuzien
Le doyen de la littérature suisse romande, Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947), s’est jadis fait rejeter par le centre parisien – qu’il a, lui-même, défini par la suite comme « la banque universelle des changes et des échanges littéraires[1] » – puisqu’il ne se trouvait pas « à la bonne distance » des normes littéraires françaises. Comme le rappelle Pascale Casanova : « C’est sa proximité même qui l’empêch[ait] de s’intégrer à Paris : trop proche – parlant français avec un accent –, c’est-à-dire trop provincial aux yeux des instances consacrantes pour être accepté, et pas assez éloigné – c’est-à-dire étrange, exotique, nouveau – pour susciter l’intérêt des instances critiques, il est exclu et rejeté de Paris au bout de quelques années[2]. »

Sa stratégie ultérieure pour se faire enfin reconnaître par le centre a paradoxalement consisté à exagérer ses propres différences, à cultiver sa particularité régionale par le moyen des Cahiers vaudois qu’il soutenait dès 1914 et dont il a rédigé le manifeste fondamental, intitulé Raison d’être. Dans ce texte, Ramuz commence par résumer son expérience frustrante de jeune poète provincial inassimilable : « Je m’efforce en vain d’y participer, j’y suis maladroit, je m’en rends compte et ma maladresse s’en accroît. L’embarras où l’on est devient ridicule (on a vingt ans) ; on ne sait plus parler, on ne sait même plus marcher. De toutes petites différences d’intonation, ou dans l’accent, ou encore dans l’attitude, sont pires que les plus marquées et vous gênent bien davantage. L’Anglais reste un Anglais, l’Anglais n’étonne pas, il est “classé” : moi je suis presque pareil à ceux qui m’entourent, et, voulant l’être tout à fait, je n’échoue que d’un rien, mais terriblement voyant[3]. »

Peu après, Ramuz renverse l’ordre des valeurs, transformant les traits dévalorisés en une différence proclamée. Fonctionnant comme une sorte de « retour au pays natal », la Raison d’être transcrit une décision nette de métamorphoser en une identité revendiquée le stigmate de l’accent et des manières provinciales. Désormais, Ramuz se fera le chantre de la « vaudoiserie » et tournera le dos à Paris, avec une ostentation destinée à séduire ce même Paris par sa propre indépendance d’esprit. Loin de s’enfermer dans un régionalisme pittoresque, l’écrivain suisse va chercher l’universel à travers le particulier : « La vie, l’amour, la mort, les choses primitives, les choses de partout, les choses de toujours. Mais pour que cette matière, qui est tout aussi bien africaine, ou chinoise, ou australienne que de « chez nous », soit effectivement opérante, il faut qu’elle ait été sentie dans l’extrême particulier de ce qui tombe sous nos sens, parce que là seulement immédiatement compréhensible, immédiatement vécue en profondeur et embrassée (à cause de ce grand mystère de la naissance et d’une racine plongée dans le sol)[4]. »

Cent ans plus tard, bien conscients de ce parcours-modèle ramuzien, les écrivains suisses contemporains développent toute une panoplie de techniques susceptibles de leur attirer les faveurs (tout comme les indignations) parisiennes, exhibant, tour à tour, différentes facettes de leur « suissité ». Pour illustrer ce phénomène, j’ai choisi trois romanciers appartenant grosso modo à trois générations différentes : Jean-Pierre Rochat (1953), Noëlle Revaz (1968) et Joël Dicker (1985).

Jean-Pierre Rochat et la paysannerie suisse
Après avoir travaillé comme berger en Suisse alémanique, Jean-Pierre Rochat a exploité avec sa famille une ferme au sommet de la montagne de Vauffelin et élevé des chevaux Franche-Montagne qui lui ont fait gagner plusieurs cours d’attelage. À la fois agriculteur et romancier prolixe, Rochat a publié plus d’une vingtaine de livres dont un roman intitulé L’Écrivain suisse allemand (2012) qui lui a valu le prix Michel-Dentan[5].

Cette œuvre raconte l’amitié improbable d’un paysan de montagne et d’un écrivain à succès. Entre l’amoureux des vaches et le Casanova des lettres s’échangent les expériences de la vie de bohème ou montagnarde, nomade ou sédentaire, rédigées dans un style à la fois brut et plein d’humour.

