The Mysteries of the Zolian Beast
Few French writers have pushed the love of animals as far as Emile Zola. To the somewhat Rousseauist eyes of the French writer, the animal is always good and man, animated by a “fraternal tenderness” towards him, has a sacred duty to defend this mute and fragile companion against hunger and cruelty. But where does the human bestiality come from, since we do not keep it from animals? In theory, Zola begins by imputing it to the incompatible “shock of temperaments” (Thérèse Raquin), then he explains it by misery (Germinal) or analysis it as degeneration, a “hereditary crack” (The Human Beast). The article examines in detail how the “bad Beast” works in practice, in Germinal’s text. It proves that the way Zola uses this notion corresponds in fact very vaguely to his own naturalist theories. The Beast is a curious relative of the Christian devil, on the one hand, and of the evil deities of paganism, on the other. Omnipresent and polymorphic, absolutely not “scientific”, contrary to what Zola claims, but very suggestive on the poetic level, the Beast remains one of the most striking metaphors of evil that the ending nineteenth century have invented.

Keywords: French literature, Émile Zola, Beast, naturalism, evil

Rares sont les écrivains français qui ont poussé l’amour des bêtes aussi loin qu’Émile Zola.[1] Enfant, il refusait déjà les boissons préparées par sa mère s’il ne pouvait pas les partager avec une petite chatte blanche. Adulte, il est devenu végétarien par conviction[2]. Installé à Batignoles, il y a ouvert un poulailler et construit lui-même une niche pour son chien Bernard. Toute sa vie durant, il a été accompagné de chiens des tailles et des races les plus diverses[3], sans jamais être capable de se séparer, ne serait-ce que pour quelques semaines, de ces amis muets.

À Médan, au moment où il épouse définitivement une vie de bourgeois aisé, Zola établit une véritable ferme avec un cheval appelé Bonhomme, plusieurs vaches, des lapins, des cobayes, de nombreux chiens et chats, ainsi qu’une volière pour poules, pigeons, perruches et serins. L’écrivain inspecte régulièrement sa ménagerie, recherche des espèces rares pour l’élargir et veille avec soin aux croisements. Dans une île attenante, il aménage un cimetière de toutes les bêtes qui lui avaient jamais appartenu. À la ferme, il passe les meilleures années de sa célébrité littéraire et il y puise le réconfort lors des luttes éprouvantes de l’affaire Dreyfus. Même pendant son exil en Angleterre, où l’élevage de bêtes s’avère impossible, Zola s’arrange pour cohabiter avec une petite souris qu’il installe dans sa corbeille à papier.

Zola, théoricien de l’amour des bêtes

Sur le plan théorique également, l’écrivain ne cesse de s’interroger sur les relations existant entre l’homme et les animaux. Le 25 mai 1896, il se voit décerner un diplôme d’honneur par la Société protectrice des animaux et prononce à cette occasion un discours qui s’achève par une véritable déclaration d’amour :

Représentez-vous un instant l’homme seul et, tout de suite quel immense désert, quel silence, quelle immobilité, quelle tristesse affreuse ! Ne vous est-il pas arrivé de traverser quelque lande maudite, d’où la vie des bêtes s’est retirée, où l’on n’entend ni un chant, ni un cri, ni le frôlement d’un corps, ni le palpitement d’une aile ? Quelle désolation, comme le cœur se serre, comme on hâte le pas, comme on se sent mourir d’être seul, de ne plus avoir autour de soi la chaleur des bêtes, l’enveloppement de la famille vivante ! Et qui donc peut dire qu’il n’aime pas les bêtes, puisqu’il a besoin d’elles, pour ne pas se sentir seul, terrifié et désespéré ?

[…]

Aimons-les parce qu’elles sont l’ébauche, le tâtonnement, l’essai d’où nous sommes sortis, avec notre perfection relative ; aimons-les parce que s’il y a autre chose en nous, elles n’ont en elles rien qui ne soit nôtre ; aimons-les parce que, comme nous, elles naissent, souffrent et meurent ; aimons-les, parce qu’elles sont nos sœurs cadettes, infirmes et inachevées, sans langage pour dire leurs maux, sans raisonnement pour utiliser leurs dons ; aimons-les parce que nous sommes les plus intelligents, ce qui nous a rendu les plus forts ; aimons-les, au nom de la fraternité et de la justice, pour honorer en elles la création, pour respecter l’œuvre de vie et faire triompher notre sang, le sang rouge qui est le même dans leurs veines et dans les nôtres[4].

