Fulka, J.: Le cauchemar de Lockwood : sur la question de la Cruauté en Litérature. In: Ostium, roč. 12, 2016, č. 3.


Lockwoods’ Nightmare: On the Question of Cruelty in Literature
The aim of the present study is to analyze the phenomenon of dream in Wuthering Heights by Emily Brontë, especially the nightmare of Lockwood, one of the principal narrators. The author attempts to show that the dream in question plays an important role in the structure of the novel, and interprets the given passages against the background of the distinction between convertible and inconvertible violence, recently proposed – in a different context – by Étienne Balibar.

Keywords: English literature, psychoanalysis, violence

Dans le livre publié en 2010, s’intitulant Violence et civilité, Étienne Balibar apporte une contribution majeure au traitement philosophique de la question de cruauté et de violence. [1] En relisant quelques textes classiques (Hegel, Hobbes et d’autres), Balibar propose une distinction qui va nous servir de fil conducteur dans la présente étude : celle entre la violence convertible et la violence inconvertible. À propos des Leçons sur la philosophie du droit de Hegel, Balibar souligne la notion hégélienne de « conversion » (Verkehrung) consistant en une « sublimation ou spiritualisation, mais surtout une transformation de la violence en force (historiquement) productive, une annihilation de la violence en tant que force de la destruction et une re-création en tant qu’énergie ou puissance interne des institutions »[2]. La violence convertible, c’est une violence pour ainsi dire sublimée, dont la force destructrice se trouve dépassée au profit d’une productivité politique et historique. À l’opposé de cette catégorie de la violence apprivoisée, Balibar met en valeur la notion de violence inconvertible, à savoir la violence qui résiste à une telle sublimation, qui est inséparable du fantasme (un trait dont on va voir l’importance dans ce qui suit) et qu’il convient d’appeler par un mot à la fois simple et compliqué : la cruauté[3]. La cruauté en tant que forme extrême, inconvertible de la violence – une violence qui ne peut jamais être soumise à une finalité quelconque – met en jeu, selon Balibar, non seulement une impulsion destructrice, mais également (et logiquement) une impulsion autodestructrice, une tendance de se tourner contre ceux qui en sont les initiateurs :

La cruauté n’est pas seulement une violence « extrême », elle est une violence qui peut passer sans médiation de formes ultra-naturalistes et anonymes, semblant procéder de la force même des « choses », dépersonnalisée dans ses sources comme dans ses objets, à des formes où l’intentionnalité devient paroxystique, voire se tourne contre ses propres auteurs ou « sujets », et où la dimension suicidaire voisine étrangement avec la compulsion criminelle.[4]

Sans s’attarder sur le contexte propre de l’analyse balibarienne – dont le but consiste à repenser la philosophie politique par rapport à la question de la violence –, il nous semble que la distinction mentionnée plus haut peut s’avérer fort utile dans le domaine qui, au premier regard, peut paraître assez éloigné, à savoir celui de la littérature[5]. La cruauté, son inconvertibilité, son inséparabilité de la dimension fantasmatique et, par voie de conséquence, son caractère en quelque sorte onirique (ce qui ne veut nullement dire irréel) ne cessent de revenir dans certaines œuvres littéraires dont nous avons choisi une qui compte, sans aucun doute, parmi les plus classiques et les plus discutées : Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, « peut-être la plus belle, la plus profondément violente des histoires d’amour »[6]. Nous espérons de montrer que le rêve de Lockwood au début des Hauts de Hurlevent, dont l’importance dans le roman de Brontë ne peut jamais être surestimée, joue – lorsqu’il est envisagé sous la perspective de la notion balibarienne de violence inconvertible – le rôle de ce que nous n’hésiterons pas à appeler un nœud structural, et ceci à plusieurs égards : premièrement, il préfigure, en miniature, toutes les formes de la cruauté dont le roman se fait un catalogue inquiétant ; deuxièmement, de par sa configuration même, il esquisse les relations complexes entre les personnages que le lecteur ne déchiffrera que par la suite. Notons tout de suite qu’il s’agit de la préfiguration structurale plutôt que littérale car le cauchemar de Lockwood n’est nullement un rêve prémonitoire au sens courant du terme : ce qu’il semble offrir est moins une prémonition directe qu’une configuration symbolique et fantasmatique qui, par la suite, va marquer toute l’histoire tumultueuse de l’amour impossible entre Catherine et Heathcliff. C’est justement à ce niveau qu’on est obligé de chercher « le rapport étroit entre les passages oniriques et la structure du roman »[7]. Et c’est sur cette configuration que nous nous concentrerons dans ce qui suit. Supposant le roman assez bien connu pour qu’il n’y ait besoin d’une introduction générale, nous essayerons d’aller droit à l’essentiel.