Au moment de recevoir le prix, Jean-Pierre Rochat a prononcé un discours de remerciements dont je reproduis ici la transcription textuelle :

« Bonsoir,
Je remercie les membres du Jury du Prix Michel-Dentan. Je suis très heureux de recevoir votre encouragement, c’est une motivation de plus pour me lever avant l’aube et pratiquer ma double vie, celle d’écrivain. L’autre jour, j’ai rencontré mon voisin et ami berger-paysan qui réparait la barre de son côté du pâturage, il m’a dit : Hé Rochat ! j’ai vu dans l’jour­nal, félicitations, tu t’emmerdes pas ! huit-mille balles ! qu’est-ce que tu vas en faire? c’est pas assez pour un chargeur frontal et c’est dommage d’éponger des dettes avec c’t argent là !
Non, j’ai dit, j’investirai pas ce Prix dans l’agriculture.
Un voyage ! il m’a dit, comme l’écrivain suisse-allemand et pourquoi pas le paysan suisse-allemand ? y en a plus que des écrivains par ici autour. Un voyage ! et où tu vas ? et qui c’est qui trait ?
Où je vais ? Comme Walser, à pied, cap sur une ville, et puis une autre. Ouais, le voisin et ami a dit : à pied t’arriveras jamais à dépenser tout ton fric, à moins que dans les villes tu nous dégrailles du petit biscuit croustillant. Mon voisin a le clin d’œil facile et moins naïf qu’il en a l’air, il dit : l’écri­ture, là, c’est pas un peu de la branlette des fois ? C’est une sorte de vanité, peut-être, j’y dis, qui peut faire du bien sûre­ment, apporter du plaisir, certainement, mais tu l’as lu ? mon bouquin ? Il m’a dit que oui, mais que ça tournait en rond et qu’il fallait qu’il le relise plus lentement pour pas chopper le tournis.
Il m’a dit aussi au bout d’un moment où on avait parlé de petites génisses prêtes au veau, finalement, suisse-allemand, c’est pas si mal, ça jette un pont, c’est bien de dire que c’est pas tous des cons. Et ce Michel Dentan, tu le salueras bien de ma part.
Il s’est encore excusé d’avoir comparé l’écriture à de l’onanisme et m’a souhaité bonne chance chez les intellos. Je vous remercie de m’avoir écouté[6]. »

 

Rochat change ici le discours de remerciements, très codifié, voire routinisé, en une performance littéraire. De la même manière qu’il s’est jadis dédoublé dans son roman, entre un écrivain et un paysan qui entretiennent une correspondance fictionnelle, il fait, ici aussi, dialoguer lui-même, représenté en « écrivain suisse allemand » (qui vient de recevoir le prix Michel-Dentan pour le roman éponyme), et en un voisin-paysan francophone (qui glose cette récompense de son propre point de vue plébéien, mais qui reprend en fait certaines convictions de Rochat).

Le discours direct se déroule dans une langue populaire, marquée par un registre rural, voire grivois, qui contraste avec l’usage des membres du jury salués à la fin. Selon Jérôme Meizoz, Rochat s’amuse à « carnavalise[r] la situation officielle au moyen d’un langage étranger à celle-ci. Au cœur d’une cérémonie régie par ceux que le voisin nomme les “intellos”, il fait entendre le discours caché des paysans dans l’entre-soi, et la crudité de leur regard sur la littérature[7] ».

Pour ce qui est de la suissité, elle s’avère, certes, mise en valeur — par l’intermédiaire du dialogue caustique entre un francophone et un Suisse allemand — mais sans dépasser le cadre du pays. Jean-Pierre Rochat reste un auteur très populaire au pays helvétique[8], mais la plupart de ses tentatives pour s’établir en France — tant en agriculteur qu’en écrivain — se sont soldées par un refus poli[9]. (Comme dans le cas de Ramuz, son illustre prédécesseur.)

Noëlle Revaz et ses expérimentations trilingues
Un pas supplémentaire vers une reconnaissance par le centre parisien a été franchi, dans la génération suivante, par Noëlle Revaz, l’auteur de L’Infini livre (2014), une excellente dystopie qui met en scène un monde où les œuvres littéraires ainsi que les écrivains sont devenus de purs objets décoratifs, jugés selon la couverture ou le vêtement.