Ce texte représente une sorte de défi, de programme politique ou, du moins, une réponse publique aux questions fondamentales que Zola s’est posées deux mois auparavant dans son fameux article intitulé « L’amour des bêtes » et publié dans Le Figaro :

Pourquoi la souffrance d’une bête me bouleverse-t-elle ainsi ? Pourquoi ne puis-je supporter l’idée qu’une bête souffre, au point de me relever la nuit, l’hiver, pour m’assurer que mon chat a bien sa tasse d’eau ? Pourquoi toutes les bêtes de la création sont-elles mes petites parentes, pourquoi leur idée seule m’emplit-elle de miséricorde, de tolérance et de tendresse[5] ?

Le texte continue par une longue et poignante narration de l’agonie de Fanfan, un griffon fou que Zola avait jadis adopté et soigné, et s’achève par un appel adressé à l’humanité qui devrait mieux protéger les animaux de la souffrance et mieux communiquer avec eux. En effet, aux yeux quelque peu rousseauistes de l’écrivain français, la bête est toujours bonne et l’homme, animé d’une « tendresse fraternelle[6] » à son égard, a un devoir sacré de défendre ce compagnon muet et fragile contre la faim et la cruauté.

Les chevaux martyrs du Germinal

Afin d’illustrer cette pitié zolienne pour les animaux qui souffrent, il suffit de rappeler l’histoire de Bataille et Trompette, deux chevaux-amis de Germinal. Doyen de la mine, Bataille mène depuis dix ans une « existence de sage », entre le travail dur dans les couloirs souterrains et des rêveries mélancoliques brodées autour des paysages perdus de son enfance :

Quelque chose brûlait en l’air, une lampe énorme, dont le souvenir exact échappait à sa mémoire de bête. Et il restait la tête basse, tremblant sur ses vieux pieds, faisant d’inutiles efforts pour se rappeler le soleil[7].

Lorsque les mineurs descendent Trompette, un autre cheval de trois ans, Bataille, hume longuement ce camarade tombé du ciel, sentant le soleil et les herbes. Il se prend pour lui d’une tendresse particulière : « On aurait dit la pitié affectueuse d’un vieux philosophe, désireux de soulager un jeune ami, en lui donnant sa résignation et sa patience » (GM, p. 181). Remarquons au passage que l’amitié entre les deux chevaux s’avère le sentiment le plus pur, le plus authentique et le moins intéressé de toutes les relations décrites dans Germinal. Malgré sa solidarité avec les misérables, Zola ne décrit pas les mineurs avec autant de sympathie que les bêtes. Leurs raisonnements, les manifestations de leurs sentiments tout comme les relations au sein de leurs familles ne sont jamais complètement dépourvus de calcul…

Lorsque le malheureux Trompette, qui ne s’est jamais habitué à la vie de la mine, meurt dans un accident, Bataille réagit avec beaucoup d’émotivité. Il se met

à le flairer désespérément, avec des reniflements courts, pareils à des sanglots. Il le sentait devenir froid, la mine lui prenait sa joie dernière, cet ami tombé d’en haut, frais de bonnes odeurs, qui lui rappelaient sa jeunesse au plein air. Et il avait cassé sa longe, hennissant de peur, lorsqu’il s’était aperçu que l’autre ne remuait plus. (GM, p. 401)

Traînant le cadavre de son ami par les galeries étroites de la mine, Bataille atteint une sorte de révélation existentielle, avant de sombrer dans la dépression :

[…] c’était fini, le camarade ne verrait plus rien, lui-même serait ainsi ficelé en un paquet pitoyable, le jour où il remonterait par là. Ses pattes se mirent à trembler, le grand air qui venait des campagnes lointaines l’étouffait ; et il était comme ivre, quand il rentra pesamment à l’écurie. (GM, p. 401)

Tant que le mot « bête » désigne un véritable animal, il reste très positivement connoté dans les romans zoliens. Il en va de même des occurences métaphoriques du mot qui renvoient à certaines qualités de femmes et de mères : ainsi, pour nourrir sa fille Estelle, la Maheude sort « au grand jour sa mamelle de bonne bête nourricière » (GM, p. 103). De la même manière, à la fin du livre, quand il regarde cette pauvre femme qui a tout perdu, Étienne Lantier est ému de son « corps de bonne bête trop féconde, déformée sous la culotte et la veste de toile » (GM, p. 497).