Plusieurs interprètes ont remarqué que le personnage principal du roman, Catherine, entre dans l’espace narratif des Hauts de Hurlevent à travers le rêve[8]. L’on a également remarqué que la scène du rêve de Lockwood se trouve être soigneusement préparée et mise en scène : dans son étude brillante sur Les Hauts de Hurlevent, Hillis Miller souligne le caractère quasi-initiatique de la manière dont Lockwood, le premier narrateur du récit, pénètre l’espace labyrinthique de la maison pour accéder à « l’intérieur de l’intérieur », au cœur même du mystère, en imitant ainsi, sans le savoir, le mouvement même de la narration sinueuse qui va suivre[9]. Dans la petite chambre à l’intérieur de la maison qui, d’ailleurs, se trouve elle-même située dans un monde étrangement clos et exclusif formé par les Hauts de Hurlevent, Thrushcross Grange et quelques autres repères[10], Lockwood fait deux rêves – deux cauchemars – qui l’initient (lui-même et le lecteur) au monde étrange, cruel et onirique de l’amour et de la vengeance dont le caractère violent et parfois difficilement explicable ne cessera de fasciner les lecteurs jusqu’à présent. Dans le cadre limité de cette étude, nous laisserons de côté le premier cauchemar sur le sermon interminable de Jabes Branderham, et nous nous concentrerons sur le deuxième, représentant, en un sens, le paroxysme de la violence inconvertible.

Pendant sa première nuit à Hauts de Hurlevent, Lockwood, avant de s’endormir – et ceci est important – se met à déchiffrer une étrange configuration de noms inscrits avec la pointe d’un couteau en toutes sortes de caractères sur le rebord de la fenêtre :

Sur le rebord de la fenêtre où je plaçai ma chandelle, se trouvaient empilés dans un coin quelques livres rongés d’humidité ; ce rebord était couvert d’inscriptions faites avec la pointe d’un couteau sur la peinture. Ces inscriptions, d’ailleurs, répétaient toutes le même nom en toutes sortes de caractères, grands et petits, Catherine Earnshaw, çà et là changé en Catherine Heathcliff, puis encore en Catherine Linton.

[The ledge, where I placed my candle, had a few mildewed books piled up in one corner; and it was covered with writing scratched on the paint. This writing, however, was nothing but a name repeated in all kinds of characters, large and small – Catherine Earnshaw, here and there varied to Catherine Heathcliff, and then again to Catherine Linton].[11]

Ce passage, dont le caractère inquiétant ne manque pas de frapper le lecteur, mérite d’attirer notre attention. Une idée vague de la violence y transparaît : les noms sont « scratched on the paint » (l’expression qui suscite, en elle-même, un certain malaise et que le traducteur français, faute de mieux, traduit trop explicitement comme « faites avec la pointe d’un couteau sur la peinture »), sans que nous connaissions ni l’auteur de cette inscription ni le sens qu’il faudrait lui donner, sans que nous sachions pourquoi, selon l’expression de Judith Bates, « la nuit même donne naissance à d’innombrables Catherines »[12]. Il s’agit, bien sûr, d’une configuration dont le sens devient plus clair par la suite et qui décrit, en fait, les métamorphoses que Cathy (et sa fille) va subir au cours de la narration, sans que les interprètes s’accordent, d’ailleurs, sur la signification définitive qu’il faut leur attribuer[13].