Vivant dans la ville de Bienne, située à la frontière entre la Suisse romande et alémanique, Noëlle Revaz dédouble, elle aussi, sa création entre l’écriture de romans et de nouvelles, d’une part, et, de l’autre, la performance publique de sketches qu’elle réalise en un duo franco-allemand avec son mari Michael Stauffer (1972). Intitulé « Nomi Nomi », selon les premières syllabes des prénoms des deux écrivains, le couple réalise des lectures-spectacles humoristiques dans des cafés littéraires ou des médiathèques.

D’habitude, les deux artistes sont assis devant leurs feuilles et une bouteille d’eau, lisant et interprétant leurs textes. Noëlle lit, tandis que Michael l’accompagne de pantomime et de commentaires en dialecte alémanique. Une autre fois, Michael récite ses propres textes en anglais, tandis que Noëlle le paraphrase dans une variante suisse du français. Parfois, les deux époux échangent leurs textes et les lisent, chacun dans la langue qu’il connaît moins bien et dans laquelle il a un fort accent.

Du point de vue thématique et formel, les spectacles de Nomi Nomi sont toujours basés sur le plurilinguisme suisse. Voici un exemple d’expérimentation ludique, présentée d’abord dans la ville de Vevey, puis reprise lors d’une tournée en France et en Allemagne :

 

« Je suis
Je suis suisse
Je suis çui qu’est suisse
J’essuie
Çui qu’est suisse essuie
Je suis çui qu’est suisse qu’essuie
Et çui qu’est pas suisse
Est-ce qu’il essuie, çui qu’est pas suisse ?
Il essuie pas çui qu’est suisse
Çui qu’essuie pas çui qu’est pas suisse
Et çui qu’essuie pas, il est pas Suisse ?…
[…]
Les Suisses en Suisse essuient
Çui qu’essuie pas c’est pas çui qu’est Suisse
Si çui qu’essuie est pas suisse
La Suisse est ensuite aux Suisses
La Suisse essuie çui qu’est pas suisse.
[…]
Çui qu’est Suisse est suissesse
Les Suissesses suivent les Suissesses
Celles qui suivent pas sont pas suissesses
Et celles qui essuient sont-elles suissesses ?
Elles sont suissesses si elles essuient
Celles qui sont pas suissesses les essuient
[…]
La Suisse est aux Suissesses
La Suisse essuie pas les Suissesses
La Suisse essuie celles qui sont pas suissesses[10]… »

 

No commence à réciter le texte en français. À partir du vers 8, Mi le reprend selon le principe du canon, mais adapté en dialecte bernois. Leurs deux dictions se superposent et on n’entend bientôt plus que les effets de rimes internes et de paronomases. Il s’agit d’un plaisir de ramener la langue à son matériel sonore, de pratiquer une cacophonie joyeuse, à l’instar des petits enfants dont Freud avait jadis remarqué le plaisir à réduire les mots à des effets de rime ou de rythme, sans tenir compte de leur sémantique[11].

Pourtant, les locuteurs francophones restent capables de distinguer trois niveaux sémantiques, parfois assez troublants :

  • La division du travail entre « Çui qu’est suisse » et « Çui qu’est pas suisse »
  • La question de la xénophobie (« la Suisse est ensuite aux Suisses »)
  • Les rapports entre les deux sexes (Les Suisses versus les Suissesses)

 

Loin d’idéaliser leur patrie et la suissité en général, Nomi Nomi mettent l’accent non seulement sur des problèmes socio-économiques contemporains, mais également sur le fameux phénomène de Röstigraben[12] (traduit en français par « fossé des Rösti », « barrière des Rösti » ou « rideau des Rösti ») : théoriquement, tous les Suisses sont censés parler ou, du moins, comprendre toutes les langues nationales, de sorte que l’État fédéral donne à chacun la possibilité de s’exprimer dans sa langue maternelle. En pratique, lors des réunions ou au sein des institutions, de nombreux monologues se poursuivent sans que personne n’y accorde la moindre attention. Les tensions et incompréhensions existant entre les différentes communautés linguistiques suisses inspirent un humour particulier que nous pouvons trouver tant dans la littérature (Emil Steinberger, dit « Emil », Isabelle von Allmen, dite « Zouc », Massimo Rocchi) que dans les revues humoristiques francophones (Vigousse, La Tuile, La Distinction) ou alémaniques (Nebelspalter).

À la différence de celle de Jean-Pierre Rochat, l’œuvre trilingue de Noëlle Revaz se trouve plutôt bien accueillie en France, en Allemagne et en Belgique, même si sa réception reste limitée à un public formé d’universitaires, d’habitués de cafés littéraires, de festivals ou de médiathèques.

