Les Météores, un roman de Michel Tournier, concerne le sujet degémellité. Jean et Paul, les deux héros principaux, sont des frères identiques– des jumeaux, et il est impossible de les distinguer l’un de l’autre. Cettedouble unité, l’union de deux éléments humains, constamment en rapport, s’avèreêtre ici un moteur extrêmement efficient et fort de l’écriture de MichelTournier. Les jeux des garçons, leur communication sans paroles et la circulationincessante des émotions entre deux moitiés jumelles, enfin l’évasion de Jeanqui veut rompre la fusion fraternelle, s’avèrent être un jeu continu de ladifférence et de la répétition. Ces deux notions abstraites y dévoilent leurnature jumelle.

L’épreuve d’analyse réflexive duphénomène de gémellité se heurte à de grandes difficultés, ou même nous guided’emblée à l’aporie. Le mode de donation d’un autre corps consiste (ou répond)toujours à notre perception de sa ressemblance générale. Mais en principe, sila ressemblance n’est pas identité, il y a toujours quelques différences qui ladifférencient d’être le même. Alors la ressemblance générale nesignifierait ici que l’origine du même genre. Une autre unité de lacompréhension, une autre vie psychique d’un autre individu – dans la mesure oùil est bien individuel – reste toujours quelque chose à supposer, un mystèreauquel je ne saurais jamais avoir d’accès direct et sûr.

Mais dès que je suis l’un des frèresjumeaux, ce classement n’est plus si simplement disjonctif. Je ne suis jamaisseul, toujours doublé. Ce qui est le plus interne, intime, pas seulement dansma pensée, mais à la manière la plus charnelle, viscérale, est toujours présentà côté de moi et m’est présenté du côté de mon frère. Sa chair est parfaitementpareille, jusqu’à la couche la plus profonde, c’est une chair comme retirée demon côté, comme retirée de ma côte. On se lie dans un acte de perceptionmutuelle, de communication sans perte ni dispersion. Pour l’être doublé, leterme « alter ego » ne va plus avec n’importe quel autrui. Un autrequelconque apparaît déjà comme un tiers, extérieur pas seulement à mon corps,mais aussi à cette fusion jumelle à laquelle je participe. Entre« ego » et « alter », je rencontre de tout temps un êtreintermédiaire – trop pareil pour être nommé « alter », n’étant pascependant moi-même, à cause de son extériorité. Mon jumeau, phénomène sansdoute « investi d’esprit », semble investi de mon esprit maisreste en même temps un non-moi. 

Paul – celui qui veut que la fusiondure – décrit la plénitude de celle-ci, en l’opposant à la vie solitaire d’unsujet singulier. « L’homme sans-pareil dit-il – à la recherche delui-même ne trouve que des bribes de sa personnalité, des lambeaux de son moi,des fragments informes de cet être énigmatique, centre obscur et impénétrabledu monde. Car les miroirs ne lui renvoient qu’une image figée et inversée, lesphotographies sont plus mensongères encore, les témoignages qu’il entend sontdéformés par l’amour, la haine ou l’intérêt. »[1] La vie doublée aucontraire reste immaculée de cette marque d’égoïsme. Paul dit : « jedispose d’une image vivante et absolument vorace de moi même, d’une grille dedéchiffrement qui élucide toutes mes énigmes, d’une clé qui ouvre sans résistancema tête, mon cœur, et mon sexe. Cette image, cette grille, cette clé, c’esttoi, mon frère pareil. »[2]  

La gémellité est peut-être bien cephénomène-là où la distinction entre le sujet et l’objet est oblitérée au plushaut degré. Je ne suis plus individuel, étant primordialement« dividu ». Si je me perçois en tant qu’unité, elle est divisée endeux, composée de deux parties – et moi, je ne suis que l’une d’elles. Ce queje fais exige toujours une répétition jumelle sans laquelle ma propre constitutionsemble incomplète, partielle. C’est comme une circulation où il est difficilede délimiter le moi et le non-moi. Dans ce sens, être jumeau rappelle à nouveaul’aporie, c’est-à dire un état sans délimitation. Toutefois, tandis que Derridaassocie ce qui est aporétique avec la conscience de la mort – ici, nous avonsaffaire plutôt à une aporie vitaliste, qui efface la limite de la vie et de lavie agrandie. Contre l’algèbre – être divisé s’avère identique avec êtremultiplié par deux.  

