Jean-Paul Nicolaï: Rendre autonome à partir de Ricœur [Making Autonomous starting from Ricoeur]. In: Ostium, vol. 19, 2023, no. 1.
Making Autonomous starting from Ricoeur
Kantian autonomy presents uncomfortable aspects for Ricœur. He surrounds the related morality with an Aristotelian ethics until it is reduced to a deontological filter of our actions. We show that it is nevertheless possible to leave more room for reason while respecting what for Ricœur is fundamental: others in the constitution of oneself, the feeling of love and the inscription of what we are in the history of humanity. The idea of autonomy then takes on more vivid colors.
Keywords: Autonomy, Ethics, Aesthetic, Narrativity, Ontogenesis
Un concept dérangeant
Comme certains chrétiens, Ricœur est gêné par le concept d’autonomie chez Kant. Il est question en effet pour Kant de vouloir être juste, ce qui s’accorde mal à la justification gracieuse que pose la religion. Vouloir faire le bien revient à se prendre pour Dieu[1]. De même, nous ne pouvons être les auteurs d’une loi d’origine divine, ce que réclamerait une totale autonomie.
Tillich avant Ricœur a cherché dans la théonomie à échapper à cette difficile articulation entre un salut par l’agir et un salut par le pâtir. Pour Tillich, « l’indépendance de la raison autonome réside dans la conformité à la nécessité de ses propres structures »[2], ce qui est beaucoup plus que la conformité à la loi morale, même en supposant que ces structures sont le fait de Dieu. L’hétéronomie pour sa part serait une des composantes de la raison, oubliée par l’autonomie : sa profondeur, temporelle notamment. La théonomie réunirait alors ces deux dimensions de la raison, sa structure et son fondement.
Ricœur reprendra cette antécédence radicale, « qui soustrait l’origine de la loi à toute appropriation »[3]. Il complétera néanmoins la raison d’un commandement d’amour qui, parce qu’il vient de celui qui aime, engendrera une obéissance aimante qui déborde la justice, lui évitant ses excès qui font parfois que l’universel se confond dans l’anonyme. Ricœur contraint ainsi l’éthique à reconnaître la singularité et l’altérité de l’autre. Il a toujours préféré aux maximes de l’impératif kantien la formule positive des chrétiens[4] : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Il souhaite élever le sentiment à hauteur de la raison.
Ricœur fait primer l’éthique de type aristotélicienne — la visée de la vie bonne d’une part, la sagesse pratique de l’autre — sur la morale. Il ne retient de l’autonomie kantienne qu’un filtre déontologique permettant de juger nos actions à l’aune de l’universel. Il n’y a pas selon lui d’incompatibilité : « la responsabilité à laquelle l’obéissance aimante fait appel, non seulement n’est pas incompatible avec ce critère [d’universalisation], mais le requiert, si elle doit être raisonnable et non émotionnelle. »[5] Certains, comme Jaffro, déplorent ce rétrécissement de la pensée kantienne qui oublie qu’une action tient sa valeur morale indépendamment de ce crible, simplement du fait de la loi morale[6].
Ricœur cherche effectivement ailleurs son cadre d’analyse. La vie morale effective telle que définie par Hegel lui apporte une dimension moins abstraite de la morale. « La liberté n’[y] est pas seulement un sentiment intérieur, le sentiment de pouvoir de choix ou le devoir moral, elle devient une réalité, une œuvre, dans les institutions ».[7] Cette liberté concrète s’inscrit dans la vie de la Cité, ce qui fait écho pour Ricœur à Aristote. Il refuse néanmoins l’idée hégélienne d’un État qui serait l’Esprit lui-même, savoir absolu. Pour lui, la Cité, c’est d’abord les individus qui la composent, et ceux-ci ne sont pas des abstractions.
Pour Ricœur, une loi morale est nécessairement issue du vivre ensemble. L’autre, au fondement de la constitution du soi, ne peut être oublié dans l’idée d’autonomie. De même, les sentiments qui nous affectent, le pâtir, doivent trouver leur place. Enfin, les institutions, à commencer par le langage, complètent cette hétéronomie constitutive.
Malgré tout, il semble possible, à partir de Ricœur lui-même, d’offrir un rôle plus grand à la raison, de renoncer à une transcendance autre que cette dernière, en mettant en avant la manière endogène, immanente, avec laquelle les structures, au sens de Tillich, émergent dans le vivre ensemble.