Les stratégies commerciales de Joël Dicker
Si, parmi les écrivains suisses contemporains, il y en a un qui a réellement séduit les centres, tant parisien que new-yorkais, il s’agit de Joël Dicker (1985), un jeune prodige qui a publié, en 2012, le bestseller mondial intitulé La Vérité sur l’affaire Harry Quebert pour lequel il a obtenu le prix Goncourt des Lycéens et le grand prix du roman de l’Académie française. Ce thriller a également fait partie de la dernière sélection du prix Goncourt 2012 et, après avoir été traduit dans une quarantaine de langues, il s’est vendu à plus de trois millions d’exemplaires dans le monde entier. À partir de 2015, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert a inspiré plusieurs feuilletons radiophoniques et une série télévisée réalisée par Jean-Jacques Annaud. Aujourd’hui, rares sont les librairies, gares et aéroports occidentaux qui ne disposent d’au moins un grand rayon Dicker, accompagné de cartons publicitaires et assiégé en permanence par des curieux.

À première vue, il semble insensé d’évoquer une quelconque « suissité » à propos d’un écrivain qui passe systématiquement par les éditeurs et les prix parisiens, dont les traductions sont négociées à la Foire de Francfort, qui bénéficie de tout un réseau d’agents susceptibles de lui attirer les faveurs de la presse internationale ainsi que des réseaux sociaux et pour qui des académiciens influents (Marc Fumaroli ou Dominique Schnapper — la fille de Raymon Aaron) ont pris l’habitude de faire de la publicité avant même la parution du livre en question.

En effet, fils d’un enseignant et d’une libraire, juriste de formation, Joël Dicker a appris à toujours aller droit au centre et, combinant des techniques du roman américain avec des thèmes dont les jeunes Français raffolent sur Netflix, il s’est progressivement constitué une véritable « marque » commerciale, pas trop éloignée de celle de Steven King aux États-Unis.

Or, contrairement à d’autres écrivains romands — l’éternel outsider Charles Ferdinand Ramuz, Nicolas Bouvier ou Jacques Chessex, qui ne cessent de satiriser les valeurs helvétiques, Dicker, lui, ne cherche pas à faire oublier sa nationalité ni à ironiser sur ses origines. Bien au contraire, il entend servir les « valeurs suisses » (précision, fiabilité, dynamisme) pour les associer à sa propre image : « Oui, je me sens spécifiquement Suisse, d’autant plus à l’étranger où je donne des conférences pour les représentations suisses. Tout à coup vient un attachement très fort : on fait partie d’une équipe qui promeut des valeurs de la Suisse à l’étranger[13]. »

 

En 2015, Dicker pose ainsi aux commandes d’un Airbus A320 pour faire l’éloge de Swiss Air, en compagnie du jeune chanteur pop Bastian Baker. Peu après, il confie fièrement au quotidien Le Matin qu’il « écrit ses romans à 10  000 mètres d’altitude[14] ».

Quelques mois plus tard, l’écrivain rédige un thriller sous la forme d’une web-série, dont le dénouement ne sera connu que des personnes qui achèteront la nouvelle Citroën DS 4 ou DS 4 Crossback. La voiture joue un rôle très important dans la série, puisque le narrateur autobiographique utilise toutes les innovations technologiques qu’elle offre, notamment la fonction Apple CarPlay, lui permettant de noter, tout en conduisant, les idées créatives qui lui viennent à l’esprit.

Parallèlement à sa fonction d’« ambassadeur Citroën », Joël Dicker n’hésite pas à associer son nom à d’autres entreprises françaises ou suisses, notamment des horlogeries, des chocolateries ou des librairies. Tandis que certains critiques littéraires le traitent de « vendeur d’aspirateurs[15] », le comparent à Guillaume Musso, ce représentant par excellence de la littérature de gare, voire l’inculpent de reprendre les codes d’Hollywood et de provoquer ainsi « un appauvrissement de la bibliodiversité[16] », d’autres cherchent dans ses œuvres des stratégies de best-sellerisation similaires à celles qui ont été mises en place dans Cinquante nuances de Grey[17] ou d’autres livres américains.