Les notions décrivant le sujettranscendantal s’avèrent ici inadéquats. « C’est un contresens fondamentalqui consiste à traduire un phénomène gémellaire en termes singuliers » –constate Paul.[3]Le sujet transcendantal se scinde en deux corps biologiques qui se mettent en relationset communiquent à l’aide du langage. Au niveau de la méthode, cette dualitédésintègre le transcendantalisme en deux étendues de la recherche. Il existe unaspect biologique de la gémellité : on peut l’observer sous la forme d’un œufqui se décompose en deux. Le second degré, c’est le langage qui donne un sens àcette exception naturelle. Les jumeaux semblent ici deux êtres synonymiques.Au niveau des faits, il n’y a là aucun mystère, on peut tout expliquer d’unemanière scientifique. Ce qui reste mystérieux, c’est le sens même d’une telledivision, la possibilité la plus générale de l’apparition de cette mutationmutuelle.  

Tournier n’est cependant pas cartésien,c’est-à-dire qu’il n’instaure pas res cogitans ni res extensa entant qu’éléments primordiaux et opposés. Son livre favori – après la Bible – c’est L’Éthique de Spinoza, et c’est plutôt ici qu’il faudra chercher desinspirations pour les oppositions et les détournements tournieriens (ce seraitd’ailleurs le thème d’une ample étude à part). Le mystère est donc ancré dansce qui est fondamentalement un mais en même temps s’exprime dans un filetembrouillé des expressions dualistes. On y reviendra encore. Pour le moment, ilsuffit de constater que la nature et le langage n’y sont pas des ensemblesdisjoints. La nature a son langage que l’homme cherche à comprendre et àinterpréter. D’ailleurs – le langage humain n’est rien d’autre qu’une formesingulière du langage en général.  

Cette voie nous mène à Benjamin et sesspéculations concernant la nature linguistique de la réalité. Il n’y a pas deplace ici pour des analyses plus amples mais je vais citer le fragment le plussignificatif. La gémellité, cette mutation mutuelle, paraît liée directementavec la force de créer des ressemblances, ancrée dans la nature. « La nature –écrit Benjamin – crée des ressemblances. Il n’est que de songer au mimétismeanimal. Mais c’est chez l’homme qu’on trouve la plus haute aptitude à produiredes ressemblances. Le don qu’il possède de voir de ressemblance n’est querudiment de l’ancienne et puissante nécessité de s’assimiler, par l’apparenceet le comportement. Il ne possède peut-être aucune fonction supérieure qui nesoit conditionnée de façon décisive par le pouvoir d’imitation. »[4]

La fonction supérieure parmi cellesqu’on vient de mentionner, c’est tout de même le langage. D’après Benjamin, ilest essentiellement onomatopéique. Il remarque l’existence d’une tripleressemblance entre la chose désignée, sa notation et la parole articulée.Toutefois, dans le cas du langage jumeau – défini ici comme cryptophasieou eolien – ce qui est le plus significatif, c’est le silence, l’étatd’avant l’instauration de la négation qui différencie et individualise. C’estdans le silence jumeau que la communication se produit sans pertes. De cettefaçon, elle diffère fondamentalement de la communication quotidienne quiconsiste à échanger des informations. « La langue gémellaire – toute entièrecommandée et structurée par la gémellité – ne peut être assimilée à une languesingulière. Ce faisant, on néglige l’essentiel pour ne retenir que l’accident.Or, dans l’eolien, l’accident, c’est le mot, l’essentiel – c’est le silence. »[5] Mais la communicationpeut-elle se produire entre ce qui est privé de différence ?  