Pour cela, il faut lire Ricœur quelque peu au-delà de ses écrits, suivre une autre piste que celle qui le conduit à faire primer l’éthique sur la morale, le bon sur l’obligatoire. D’une part, il faut donner la place ontologique que l’événement et le concept — large — d’histoire réclament chez lui. Il faut ensuite comprendre ce qui nous constitue, chacun et ensemble. Des « lois » apparaissent dans le cadre proposé comme régularités structurant le Monde autant que structurant notre regard sur le Monde, dans une approche systémique issue de la phénoménologie. Il est alors possible de penser l’autonomie comme capacité d’initiative et d’attestation à condition d’être en conformité avec ce qui nous constitue, comme chez Tillich, mais de façon totalement immanente. Cette conformité rappelle l’idée du beau. Pour que le nouveau que l’initiative apporte soit mis en valeur, ce beau doit confiner au sublime. De cette compréhension, nous tirons une maxime universalisable qui permet à une pensée ricœurienne de retrouver l’idée pleine de l’autonomie.
Ontogenèse narrative du monde et de soi
À la fin de Soi-même comme un autre, Ricœur présente une ontologie de l’acte et de la puissance. Il la dit exploratoire et, de fait, elle ne suffit pas à décrire l’ensemble de l’ameublement du Monde. Il avait ouvert une autre piste dans Temps et récit, où il décompose la mise en intrigue en préfiguration, figuration et refiguration. Le premier temps de cette mimèsis est le moins approfondi des trois. Est suggérée néanmoins l’existence d’une structure prénarrative du Monde, faisant référence à Schapp et à son ontologie où les histoires sont tout, et où l’homme apparaît comme un empêtré dans des histoires[8].
En fait, l’ontologie reste spéculative et ce qui nous importe, c’est la façon dont nous avons accès au Monde. La narration offre un tel accès. Elle peut, si on le souhaite, s’appuyer sur l’hypothèse d’une ontologie événementielle[9]. La dynamique des discours qui donnent accès au Monde impose d’ailleurs de parler d’ontogenèse de la référence plus que d’ontologie[10]. Nous apprenons à dire le Monde et le Monde se constitue ainsi. Le langage nous rattache aux autres dès le commencement. Nous apprenons des autres, nous apprenons ensemble.
La phénoménologie souligne la dimension systémique de l’ontogenèse. Nous entendons par systémique le fait que se constituent dynamiquement et conjointement l’ego et le monde. La constitution selon Husserl est de fait systémique, la configuration chez Ricœur ne l’est pas moins. Dès lors, l’ontogenèse de la référence est une ontogenèse narrative du Monde et du soi. Mais cette dimension systémique doit s’élargir encore : les autres interviennent dans cette double constitution, et démultiplient à l’infini le mécanisme. Une mise en abyme oblige à penser les autres comme agents du monde que nous configurons et à les penser comme nous pensant également pris dans ce processus ontogénétique[11].
Infatigables nomographes
Chez Ricœur, n’est intelligible que ce qui est racontable. Une part essentielle de notre activité consiste à assimiler l’ensemble d’informations qui nous submerge en le rendant intelligible, c’est-à-dire en l’intégrant au sein d’histoires déjà connues ou en initiant de nouvelles histoires. Chaque information discordante, au sens où elle ne s’intègre pas spontanément dans nos histoires, ne peut exister que si s’opère un travail spécifique, visant à l’assimiler. Les discordances peuvent être absorbées en devenant des causes ou des effets au sein d’un récit qui les met en intrigue. Des éléments obscurs peuvent s’éclairer par surprise ou bien jouer le rôle de pivot ré-éclairant les histoires passées. Notre perception est l’élaboration d’histoires qui assimile par congruence les discordances.
Selon nous, les histoires rencontrées (vécues, entendues…) sont assimilées progressivement à notre propre histoire, elle-même devenant un enchevêtrement d’histoires de toute nature. Un mécanisme d’universalisation — au sens ontologique des particuliers et des universaux, et non des maximes universalisables — est alors mis en branle, permettant de transformer des récits au présent continu en des propositions au présent de vérité générale, servant de lois réglant de façon simplifiée notre configuration du Monde.
Ce mécanisme extrait l’histoire moyenne d’un ensemble d’histoires proches les unes des autres[12] ou, plus formellement, il en extrait les histoires qui sont les axes principaux d’une sorte d’analyse factorielle. Chacune des multiples histoires où « je nage », au présent progressif, comporte détails et péripéties, mais l’analyse statistique va souligner la redondance du fait que « je nage » et proposer ainsi une loi, comme l’un des facteurs propres de l’analyse des données (métaphorique) sur l’ensemble de mes histoires : « je nage » (au présent de vérité générale, je sais nager)[13].
Ce va-et-vient entre le monde ambiant et le retour à soi relève d’une inférence de nature statistique[14]. La temporalité peut dans ce cadre se définir comme un opérateur de possibilisation, par les variations imaginatives. En dérive l’historialité comme un récit plausible de soi, du monde et des autres. Le rappel à soi est le moment du choix authentique de qui l’on est et de son attestation : L’affirmation sincère d’une identité narrative, l’attestation de soi.