Tout en comprenant l’exaspération des universitaires face à un jeune auteur qui n’hésite pas à commercialiser ses talents littéraires, il faut se demander si les algorithmes pour produire un best-seller s’avèrent à ce point prévisibles et reproductibles. Suffit-il vraiment d’avoir une « belle gueule » et de la promener dans les médias pour vendre trois millions d’exemplaires de chacun de ses livres ? L’avenir de Joël Dicker le montrera.

Conclusion
Le présent article a résumé trois images de la « suissité » utilisées dans les stratégies de réussite mises en œuvre par trois écrivains contemporains : dans celle de Jean-Pierre Rochat, historiquement et logiquement la plus proche du régionalisme ramuzien, il s’agit de donner la parole aux paysans suisses, une classe sociale résolument non élitiste et décentrée qui pourrait sinon passer pour la grande absente de la culture contemporaine. Même si l’auteur n’y renvoie pas explicitement, sa démarche relève assez clairement de l’« ethnocritique », une approche née après la publication de Bovary Charivari (1994) de Jean-Marie Privat et devenue école critique dans les années 2000 : « L’ethnocritique s’intéresse à la polyphonie culturelle et spécialement […] à la présence des formes de culture subalterne, dominée, illégitime, populaire, folklorique dans la littérature écrite dominante, savante, cultivée, noble, légitimée[18]. »

Cette nouvelle discipline s’efforce de réhabiliter la culture populaire, sans pour autant tomber dans des a priori traditionnels : « refoulée, la culture populaire l’est comme l’élément inférieur dans une certaine hiérarchie culturelle ; réifiée, elle l’est comme un objet sans autonomie plagiant les cultures dominantes ; déifiée, elle l’est par les tenants d’un certain populisme qui voient dans la culture populaire une forme d’authenticité que la tradition savante se serait évertuée à falsifier[19]. »

Jean-Pierre Rochat réussit cette tâche ingrate dans le contexte suisse, mais le centre parisien continue à l’ignorer, tout comme il ignore l’ethnocritique en général. (En France, elle n’est développée que par l’« École de Metz » et publiée par les Presses Universitaires de Nancy, tandis qu’au Québec, par exemple, elle connaît un succès considérable.)

Les expérimentations ludiques de Noëlle Revaz s’avèrent, elles, plus centripètes et mieux adaptées aux attentes des ambassades, des universités et des médiathèques francophones. Installée au carrefour des régions francophones et germanophones, la romancière et performeuse a su se ménager un accès durable, par ses publications et ses contacts, à des marchés nationaux voisins (France, Allemagne, Belgique). Pour une fois, une acception intelligente et non-réductrice de la périphérie suisse a réussi à intéresser les élites du centre.

Quant à Joël Dicker, ses triomphes dans les différents centres culturels du monde ne font pas l’ombre d’un doute. Or, la question se pose si la suissité représentée par lui ne se réduit pas à une pure stratégie commerciale. À l’opposé du parcours ramuzien, ce jeune provincial talentueux arpente les capitales muni d’une solide mallette remplie de produits suisses et invite les lecteurs à considérer ses propres livres comme tout aussi fiables, dynamiques et glamour que le reste de l’industrie helvétique. Là où le paysan a échoué et où l’humoriste a remporté un succès d’estime, le marchand cartonne.