En effet, si l’univers zolien regorge d’atrocités et de « bestialités » (pour utiliser ce mot éminemment naturaliste) entre hommes, impossible d’y trouver l’exemple d’un animal cruel.

La bête dans l’homme

D’où vient alors la bestialité humaine, puisque nous ne la tenons pas des animaux ? En théorie, Zola commence par l’imputer au « choc de tempéraments » incompatibles (Thérèse Raquin), puis il l’explique par la misère (Germinal) ou l’analyse comme une dégénérescence, une « fêlure héréditaire » (La Bête humaine)[8]. Examinons désormais comment cette « mauvaise bête » fonctionne en pratique, dans le texte de Germinal. Nous allons voir que l’usage que Zola en fait ne correspond que très vaguement à ses théories naturalistes : certains hommes ne se font posséder par la bête qu’occasionnellement, tel le jaloux Chaval qui, pris de rage au cours d’une rixe, « ru[e] comme une bête » et « vis[e] le ventre [d’Étienne] pour le crever du talon » (GM, p. 384). Ou bien ce même Étienne lorsque, « d’un coup de poing irraisonné, furieux, il abat [Jeanlin] près du corps » (GM, p. 392) d’un jeune soldat que l’enfant vient d’assassiner.

Il y en a même qui portent la bête en eux pendant de longues années avant qu’elle ne soit réveillée par la pauvreté, la fatigue et la faim. Comme dans le cas du vieux mineur Bonnemort qui, atteint de bronchite chronique et à demi paralysé, sommeille tranquillement sur sa chaise jusqu’au moment où Cécile Grégoire, fille de riches actionnaires de la mine, ne s’approche de lui par curiosité :

Attirés, tous deux restaient l’un devant l’autre, elle florissante, grasse et fraîche des longues paresses et du bien-être repu de sa race, lui gonflé d’eau, d’une laideur lamentable de bête fourbue, détruit de père en fils par cent années de travail et de faim. Au bout de dix minutes, lorsque les Grégoire, surpris de ne pas voir Cécile, rentrèrent chez les Maheu, ils poussèrent un cri terrible. Par terre, leur fille gisait, la face bleue, étranglée. À son cou, les doigts avaient laissé l’empreinte rouge d’une poigne de géant. (GM, p. 469)

Le narrateur et la police finissent par conclure à

un coup de brusque démence, à une tentation inexplicable de meurtre, devant ce cou blanc de fille. Une telle sauvagerie stupéfia, chez ce vieil infirme qui avait vécu en brave homme, en brute obéissante, contraire aux idées nouvelles. Quelle rancune, inconnue de lui-même, lentement empoisonnée, était-elle donc montée de ses entrailles à son crâne ? L’horreur fit conclure à l’inconscience, c’était le crime d’un idiot. (GM, pp. 469-470)

Malgré la tonalité mélodramatique du passage, il ne sort toujours pas des représentations naturalistes de l’ouvrier comme une « bonne bête » que seule une vie remplie de malheur et d’injustice finit par faire dévier vers le crime. Mais que faire des meurtriers nés ? En effet, chez certains, la bête se manifeste de manière continue, à partir de leur naissance, de sorte qu’ils la portent toujours en eux, solidement imprégnée dans leur chair. Pensons à Jeanlin, cet enfant estropié, vicieux et sadique des Maheu qui devient assassin à onze ans. Le texte de Germinal le décrit respectivement comme un « singe blafard et crépu[9] » (GM, p. 15) ; une « bête malfaisante et voleuse » (GM, p. 253) ; « une ombre mouvante, une bête rampante et aux aguets, [qu’on reconnaît tout de suite], à son échine de fouine, longue et désossée » ; un « chat sauvage » (GM, p. 253) ; « une bête rôdante » (GM, p. 460), etc.