Le critère d’intelligibilité requis pour mener cette inférence est pragmatique : il s’agit de réduire au maximum l’incertitude qui nous entoure. En imaginant des histoires, on emprisonne l’imprévisible dans l’incertain. Alors le pouvoir de décision, la capacité d’action, peuvent se déployer.
La satisfaction rassurante de la concordance est un second critère. On élargit ainsi à l’aune du quotidien la reconnaissance heureuse du souvenir de Ricœur. Quant à se retourner pour mieux pouvoir mesurer le chemin parcouru, et regarder devant avant de décider, c’est bien autant la conformité à l’idée d’authenticité que le souhait de réduire l’incertitude. Il s’agit de rapprocher l’histoire envisagée de celle que nous voulons être.
Ce qui nous constitue
L’ensemble de ces lois issues de l’apprentissage de chacun le constituent, au gré des rencontres avec le Monde, avec les autres. Au sein du monde configuré de chacun se trouvent les autres, représentés parfois frustement par un idéal-type d’identité narrative de classe, de groupe, parfois plus richement du fait de leur proximité. Tous néanmoins sont supposés faire de même, imposant la spécularité qui consiste à imaginer ce qu’imaginent les autres. Celle-ci n’est jamais infinie et se limite évidemment à notre capacité à emboîter les représentations de représentations[15].
Les lois, qui émergent de ces dynamiques et vont du lexique à la grammaire en passant par différentes règles ou normes, ne constituent pas encore les normes publiques, lois scientifiques ou règles de Droit. Elles sont en effet propres à chacun. Il faut passer par leur institutionnalisation. Celle-ci s’opère par le dévoilement de ces lois de façon à les rendre connaissance commune.
La difficulté de constituer un nous est aussi grande que l’attestation de soi, qui réclame une représentation de la représentation qu’ont les autres de qui je suis. Aucune synchronicité ne s’impose, ni aucune certitude sur la coïncidence des lois qui nous gouvernent, chacun. Mon rapprochement des autres passe par deux modalités : le projet, l’histoire commune, qui va favoriser dans le temps des tests multiples vis-à-vis de nos représentations, ou la rencontre, qui va synchroniser un instant nos deux histoires et ouvrir une brèche sur ce qui nous constitue, au risque de se leurrer sur ce qui alors apparaît, mais qui sera source de nouveau, et donc de reconfiguration importante dans les représentations de celui que l’on rencontre[16].
Rendre libre, rendre beau, rendre puissant
Cette capacité à être le configurateur d’un monde, je l’atteste chaque jour, même modestement. C’est toute la puissance du « je peux » ricœurien qui se résume ici dans cette modélisation de soi comme configurateur et agent au sein du monde ambiant[17].
L’autonomie pensée comme autoposition semble impossible, même si l’attestation de soi y ressemble : l’hétéronomie qu’impose l’endogénéité de ce qui nous constitue au sein de ce monde que nous configurons est indépassable. Néanmoins, celle-ci est immanente.
Il est alors possible de définir l’autonomie de façon à l’inscrire dans un cadre qui met en exergue le rôle essentiel des autres. C’est que l’autonomie, pensée comme un solipsisme, est irrationnelle. Seule l’autonomie au sein du collectif a du sens, ce qui apparaît d’ailleurs dans les maximes de l’impératif catégorique. Nous définissons cette autonomie au travers de trois idées : la liberté, la beauté et la puissance.
La liberté et la puissance
Nous définissons la liberté comme la capacité d’initier un cours d’histoire ambitieux et d’en sentir la cohérence avec une vérité sous-jacente.
Le verbe initier s’appuie sur Ricœur : « Commencer, c’est donner aux choses un cours nouveau, à partir d’une initiative qui annonce une suite et ainsi ouvre une durée. »[18].
Le terme ambitieux renvoie à la possibilité du nouveau sous une forme radicale. L’ambition est souvent comprise péjorativement, mais nous retenons ici dans l’histoire de sa définition sa bonne part « pour exprimer un juste désir de faire de grandes actions qui soient dignes d’honneur. »[19] Nous voulons comprendre ambitieux comme animé d’idéal, garder la référence à l’honneur et à la passion de cette exigence. L’ambition est ici celle d’être, authentique, porteur de nouveau par l’écriture d’une histoire qui assume ce nouveau, source de perturbation et de reconfiguration du monde tel qu’il est (selon nous) aux yeux des autres, dans le respect d’un code d’honneur susceptible d’être partagé par la communauté à laquelle on appartient[20].