On trouve aussi chez Benjamin, ce quiest remarquable dans le cas de Jean-Paul, cette « fragilité croissante dupouvoir mimétique ».[6] L’essai écrit par BenjaminSur le langage en général et sur lelangage humain dévoile la tension interne prononcée entre deux visionsdifférentes. Dans la première création, tout est doté de la capacitécommunicative, elle exprime de manière naturelle son essence spirituelle. Laseconde vision est celle de la langue déchue, perdue dans la surdénomination,la langue du bavardage, multipliée et utilisée en tant que moyen.« L’asservissement du langage dans le bavardage aboutit dansl’asservissement des choses dans la folie. »[7] La césure qui sépare cesdeux types de parole est constituée au moment de l’expulsion du paradis, dudomaine béat de la communication directe. Dans Les Météores, c’est la fusion jumelle qui établit cette frontière.La parole du monde est opposée ici au dialogue silencieux des frères pareils.« C’est comme la ligne du tirant de l’iceberg – se mouvant vers le monde àla surface ou vers le fonds. »[8] Cette communicationabyssale, enracinée dans la masse viscérale commune où deux frères seconfondent, n’est tout de même pas décrite sans une certaine ambivalence. Elleest lourde et s’oppose à la parole quotidienne qui est « d’autant pluslégère, primesautière, abstraite, gratuite, dépourvue d’obligations comme desanctions qu’elle est comprise de plus d’individus ou d’individus plusdifférents. »[9]On voit tout de suite qu’ici, nous n’avons pas affaire à une simple oppositionde la bonne réalité d’avant le péché originel et de la mauvaise qui est unesorte de châtiment. Cette relation est plus compliquée. La communicationprimitive est en même temps « une force de pénétration effrayante, c’estun bombardement infaillible qui atteint jusqu’à la moelle des os ».[10] La situation de larupture de l’union entre des jumeaux fait penser à l’expulsion, mais dans laversion particulière, décrite par John Milton – où l’on identifie l’exode à lasortie de l’oppression. Il en est ainsi au moins du point de vue de Jean :c’est lui qui se décide à fuir individuellement – ayant devant lui le mondeentier.  

Effectivement, c’est seulement là quel’action commence vraiment. Le monde intervient. Le plérôme jumeau n’estplus étanché, il s’ouvre à un fleuve vital de l’extérieur, la référencemutuelle se disjoint. La fuite de Jean est une entreprise de dissemblance etune épreuve d’individuation. Pourtant, Paul ne cesse de croire qu’avec sonfrère, il a perdu sa réflexion de miroir. À Vancouver (la poursuite fraternellearrive jusque là), il rencontre un portraitiste qui se confie : « Ma vie achangé le jour où j’ai compris que la situation d’un être ou d’un objet dansl’espace n’était pas indifférente, mais mettait au contraire en cause sa naturemême. Bref, qu’il n’y a pas de translation sans altération. C’est la négationde la géométrie, de la physique, de la mécanique qui toutes supposent commecondition première un espace vide et indifférencié, où tous les mouvements,déplacements et permutations sont possibles sans changement substantiel pourles mobiles qui y évoluent. De cette façon, en changeant simplement de position– Jean a intégré l’infinie complexité de la place qu’il occupait dans l’espace.Car cette place, vous l’admettrez, est rigoureusement personnelle : quelle quesoit la ressemblance de deux jumeaux, ils se distinguent par leur position dansl’espace. Et depuis que Jean vous a quitté pour fuir à travers le monde, unedissemblance foncière aggravée de kilomètre en kilomètre risquerait de faire devous des étrangers. C’est bien cela, n’est ce pas ? Car vous ne serieznullement satisfait si l’on vous donnait l’assurance qu’ayant bouclé le tour dumonde, Jean reviendra à vous. Parce que revenant à vous après un vaste voyage,que vous n’auriez pas fait vous-même, non seulement vous ne seriez pas sûr dele “retrouver”, mais vous savez que vous l’auriez à tout jamais perdu. »[11] 

Bien que la représentation de laphysique, suggérée par le héros, avoisine l’archaïsme, il faut admettre quel’espace tournierien n’est jamais vide. Et c’est bien le changement quiapparaît comme règle d’organisation et qui détermine son dynamisme. Tourniern’est pas un écrivain nihiliste ou un mélancolique fixé sur l’abîme creusé dansle ciel vide. Le monde entier de son écriture se contient dans l’immanence. Siun élément de mal apparaît ici, c’est le mal de la terre, qui est le résultatde la décomposition, de la perturbation, de l’excès ou du renversement. GillesDeleuze, dans son étude sur Vendredi oules Limbes de Pacifique, unautre roman écrit par Michel Tournier, parle de grands héros pervers décritspar lui. Ils vivent dans le monde sans autrui, et leur perversion c’est la vieentre le soleil et la terre, sans aucun rapport humain, sans aucuneressemblance envisagée. La perversion ou la folie sont fondamentalement liéesavec l’handicap de la communication. Ici, la situation est même plushétérogène. Jean fuit car il est fatigué par ce contact lourd, trop profond,qui le rend fou. Paul, au contraire, devient fou après cet acte d’amputationfraternelle.