Imputer la monstruosité fondamentale de Jeanlin, qui cumule pratiquement toutes les perversions imaginables par Zola[10], à la seule hérédité serait oublier que les mêmes parents ont conçu, à quelques années d’intervalle, une véritables sainte. En effet, Alzire Maheu, la petite bossue de huit ans à l’intelligence précoce dédie toute sa courte vie à la famille qu’elle sert sans faille comme une petite ménagère. C’est elle qui sauve la petite Estelle de l’étouffement, qui s’occupe de Lénore et Henri et les empêche de se chamailler, qui fait la cuisine pour tous les Maheu, qui se laisse battre par les gardiens de la Compagnie quand elle glane illégalement les restes de charbon pour chauffer ses frères et sœurs. Ayant généreusement laissé toute nourriture aux autres, Alzire meurt de faim et de froid sur une chaise près du fourneau refroidi. Même dans son agonie, elle veille à ne pas faire trop de bruit pour ne pas inquiéter ses parents. Elle se contente de « ri[re] doucement » (GM, p. 374) et d’expirer avant l’arrivée du médecin, trop pressé de constater les ravages de la famine dans tout le coron.

Comme le jour et la nuit, une sainte et un monstre, Jeanne d’Arc et Gilles de Rais…, Alzire et Jeanlin, ces deux enfants à la fois infirmes et précoces ont tout pour s’opposer dans une complémentarité bien plus mythique que scientifique ou héréditaire. L’un incarne la bête mauvaise, l’autre une proie consentante qui se jette par sacrifice dans la gueule du mal pour en sauver les autres. Jumeaux stellaires, voués aussi inexplicablement à la sainteté ou à la damnation, le frère et la sœur apparaissent simultanément ou alternativement dans la plupart des scènes de la vie familiale des Maheu. Le lecteur n’a ainsi pas de doute que leurs destins sont à interpréter l’un par rapport à l’autre.

Les femmes en délire

Si la bête sommeille en certains individus et anime ouvertement la vie d’autres, elle a aussi cette curieuse tendance à s’emparer des foules entières. Germinal offre à ce titre un exemple fascinant dans la scène du lynchage de Maigrat. Il s’agit d’un épicier avare qui bat sa femme et louche celles des mineurs, désireux de se faire payer la marchandise, de plus en plus rare, par des services sexuels. À mesure que la grève avance et les rebelles deviennent de plus en plus affamés, la boutique de Maigrat est régulièrement assiégée par eux, puis prise d’assaut. Voulant empêcher le pire, le propriétaire compte rentrer chez lui par le toit et barricader les pièces par encore atteintes de la maison. La foule l’aperçoit grimper sur des tuiles et se met à crier : « Regardez ! regardez !… Le matou est là-haut ! au chat, au chat ! […] Au chat ! au chat !… Faut le démolir ! » (GM, p. 349) Maigrat prend peur de recevoir des pierres dans le visage, ses mains glissent, il tombe du toit et s’ouvre le crâne à l’angle d’une borne de la route. Stupéfaits, les mineurs s’arrêtent, demeurent silencieux et font tomber les haches avec lesquelles ils étaient en train de défoncer les portes. Or, tandis que les hommes observent une certaine piété, leurs compagnes commencent à se déchaîner :

Tout de suite, les huées recommencèrent. C’étaient les femmes qui se précipitaient, prises de l’ivresse du sang.
– Il y a donc un bon Dieu ! Ah ! cochon, c’est fini !
Elles entouraient le cadavre encore chaud, elles l’insultaient avec des rires, traitant de sale gueule sa tête fracassée, hurlant à la face de la mort la longue rancune de leur vie sans pain.
– Je te devais soixante francs, te voilà payé, voleur ! dit la Maheude, enragée parmi les autres. Tu ne me refuseras plus de crédit… Attends ! Attends ! il faut que je t’engraisse encore.
De ses dix doigts, elle grattait la terre, elle en prit deux poignées, dont elle lui emplit la bouche, violemment.
– Tiens ! mange donc !… Tiens ! mange, mange, toi qui nous mangeais ! (GM, p. 349)