La cohérence avec une vérité sous-jacente renvoie au beau et à l’adéquation de l’action à ce que nous sommes, constitué par les lois que l’ontogenèse a fait émerger[21]. Cet appel à l’authenticité est ce qui nous fait chaque fois reconstruire le passé, imaginer l’avenir et y inscrire une histoire qui nous sert d’identité. La liberté alors comprise comme initiative est la mise en adéquation entre cette histoire qui est la nôtre et le cours d’événements que nous contribuons à engendrer.
La liberté est la capacité à choisir « son histoire » dans l’ensemble des plausibles que les variations imaginatives nous offrent. Ce thème est très heideggérien : « La compréhension de l’ad-vocation se dévoile comme vouloir-avoir-conscience. Mais, dans ce phénomène est contenu le choisir existentiel — que nous cherchons — du choix d’un être-Soi-même, choisir que nous appelons, conformément à sa structure existentiale, la résolution. »[22] affirme Heidegger dans Être et temps. Et, plus loin, il indique : « la liberté n’est que dans le choix [d’une possibilité existentielle] »[23].
Ricœur s’écarte de Heidegger, car il est gêné par l’idée d’Être-pour-la-mort. Néanmoins, il reconnait sa filiation sur le concept d’ipséité [24]. Celle-ci conduit Ricœur à l’identité narrative. L’attestation est la capacité à se raconter. Cette histoire que chacun se choisit, au sens heideggérien, s’ancre sur une relecture de son propre passé (la dette) et sur le projet qu’il fait de son futur. Bien sûr, le retour des autres, qui l’autorisent à raconter et à attester, ainsi que la rencontre renouvelée avec le monde, limitent l’ensemble des plausibles et donnent à l’approche ricœurienne une richesse anthropologique que Être et temps n’offre pas.
Le pari ici est fait que l’étendue des plausibles est corrélée avec l’ambition qui la précède. Il s’agit d’initier une chaîne de conséquences, d’initier un monde. Ce monde et l’ensemble des conséquences dépasseront certes chaque fois l’intention de celui qui prend l’initiative, ce qu’il est capable de prévoir et d’identifier ensuite comme ce qui relève de son action. Le déroulement de l’histoire qui sera effective (telle que la vivra pour le moins celui qui a agi) s’écartera plus ou moins de cette prévision. L’initiative néanmoins visera ce qu’il pense être et pense devoir faire pour être ce qu’il est. Ce devoir apporte la liberté, car c’est ainsi que l’initiative prend son sens, et se rejoignent alors de nombreux penseurs, de Kant à Nietzsche, en passant par Heidegger. Car cet être que nous visons est celui que nous allons devenir du fait de notre initiative (si tout se passe comme prévu !).
La liberté dans cette lecture devient conformité aux lois qui nous gouvernent, dès lors qu’elles incluent celles qui nous constituent, nous et l’ensemble des plausibles. En sommes-nous les auteurs ? Peut-on réellement rejoindre ainsi l’autonomie kantienne ? À ce compte, l’esclave peut être libre et les considérations les plus conservatrices sont justifiées. De même, se pose la question des capacités que chacun se reconnaît et va chercher à éprouver dans son initiative, ce qui, pour bonne part et nécessairement, passe par le regard que je saisis des autres.
La puissance, définie comme l’étendue des plausibles au sein desquels nous choisissons qui nous sommes, est la réponse à ces deux questions, une fois entendu le rôle crucial qu’y jouent les autres. Il s’agit bien ici de l’étendue des plausibles, ce qui donne au terme de puissance un air aristotélicien. Cet ensemble d’histoires plausibles constituent chez Heidegger l’ensemble des « possibilités existentielles »[25]. Il est également possible de considérer que cette définition suggère une forme analytique à la puissance d’être et d’agir de Spinoza. Les difficultés de réconciliation sont toutefois importantes : d’une part, comme le souligne Ricœur, le déterminisme de Spinoza ne s’accompagne pas aisément de l’idée d’initiative[26] ; d’autre part, cette puissance d’exister ne s’accorde pas à une identité narrative qui sera « finalement » choisie[27]. Si l’essence est cet ensemble même de possibles, alors celui que l’on devient, ou que l’on souhaite devenir, n’en est qu’une projection[28]. À noter, enfin, que le concept d’agency de la philosophie analytique, que Ricœur utilise dans Parcours de la reconnaissance lorsqu’il discute l’idées de capabilités de Sen[29], nous paraît insuffisant au sens où il n’est que puissance d’agir et non puissance d’agir et puissance d’être.
Le concept d’empowerment donne un nom à l’idée d’accroître la puissance des autres, il s’agit de rendre puissants les autres si on les veut libres. Pour parfaire cette idée, il convient aussi de les rendre beaux.