Dans l’évangile apocryphe de Thomas,Jésus compare ceux qui entreront dans le Royaume à des bébés. « Lorsquevous ferez des deux un, et que vous ferez l’intérieur comme l’extérieur etl’extérieur comme l’intérieur, et le haut comme le bas, et que vous ferez dumâle et de la femelle un seul et même être, de façon à ce que le mâle ne soitplus mâle et que la femelle ne soit plus femelle ; lorsque vous ferez desyeux au lieu d’un œil, une main au lieu d’une main, un pied au lieu d’un pied,une image au lieu d’une image, c’est alors que vous entrerez dans leRoyaume. » Peut-être « fairel’un des deux », c’est aussi la maxime supérieure de MichelTournier. Mais avec cette objection importante que l’unité n’y supprimejamais la dualité, n’arrête pas le jeu de la substitution mutuelle et del’inversion. Ce qui est un, ne cesse d’être menacé de la possibilité descission et dispersion. Ainsi se dévoile le mystère fondamental du monde deTournier : on pourrait le définir, à la mode spinoziste, comme le mystère del’expression. Ce qui a lieu ici, c’est toujours un jeu entre l’unité et ladualité qui l’exprime à l’aide des éléments opposés, des contradictions, ladialectique et la logique de la vérité et du faux. Abel Tiffauges – le héros principald’un autre grand roman de Michel Tournier, LeRoi des aulnes, étant un monstre et un saint à la fois – peut être lemeilleur exemple de ce jeu. Il unit deux figures opposées dans la synthèsedéfigurée, qui induit pour sa part, la puissance de la différence, et qui traceson chemin de fiction. Paul décrit sa poursuite fraternelle dans un tonsemblable (et encore une fois très spinoziste) : « en vérité dans notregrand voyage, nous avons mimé de façon imparfaite, maladroite, presquerisible – et en somme sur le mode sans pareil – une vérité profonde, le fondmême de la gémellité. Nous nous sommes poursuivis comme le gendarme et levoleur, comme les acteurs d’un film comique, sans comprendre que nousobéissions ainsi de façon caricaturale à l’ultime formule de notre jeu :gémellité déparie = ubiquité. »[12] 

Pour finir, on doit dire que l’exempledu roman Les Météores nous a révéléMichel Tournier comme un écrivain qui reste en relation étroite avec les grandssujets modernes, que sont le problème de la communication, la libertéindividuelle, la communauté, la dépendance et indépendance. Mais en même temps,il les utilise pour un jeu très particulier, où l’inversion, la perversion, la aporie,la gémellité deviennent des mécanismes fictifs très efficaces. Les lecteursentrent dans un monde où les oppositions ne sont que des moments de mouvementvital, de mutation continue, et où il est impossible de les distinguer avecprécision et certitude. Sans doute Tournier est loin de la traditionmélancolique de la littérature du XXe siècle. La répétition selibère ici de la dialectique funéraire de l’original perdu et copieimparfaite. Au contraire – n’étant jamais absolue, ni relativisée à l’étatoriginal, la répétition est nécessairement liée à la nouveauté. On pourraitdire ici – encore à la manière deleuzienne – que les héros de Michel Tourniersont libres grâce à ce pouvoir de maîtriser, ou plutôt de se soumettre à cetterépétition différentielle. La nouveauté qui survient est sa liberté en acte.  

B i b l i o g r a p h i e

BENJAMIN, W. : Œuvres I – II. Paris :Éditions Gallimard 2000.
DELEUZE, G. : Différence etrépétition. Paris : Presse Universitaires de France 1968
TOURNIER, M. : Les Météores. Paris :Éditions Gallimard 1975.

N o t e s

[1] TOURNIER, M. : Les Météores. Paris :Éditions Gallimard 1975, p. 147.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 150.
[4] BENJAMIN, W. : Œuvres I – II. Paris :Éditions Gallimard 2000, p. 359.
[5] TOURNIER, M. : Les Météores, op. cit., p. 155.
[6] BENJAMIN, W. : Œuvres I – II, op. cit., p. 300.
[7] Ibid., p. 148.
[8] TOURNIER, M. : Les Météores, op. cit., p. 276.
[9] Ibid., p. 168.
[10] Ibid., p. 165.
[11] Ibid., p. 423.
[12] Ibid., p. 536.

Jędrzej Kacper Brzeziński
L’Institut de philosophie
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