Il s’ensuit une scène incroyable dont la cruauté dépasse largement tout contexte des luttes de classe et penche, une fois de plus, vers le mythologique, le rituel :

[Les femmes] tournaient en le flairant, pareilles à des louves. Toutes cherchaient un outrage, une sauvagerie qui les soulageât.
On entendit la voix aigre de la Brûlé.
– Faut le couper comme un matou !
– Oui, oui ! au chat ! au chat !… Il en a trop fait, le salaud !
Déjà, la Mouquette le déculottait, tirait le pantalon, tandis que la Levaque soulevait les jambes. Et la Brûlé, de ses mains sèches de vieille, écarta les cuisses nues, empoigna cette virilité morte.
Elle tenait tout, arrachant, dans un effort qui tendait sa maigre échine et faisait craquer ses grands bras. Les peaux molles résistaient, elle dut s’y reprendre, elle finit par emporter le lambeau, un paquet de chair velue et sanglante, qu’elle agita, avec un rire de triomphe :
– Je l’ai ! je l’ai !
– Ah ! bougre, tu n’empliras plus nos filles !
– Oui, c’est fini de te payer sur la bête, nous n’y passerons plus toutes, à tendre le derrière pour avoir un pain.
– Tiens ! je te dois six francs, veux-tu prendre un acompte ? moi, je veux bien, si tu peux encore !
Cette plaisanterie les secoua d’une gaieté terrible. Elles se montraient le lambeau sanglant, comme une bête mauvaise, dont chacune avait eu à souffrir, et qu’elles venaient d’écraser enfin, qu’elles voyaient là, inerte, en leur pouvoir. Elles crachaient dessus, elles avançaient leurs mâchoires, en répétant, dans un furieux éclat de mépris :
– Il ne peut plus ! il ne peut plus !… Ce n’est plus un homme qu’on va foutre dans la terre… Va donc pourrir, bon à rien !
La Brûlé, alors planta tout le paquet au bout de son bâton ; et, le portant en l’air, le promenant ainsi qu’un drapeau, elle se lança sur la route, suivie de la débandade hurlante des femmes. Des gouttes de sang pleuvaient, cette chair lamentable pendait, comme un déchet de viande à l’étal d’un boucher. En haut, à la fenêtre, Mme Maigrat ne bougeait toujours pas ; mais sous la dernière lueur du couchant, les défauts brouillés des vitres déformaient sa face blanche, qui semblait rire. Battue, trahie à chaque heure, les épaules pliées du matin au soir sur un registre, peut-être riait-elle, quand la bande des femmes galopa, avec la bête mauvaise, la bête écrasée, au bout du bâton.
Cette mutilation affreuse s’était accomplie dans une horreur glacée. Ni Étienne, ni Maheu, ni les autres, n’avaient eu le temps d’intervenir : ils restaient immobiles, devant ce galop de furies ! (GM, pp. 350-351)

Telles les bacchantes, les ménades en transe[11], les femmes de mineurs émasculent ainsi l’épicier et exhibent son sexe, le portant sur une pique à travers la ville, chantant et dansant dans une sorte de carnaval morbide duquel les hommes se voient exclus d’office. Remarquons au passage que c’est précisément dans cette scène là que le mot « bête » ainsi que des métaphores fondées sur l’animalité s’avèrent les plus présentes de tout le livre. D’une manière assez équivoque, la bête est ici personnifiée, d’une part, par le sexe du « vieux matou », un symbole de l’exploitation et du viol, et, d’autre part, par le délire des « louves », jadis humiliées et offensées, mais qui s’acharnent désormais sur le cadavre de leur oppresseur. Seuls les hommes, qui pourtant pillaient jusqu’ici la boutique, s’arrêtent devant cette explosion de l’animalité et, fascinés et incrédules, suivent en silence les orgies femelles. Bref, si dans l’état de la possession par la bête, les hommes se battent (Chaval, Étienne), étranglent des jeunes filles (Bonnemort) ou tuent au couteau (Jeanlin), tout ceci bien individuellement, les femmes, elles – étant plutôt « bonnes bêtes nourricières » au sein de leur familles – ont besoin d’une collectivité, d’une véritable foule déchaînée pour faire valoir leur potentiel de cruauté[12]. Celle-ci ne s’avère après que d’autant plus terrifiante et malsaine.