Le beau et le sublime
L’ordre du monde nous fait signe dans ce que nous trouvons beau, le sentiment du beau nous promettant une harmonie à découvrir. Le beau sert de point d’appui à une singularisation dans l’universel : celui qui est jugé beau instancie l’idée du beau et, derrière, le nous qui la fonde ; celui qui juge beau instancie directement ce nous. Le risque du conforme dû à cette logique de l’exemplaire n’interdit pas, selon Ricœur, la possibilité créatrice, la possibilité du nouveau[30]. Alors le beau s’ouvre au vertige du sublime, source d’une reconfiguration radicalement nouvelle ; la prise de risque que ce qui sera proclamé beau aura destin d’être un jour exemplaire — et donc partagé.
À suivre Lyotard dans son étude du sublime chez Kant, le sentiment du beau engendre un sujet autonome, car seulement à ce moment-là se rejoignent les deux facultés (celles de l’imagination et du concept)[31]. Le sublime, malgré son échec à réconcilier imagination et raison, s’inscrit dans la même dynamique d’universalisation et de libération que le beau. Le sublime est le sentiment de la liberté éprouvé face à la démesure du monde, il est l’absolu de puissance[32]. N’est-ce pas le sentiment qu’il nous faut partager si nous désirons rendre libres les autres ?
Rendre libre et rendre puissant sont deux maximes qui rappellent les propositions de nombreux auteurs de philosophie politique. Rendre beau est moins attendu. L’on trouve chez Nietzsche cette idée (« ainsi je serai de ceux qui rendent belles les choses »[33]), mais, en ce qui nous concerne, elle relève de la double face de nos rencontres avec les autres. La face de la congruence, de l’être prévisible et conforme aux attentes, de l’éthique de la sincérité, le beau quand il est juste au sens de la justesse, du viser juste[34]. L’autre face est le beau outré dans le sentiment sublime, le radicalement nouveau, la reconfiguration brutale telle qu’étudiée par Lyotard. Ce qui est beau, quelle que soit la face, n’a pas besoin de nous pour être. Rendre beau est alors le plus beau cadeau à faire aux autres : leur donner la liberté et la puissance d’être sans nous. L’inconditionnalité qui surgit dans le sentiment esthétique permet à notre démarche de n’être pas celle de l’injonction paradoxale faite à l’autre d’être autonome.
L’impératif catégorique revisité
Rendre beau, rendre libre, rendre puissant est une maxime universalisable, donc rationnellement fondée, indépendante de toute transcendance extérieure justifiant nos valeurs. Elle donne en effet à la quête de chacun plus de chance d’aboutir en multipliant les sources de nouveau, les possibilités de rencontre et de partage, favorisant l’apprentissage de tous. Il s’agit d’une forme de don. Car rendre, c’est donner, sous une forme qui présuppose la gratitude d’avoir reçu, qui présuppose les autres et leur acceptation de vivre ensemble. Derrière cette maxime s’en trouve une autre, centrale : apprendre ensemble.
Comment se concilie notre vision apparemment angélique, qui consiste à donner à l’autre l’opportunité de développer et de déployer sa puissance, avec l’idée hobbesienne d’un monde où l’autre est d’abord l’exercice d’une pulsion de vie, un danger pour soi ? La réponse est simple : l’apprentissage partagé est la meilleure explication du développement de l’être humain sur la Terre. Il n’y a pas là de rareté, la raison ne peut que souhaiter faire en sorte que chacun apprenne le plus, la justice distributive, au sens d’Aristote comme à celui de Rawls, n’a plus sa place.
Nous émergeons comme habitants de ces mondes que notre interprétation construit et nous ne sommes rien d’autre que ces habitants toujours au travail de leur unification, non par névrose, mais par nécessité d’être les nomographes de notre propre vie. Nous écrivons nos lois autant que les citoyens de Rousseau. Essayer de rendre commun ce monde, partager avec les autres, apprendre d’eux et avec eux est guidé par la raison.
Rendre autonome
Le risque
Avec le nouveau, il s’agit de prendre le risque sincère de l’aventure, dès lors qu’on estime ce risque supportable par ceux qu’on entraîne ainsi, qu’il s’agisse de faire grandir ses enfants, de rendre beau son amant ou de construire un projet collectif dans une entreprise ou dans la Cité.
Dans l’ontogenèse, dans les variations imaginatives en particulier, l’autre est modélisé, considéré comme moyen et non seulement comme fin. Le risque est encore plus fort à vouloir rendre beau, libre et puissant. Cette question est très concrète, comme Abel le montre en reprenant « l’exemple des cours de piano » proposé par Cavell[35], et que nous ne cessons de rencontrer si nous y sommes attentifs dans nos rapports avec les autres. Pourtant cette prise de risque est souhaitable, car rationnellement justifiée.