B i b l i o g r a p h i e
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N o t e s
[1] RAMUZ, Ch.-F. : Paris. Notes d’un Vaudois. Lausanne : Éditions de l’Aire 1978, p. 65.
[2] CASANOVA, P. : La République mondiale des Lettres. Paris : Éditions du Seuil 2008, p. 310-311.
[3] RAMUZ, Ch.-F. : Raison d’être. 1er Cahier vaudois. Lausanne : C. Tarin 1914, p. 19. Disponible sur : https://archive.org/details/raisondtreparc00ramuuoft/page/n9/mode/2up.
[4] Ibid., p. 62.
[5] Il s’agit d’un prix littéraire suisse créé en 1984 en mémoire de Michel Dentan (1926-1984), professeur de littérature, éditeur et critique lausannois. L’une des plus importantes récompenses littéraires de la Suisse romande, le prix peut être attribué à « un auteur suisse ou vivant en Suisse, d’expression française, qui s’impose par la force d’écriture, son originalité, son pouvoir de fascination et le bonheur de lecture qu’il procure ». (« Le Prix Michel-Dentan 2021 va à Bruno Pellegrino », Le Temps,‎ 6 juin 2021. Disponible sur : https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=https%3A%2F%2Fwww.letemps.ch%2Fculture%2Fprix-micheldentan-2021-va-bruno-pellegrino#federation=archive.wikiwix.com.)
[6] Discours de remerciements à l’occasion du Prix Michel-Dentan, prononcé au Cercle littéraire de Lausanne en mai 2013. Repris dans Meizoz, J. : La Littérature « en personne ». Scène médiatique et formes d’incarnation. Genève : Slatkine Érudition 2016, p. 36-37.
[7] Ibid., p. 38.
[8] En 2019, le prix littéraire du Roman des Romands, l’équivalent suisse du Goncourt des lycéens français, a été décerné à Jean-Pierre Rochat pour son roman Petite Brume.
[9] DONZÉ, V. : J’avais l’ennui de mes bêtes, alors j’ai pris un âne. Portrait de Jean-Pierre Rochat. In : Le Matin, le 29 avril 2019, disponible sur : https://www.lematin.ch/story/j-avais-l-ennui-de-mes-betes-alors-j-ai-pris-un-ane-544479771816.
[10] MEIZOZ, J. : Faire l’auteur en régime néo-libéral. Rudiments de marketing littéraire. Genève : Slatkine Érudition 2020, p. 161-162.
[11] « Lorsque l’enfant apprend le vocabulaire de sa langue maternelle, il se plait à “expérimenter ce patrimoine de façon ludique” (Groos). Il accouple les mots sans souci de leur sens, pour jouir du plaisir du rythme et de la rime. Ce plaisir est progressivement interdit à l’enfant jusqu’au jour où finalement seules sont tolérées les associations de mots suivant leur sens. » (Freud, S. : Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient [1905]. Document produit en version numérique par Gemma Paquet. Collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi. Disponible sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/le_mot_d_esprit/freud_le_mot_d_esprit.pdf.)
[12] Röstigraben est une expression d’origine suisse alémanique qui désigne les différences de mentalité, de langue et d’éventuels clivages politiques entre la Suisse romande francophone et la Suisse alémanique germanophone. Les rösti sont une galette de pommes de terre, typique de la Suisse alémanique.
[13] Entretien accordé à Bilan, un magazine économique suisse, le 19 septembre 2013. Repris dans Meizoz, J. : Faire l’auteur en régime néo-libéral. Rudiments de marketing littéraire. Genève : Slatkine Érudition 2020, p. 56.
[14] CASTILLO, A. : Les rituels quotidiens des génies créatifs. In : Le Temps, le 14 octobre 2015. Disponible sur : https://www.letemps.ch/economie/rituels-quotidiens-genies-creatifs.
[15] « Un écrivain est-il un vendeur d’aspirateurs comme un autre ? », Le Matin, le 18 octobre 2015. Disponible sur : https://www.academia.edu/36258329/Fixxion_15_d%C3%A9cembre_2017_Paroles_de_vendeur_Jo%C3%ABl_Dicker.
[16] RIEDEL, C. : Le monde du livre a repris les codes d’Hollywood. In : Geneva Summer Mapping, le 8 novembre 2020. Disponible sur : https://www.tdg.ch/le-monde-du-livre-a-repris-les-codes-dhollywood-426654865944.
[17] ILLOUZ, E. : Hard-Core Romance: Fifty Shades of Grey, Best-Sellers, and Society. University of Chicago Press 2014.
[18] PRIVAT, J.-M. : À la recherche du temps (calendaire) perdu. Pour une lecture ethnocritique. In : Poétique, 2000, no 123, p. 301.
[19] Drouet, Guillaume. « Les voi(e)x de l’ethnocritique », Romantisme, 2009/3, no 145, p. 13.

Le présent article s’inscrit dans le projet de recherche GAČR n. 20-14919S “Centre and Periphery : Changes in the Postcolonial Situation of Romance-language Literatures in the Americas, Africa and Europe”, dans le Projet Européen du Développement Régional « Créativité et adaptabilité comme conditions du succès de l’Europe dans un monde interconnecté » (No. CZ.02.1.01/0.0/0.0/16_019/0000734) et dans « Cooperatio », le programme de soutien institutionnel de base pour la science et la recherche à l’Universté Charles – domaine scientifique : Littérature/Études médiévales.

Eva Voldřichová Beránková
Université Charles
eva.berankova@ff.cuni.cz

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