Originaire du Sud, Étienne Lantier s’étonne de ces brusques accès de cruauté chez les mineurs qu’il attribue, en bon naturaliste, au tempérament local :

il s’effarait devant ces brutes démuselées par lui, si lentes à s’émouvoir, terribles ensuite, d’une ténacité féroce dans la colère. Tout le vieux sang flamand était là, lourd et placide, mettant des mois à s’échauffer, se jetant aux sauvageries abominables, sans rien entendre, jusqu’à ce que la bête fût soûle d’atrocités. Dans son Midi, les foules flambaient plus vite, seulement elles faisaient moins de besogne. […] les femmes surtout l’effrayaient, la Levaque, la Mouquette et les autres, agitées d’une fureur meurtrière, les dents et les ongles dehors, aboyantes comme des chiennes […] (GM, p. 340)

Mais au-delà de ces différences régionales, sexuelles et « techniques », hommes, femmes, enfants précoces, tout le monde est susceptible de se faire gouverner et manipuler par la bête. (Il arrive même à la sainte Alzire de s’amuser à écouter les ébats sexuels des voisins dans le coron).

La bête dans de l’inanimé

Ce qui s’avère plus surprenant, c’est l’emprise de la bête sur certains lieux, objets ou machines. En effet, dès le début du roman, la mine elle-même est présentée comme une sorte de moloch préhistorique qui se nourrit d’hommes : « Et le Voreux, au fond de son trou, avec son tassement de bête méchante, s’écrasait davantage, respirait d’une haleine plus grosse et plus longue, l’air gêné par sa digestion pénible de chair humaine. » (GM, p. 12) Plus loin dans le texte, il « s’accroupi[t] de son air de bête mauvaise, vague, piqué de quelques lueurs de lanterne » (GM, p. 126). Et, suite à l’horrible explosion provoquée par l’anarchiste russe Souvarine, le moloch s’afaisse au fur et à mesure dans une série de secousses souterraines. Plusieurs heures durant, les mineurs suivent la lente destruction de l’ogre jusqu’à sa disparition définitive dans une sorte d’océan mythique :

Et l’on vit alors une effrayante chose, on vit la machine, disloquée sur son massif, les membres écartelés, lutter contre la mort : elle marcha, elle détendit sa bielle, son genou de géante, comme pour se lever ; mais elle expirait, broyée, engloutie. Seule, la haute cheminée de trente mètres restait debout, secouée, pareille à un mât dans l’ouragan. On croyait qu’elle allait s’émietter et voler en poudre, lorsque, tout d’un coup, elle s’enfonça d’un bloc, bue par la terre, fondue ainsi qu’un cierge colossal ; et rien ne dépassait, pas même la pointe du paratonnerre. C’était fini, la bête mauvaise, accroupie dans ce creux, gorgée de chair humaine, ne soufflait plus de son haleine grosse et longue. Tout entier, le Voreux venait de couler à l’abîme. […] une berge se rompit, et le canal se versa d’un coup, en une nappe bouillonnante, dans une des gerçures. Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans une vallée profonde. La mine buvait cette rivière, l’inondation maintenant submergeait les galeries pour des années. Bientôt, le cratère s’emplit, un lac d’eau boueuse occupa la place où était naguère le Voreux, pareil à ces lacs sous lesquels dorment des villes maudites. (GM, p. 454)