Comme le rappellent Contreras Tasso et Mena[36], Ricœur ne refuse pas le risque qui va avec l’initiative, au contraire, « il développe une longue méditation sur le risque qu’implique l’acte de la liberté : risque d’être soi-même, de décider et d’agir sur le monde avec et pour les autres. (…) La morale personnelle et provisoire, la morale du risque est ainsi vécue comme un “appel à l’invention” (…) À ce titre, il s’agit non seulement d’un risque réglé par des normes sociales, mais aussi par des tendances “quasi-autonomes qui sont en nous sans nous” et qui résistent à la volonté. » Nous ne contestons pas cette hétéronomie, ces tendances, nous les appelons des lois, et celles-ci émergent de notre confrontation répétée au monde, de façon totalement immanente.
Une pensée ricœurienne
Si l’on reprend les manques que Ricœur reproche à l’autonomie kantienne et qu’il comble à sa manière, vient en premier l’immémorial du bon. Or, que cette constitution de lois pour chacun s’inscrive dans l’histoire de la société humaine, comme le réclame Ricœur, ne retire en rien leur immanence, dans le jeu incessant entre tradition et innovation.
Ensuite, Ricœur cherche un sentiment qui échapperait à l’utilité comme à l’obligatoire : « l’aptitude à ressentir la souffrance d’autrui, à compatir, n’est pas de l’ordre du commandement, mais de la disposition… »[37] Pour nous, l’empathie appartient pour partie au règne de la raison, au sens où elle est une brique dans notre dispositif épistémique. Afin de viser juste, il est nécessaire de ressentir ce que ressentent les autres autant que d’imaginer ce qu’ils imaginent[38].
Ricœur voit l’amour et sa surabondance comme contrepoint à l’exigence d’universel. Le don de son regard, de son écoute, de ses caresses, de sa reconnaissance est au cœur de l’impératif que nous avons retenu. Le regard qui rend beau, qui rend sujet, n’est pas un artifice. Aimer rend beau. Et cet effet en retour confirme que notre impératif est en raison bien plus performant collectivement que toute stratégie myope de satisfaction individuelle.
Au total, l’hétéronomie incontournable des autres, du pâtir et des institutions est bien présente dans notre définition de l’autonomie, tout en restant immanente. Cette autonomie ne semble pas requérir une éthique préalable et aurait pu être un chemin alternatif pour Ricœur[39].
Rendre autonome, au sens de rendre beau, libre et puissant, redonne selon nous à Ricœur toute la force de la pensée des Lumières, en une période où les dérives de la liberté se perdent dans les développements les plus monstrueux du libéralisme économique.
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N o t e s
[1] « S’efforcer d’être juste, c’est s’aveugler, car la justice est donnée ; être juste, c’est être justifié, et justifié par l’autre ultime — Dieu 41 » (FREY, Daniel. Religion et régénération de la liberté dans l’œuvre de Paul Ricœur. In : Revue d’histoire et de philosophie religieuses, Vol. 92, 2012, No. 4, p. 606)
[2] GAZIAUX, Eric. Autonomie et théonomie. In Colloque A quoi l’homme est-il lié ? 2016, 7. Marc Boss montre néanmoins les évolutions de la pensée de Tillich et son inscription dans l’Histoire (BOSS, Marc. Au commencement la liberté. Genève : Labor et Fides 2014).
[3] RICŒUR, Paul. Théonomie et/ou autonomie. In : La religion pour penser, Daniel FREY (ed.), Paris : Seuil 2021, p. 316
[4] MICHEL, Johann. Règle d’or et logique d’équivalence. In : Raisons politiques, Vol 40, 2010, No. 4, p. 115-133. Ricœur y voit la « maxime suprême ».
[5] RICŒUR, Paul. Théonomie et/ou autonomie. In : La religion pour penser, Daniel FREY (ed.), Paris : Seuil 2021, p. 340. On sait que Ricœur dissocie raisonnable et rationnel. Néanmoins, si in fine l’obéissance aimante relève de la raison, l’autonomie kantienne ne redevient-elle pas possible ?
[6] JAFFRO, Laurent. La conception ricœurienne de la raison pratique. In : Ricoeur Studies/Études Ricœuriennes, Vol. 3, 2012, No 1, p. 156-171.
[7] RÚA ZARAUZA, Begoña. Ricœur : l’historicité de la liberté, Thèse de doctorat, Université de Barcelone et EHESS, 2015, p. 161
[8] SCHAPP, Wilhelm. Empêtrés dans des histoires, Paris : Le Cerf 1992. La traduction, le choix du terme français empêtré, sont de Greisch, qui assure préface et postface de l’édition française.
[9] Nicolaï réconcilie l’approche ricœurienne et les ontologies événementielles de la philosophie analytique à l’aide de la sémantique structurale (NICOLAÏ, Jean-Paul. Être ensemble et temporalités politiques, Thèse de doctorat, Paris : EHESS 2020, p. 82-122).
[10] Comme le suggérait Quine.
[11] Une difficulté, de nature logique pour certains, apparaît : comment être à la fois configurateur de monde et vivre au sein de ce monde configuré ? Le concept d’histoire permet de la résoudre en disposant d’un seul concept aux deux niveaux. Au niveau ontique, chacun va être constitué par les histoires qu’il rencontre, jusqu’à prendre une identité narrative ; au niveau ontologique de la configuration, nous pouvons toujours nous raconter l’histoire que le Monde est constitué d’histoires.
[12] Les travaux récents en sémantique permettent de définir des distances textuelles.
[13] L’ontogenèse des objets se comprend de la même façon comme abstraction d’une régularité au sein de différentes histoires (c’est l’intuition qu’avait Schapp quand il disait qu’une table c’est le titre de toutes les histoires de tables).
[14] La dimension technique ne nous éloigne pas de Ricœur, qui fait souvent référence aux probabilités et aux idéaux-types de Weber comme aux configurations stables de Dilthey ou aux régularités de Höffe dans son processus d’universalisation, qui consiste bien à extraire les maximes des multiples contingences de l’action.
[15] Abel décrit encore mieux que Ricœur ce travail de chacun pour se construire avec les autres dans ABEL, Olivier. De l’amour des ennemis, Paris : Albin Michel 2002, p. 48-49.
[16] NICOLAÏ, Jean-Paul. Les deux temps de La métaphore vive et de Temps et Récit. In : Ateliers d’été du Fonds Ricœur, Paris : 2022.
[17] Le système que nous modélisons à chaque variation imaginative ne sera jamais qu’un modèle pour comprendre mieux et donner des étais à notre décision d’agir, en aucun cas une prétention à une totalisation du Monde.
[18] RICŒUR, Paul. Temps et récit 3. Paris : Seuil 2001, p. 415.
[19] https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition/ambition
[20] Le code d’honneur est pour nous l’intériorisation des valeurs, des lois non inscrites dans le Droit (nous ne reprenons donc pas totalement la définition de Appiah (APPIAH, Kwame Anthony. Le Code d’honneur, Paris : Gallimard 2010). L’honneur serait la reconnaissance au plus intime de soi du pacte qui nous lie, sans qu’il soit besoin de signer un contrat. Dans cette perspective, l’institutionnalisation de la promesse dans le Droit est l’aveu d’impuissance à être une société d’honneur. Certes la prétention à l’honneur ouvre à la raillerie. Il y a là une outrance de la logique narrative que nous revendiquons. La poésie épique ne peut que se féliciter des thèmes que l’honneur met en exergue, simplement parce qu’ils sont ceux qui dramatisent l’intrigue. L’un des thèmes est celui de l’exercice de la liberté. Celui qui parle, celui qui agit, voilà le héros. Notons que si l’identité narrative joue bien le rôle de constitution de soi et d’articulation de cette constitution avec celle du social, alors, toutes les voix doivent pour nous être dignes de l’épopée. Ce qui jamais n’empêchera de se souvenir de l’endogénéité et donc de la contingence de ce qui est estimable.
[21] On pense à l’analyse qu’offre Fœssel de la joie chez Spinoza, un affect qui « nous fait prendre conscience d’un accroissement de notre “puissance d’agir” » (Fœssel, Michaël. Les reconquêtes du soi. In : Esprit 3-4, 2006, p. 297) lorsque des causes extérieures agissent dans le même sens que notre conatus.
[22] HEIDEGGER, Martin. Être et temps. Traduction Martineau, édition numérique, 1985, p. 213
[23] ibid., p. 224
[24] « Quand nous avons, à la suite de Heidegger, reconnu dans la mienneté un caractère assigné “à chaque fois” au soi » (RICŒUR, Paul. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil 1996, p. 239). « Je rappellerai d’abord les thèmes de ce grand livre [Être et temps] avec lesquels mon herméneutique de l’ipséité est en résonnance… » (ibid., p. 357).
[25] « Le comprendre est, en tant que projeter, le mode d’être du Dasein où il est ses possibilités comme possibilités. » (HEIDEGGER, Martin. Être et temps. Traduction Martineau, édition numérique, 1985, 128).
[26] « Je n’ignore pas que ce dynamisme du vivant exclut toute initiative rompant avec le déterminisme de la nature, et que persévérer dans l’être n’est pas dépasser vers autre chose, selon quelque intention qu’on puisse tenir pour la fin de cet effort. » (RICŒUR, Paul. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil 1996, p. 366).