Conclusion

Bref, celui qui s’attendrait de la part de Zola, ce darwiniste convaincu, à une explication phylogénétique de la « bête » serait déçu. N’ayant paradoxalement rien à voir avec nos ancêtres les animaux (qui en sont de pures victimes, comme les chevaux mangés par la mine du Voreux), cette force mystérieuse s’empare des hommes comme des femmes, des solitaires comme des foules, des machines comme des endroits géographiques pour les animaliser subitement, révéler toute leur cruauté potentielle et les délaisser ensuite, pantelants et effarés, inertes et muets, jusqu’à l’attaque suivante. La bête est une curieuse parente du diable chrétien, d’une part, et des divinités maléfiques du paganisme, de l’autre. Elle semble bien profiter des injustices du capitalisme moderne, sans toutefois jamais se réduire à lui. Chez les adultes, elle peut emprunter des voies sexuelles, mais à nouveau, pas systématiquement. Chez les enfants et les objets, elle reste d’ailleurs hermaphrodite, tantôt ogre, tantôt géante. Omniprésente et polymorphe, absolument pas « scientifique », contrairement à ce que Zola prétend, mais d’autant plus suggestive sur le plan poétique, elle reste l’une des plus saisissantes métaphores du mal que le dix-neuvième siècle finissant n’ait inventées.

BIBLIOGRAPHIE
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ZOLA, É. : Discours prononcé lors de l’assemblée de la Société protectrice des animaux. In Le Figaro du mardi 26 mai 1896, p. 3.
—    Germinal. In Œuvres complètes illustrées. Paris : Bibliothèque Charpentier, 1906.
—    L’amour des bêtes. In Le Figaro du 24 mars 1896. Repris dans Nouvelle campagne [1896]. Paris : Bibliothèque-Charpentier, 1897, pp. 85-97.


[1])  Cet article s’inscrit dans le projet scientifique « Progres Q14 – Krize racionality a moderní myšlení » et a il été soutenu par le Projet Européen du Développement Régional « Créativité et adaptabilité comme conditions du succès de l’Europe dans un monde interconnecté » (No. CZ.02.1.01/0.0/0.0/16_019/0000734).
[2])  Mitterand, H. : Zola, tel qu’en lui-même. Paris : PUF, 2009, p. 287.
[3])  Ne citons que les plus connus : Bertrand, Raton, un petit chien tapageur, Fanfan le griffon, le bouledogue Bataille, Voriot le chien de garde, et un spitz noir nommé avec humour Hector Pinpin 1er de Coq Hardi.
[4])  ZOLA, É. : Discours prononcé lors de l’assemblée de la Société protectrice des animaux. In Le Figaro du mardi 26 mai 1896, p. 3.
[5])  ZOLA, É. : L’amour des bêtes. In Le Figaro du 24 mars 1896, repris dans Nouvelle campagne [1896].
Paris : Bibliothèque-Charpentier, 1897, p. 85.
[6])  ZOLA, É. : Discours prononcé lors de l’assemblée de la Société protectrice des animaux. In Le Figaro du mardi 26 mai 1896, p. 3.
[7])  ZOLA, É. : Germinal. In Œuvres complètes illustrées. Paris : Bibliothèque Charpentier, 1906, p. 54. Toutes les références seront renvoyées à cette édition, comme GM.
[8])  BECKER, C. – GOURDIN-SERVENIÈRE, G. – LAVIELLE, V. : Dictionnaire d’Émile Zola. Suivi du Dictionnaire des Rougon-Macquart. Paris : Laffont, 1993, pp. 84, 114-115 et 296.
[9])  Pour le singe en tant que caricature de l’humain, voir Bartha-Kovács, K : Loupe à la main : la construction médiatique de l’amateur, littérateur d’un genre nouveau au XVIIIe siècle. In BOULERIE, F. (éd.) : La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles. Tübingen : Narr Verlag, coll. « Biblio 17 », 2013, pp. 187-202.
[10])  BELGRAND, A. : Le personnage de Jeanlin dans Germinal : naissance d’un monstre. In PAGÈS, A. (éd.) : Émile Zola. Lectures au féminin, avatars du roman naturaliste, Les Cahiers naturalistes. Paris : Grasset-Fasquelle 1995, 41e année, n°69, p. 145.
[11])  BERTRAND-JENNINGS, C. : L’Éros et la femme chez Zola : de la chute au paradis retrouvé. Paris : Klincksieck, 1977, p. 128.
[12])  HAMON, P. : Le Personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Émile Zola. Genève : Droz, 2012, p. 398.

Eva Voldřichová Beránková
Université Charles
Faculté des Lettres
Institut d’Études Romanes
Nám. Jana Palacha 2, 116 38 Prague