[27] À noter les travaux de certains auteurs pour rapprocher cette idée de puissance de celle de Spinoza, par exemple ceux de Delassus (DELASSUS, Éric. L’éthique narrative selon Paul Ricœur : une passerelle entre l’éthique spinoziste et les éthiques du care. In : Les ateliers de l’éthique / The Ethics Forum, Vol. 10, 2015, No 3, p. 149-167).
[28] Il conviendrait sans doute, pour aller plus loin et expliciter cet argument, d’introduire la temporalité. Nous ne pouvons pas nous y essayer ici.
[29] RICŒUR, Paul. Parcours de la Reconnaissance. Paris : Stock, 2004, p. 208-219.
[30] Si « estimer une chose belle, c’est admettre que cette chose “doit contenir un principe de satisfaction pour tous” », la question de l’exemplarité en tant qu’appelant un « suivre » (Nachfolge) qui ne soit pas une imitation (Nachahmung), sous peine de cesser d’être un jugement c’est-à-dire un discernement critique est une clef : « une telle distinction entre suivre et imiter ouvre la voie à de vastes considérations sur la dialectique entre tradition et innovation. » (RICŒUR, Paul. Le Juste 1. Paris : ESPRIT 1995, p. 147-148).
[31] Lyotard, Jean-François. Leçons sur l’Analytique du sublime, Paris : Klincksieck 2015, p. 27
[32] « Quelle est, dans le sublime, la grâce obtenue au prix d’une telle forfaiture ? Entrevoir l’Idée, l’absolu de la puissance, la liberté. » (ibid., p. 70).
[33] Nietzsche, Friedrich. Le gai savoir, Paris : Le Livre de Poche 1993, p. 280.
[34] Il fut un temps où le droit naturel associait le jus au justum. Le juste alors relevait de l’ordre des choses. Par ailleurs, Ricœur attribue une grande importance à la règle de sincérité, « la condition institutionnelle de toute relation personnelle » (RICŒUR, Paul. Le Juste 1. Paris : ESPRIT 1995, p. 35).
[35] « À propos d’un enfant et de sa leçon de piano : faut-il le placer illocutoirement en face d’une exigence altière, parfois décourageante, ou le placer perlocutoirement dans une situation encourageante ? C’est une question délicate car la première posture est subtilement immorale en ce qu’elle peut être perçue comme indifférente à l’autre, et la seconde peut l’être en tenant compte de lui au point qu’il ne sait plus où je suis, ce que je pense ou désire simplement. » (ABEL, Olivier. Austin et la question éthique de la crédibilité. In Revue de métaphysique et de morale, 42, 2004, p. 153).
[36] CONTRERAS TASSO, Beatriz et MENA MALET, Patricio. Le risque d’être soi-même. In : Ricoeur Studies/Études Ricœuriennes, Vol. 9, 2018, No. 2, p. 15.
[37] RICŒUR, Paul. Le Juste 2, Paris : ESPRIT 2001, p. 80
[38] Les recherches sur le témoignage mettent en évidence des éléments plus complexes que la théorie des actes de discours d’Austin, sur laquelle Ricœur aime prendre appui. En particulier la crédibilité du témoin, les mots utilisés, le contexte émotionnel, etc. concourent à la prise en compte d’un témoignage. On peut citer les travaux de Jennifer Lackey, d’Elisabeth Fricker ou d’Axel Gelfert En matière d’apprentissage, plusieurs expérimentations mettent en évidence la rationalité des très jeunes enfants qui sélectionnent les témoignages en fonction de leur qualité – connaissance des individus et identification de l’état d’esprit du locuteur – et mettent à jour dynamiquement la crédibilité de la source (David M. Sobel et Tamar Kushnir, par exemple). Bref, tout laisse penser que la capacité à ressentir ce que ressentent les autres est une brique de notre rationalité. Par ailleurs, il n’est pas possible de développer ici ce que la justice devient dans ce cadre d’analyse, mais, comme la balance qui la symbolise, ses trois qualités doivent être la justesse, la fidélité et la sensibilité, qualités que n’aurait pas reniées Ricœur et qui proposent une éthique « rationnelle » (voir NICOLAÏ, Jean-Paul. Être ensemble et temporalités politiques, Thèse de doctorat, Paris : EHESS 2020, p. 538-563 pour ce dernier point et 641-657 pour le témoignage et l’apprentissage des enfants).
[39] La sagesse tragique manque à notre analyse. Celle-ci néanmoins est quelque peu surajoutée chez Ricœur lui-même à une sagesse pratique aristotélicienne où la juste mesure et l’équité ne peuvent l’accueillir.
Jean-Paul Nicolaï
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