Pour ajouter au sentiment d’une vague menace, l’image d’un spectre ou d’un fantôme surgit directement dans les lignes qui suivent. Sans avoir, pour le moment, quoi que ce soit de spécifique, cette image transforme le signifiant représenté par le nom propre (un signifiant qui, à un moment donné, n’est rattaché à aucun signifié car Lockwood n’a aucune connaissance de l’existence de Cathy – c’est la première fois qu’il la rencontre ainsi, sans en être conscient, à travers les inscriptions qu’il répète) en une forme spectrale qui, pour exacerber encore l’Unheimlichkeit qui s’empare du lecteur, est prise dans une sorte de pullulation incontrôlable, provoquée, de la part de Lockwood, par une inexplicable pulsion de répétition[14] :

Dans ma pesante apathie, j’appuyai la tête contre la fenêtre et continuai à épeler Catherine Earnshaw… Heathcliff… Linton… mes yeux finirent par se fermer. Mais ils n’étaient pas clos depuis cinq minutes qu’un éblouissement de lettres blanches jaillit de l’obscurité, éclatantes comme des spectres… l’air fourmillait de Catherines.

[In vapid listlessness I leant my head against the window, and continued spelling over Catherine Earnshaw – Heathcliff – Linton, till my eyes closed; but they had not rested five minutes when a glare of white letters started from the dark as vivid as spectres – the air swarmed with Catherines].[15]

Réveillé de cette manière, par la présence spectrale des signifiants « Catherine », Lockwood prend un des livres empilés sur le rebord de la fenêtre pour découvrir qu’il s’agit du journal de Catherine Earnshaw, écrit une vingtaine d’années auparavant – la vraie origine des événements racontés dans Les Hauts de Hurlevent[16]. Après avoir lu quelques pages, décrivant une conspiration de Cathy et de Heathliff et la conduite détestable de Hindley envers ce même Heathcliff, Lockwood s’endort. Son premier rêve se passe à l’église où il est forcé d’écouter le sermon interminable d’un Jabes Branderham. Il se réveille pour un instant, s’endort de nouveau et fait un autre rêve qui nous intéresse ici. Citons le passage en son entier :

Cette fois, je me souvenais que j’étais couché dans le cabinet de chêne et j’entendais distinctement les rafales de vent et la neige qui fouettait. J’entendais aussi le bruit agaçant et persistant de la branche de sapin, et je l’attribuais à sa véritable cause. Mais ce bruit m’exaspérait tellement que je résolus de le faire cesser, s’il y avait moyen ; et je m’imaginai que je me levais et que j’essayais d’ouvrir la croisée. La poignée était soudée dans la gâche : particularité que j’avais observée étant éveillé, mais que j’avais oubliée. « Il faut pourtant que je l’arrête ! » murmurai-je. J’enfonçai le poing à travers la vitre et allongeai le bras en dehors pour saisir la branche importune ; mais, au lieu de la trouver, mes doigts se refermèrent sur les doigts d’une petite main froide comme la glace ! L’intense horreur du cauchemar m’envahit, j’essayai de retirer mon bras, mais la main s’y accrochait et une voix d’une mélancolie infinie sanglotait : « Laissez-moi entrer ! laissez-moi entrer ! – Qui êtes-vous ? » demandai-je tout en continuant de lutter pour me dégager. « Catherine Linton », répondit la voix en tremblant (pourquoi pensais-je à Linton ? J’avais lu Earnshaw vingt fois pour Linton une fois). « Me voilà revenue à la maison : je m’étais perdue dans la lande ! » La voix parlait encore, quand je distinguai vaguement une figure d’enfant qui regardait à travers la fenêtre. La terreur me rendit cruel. Voyant qu’il était inutile d’essayer de me dégager de son étreinte, j’attirai son poignet sur la vitre brisée et le frottai dessus jusqu’à ce que le sang coulât et inondât les draps du lit. La voix gémissait toujours : « Laissez-moi entrer ! » et l’étreinte obstinée ne se relâchait pas, me rendant presque fou de terreur. « Comment le puis-je ? dis-je enfin ; lâchez-moi, si vous voulez que je vous fasse entrer ! » Les doigts se desserrèrent, je retirai vivement les miens hors du trou, j’entassai en hâte les livres en pyramide pour me défendre, et je me bouchai les oreilles pour ne plus entendre la lamentable prière. Il me sembla que je restais ainsi pendant plus d’un quart d’heure. Mais, dès que je recommençai d’écouter, j’entendis le douloureux gémissement qui continuait !

« Allez-vous-en ! criai-je, je ne vous lasserai jamais entrer, dussiez-vous supplier pendant vingt ans. – Il y a vingt ans, gémit la voix, vingt ans, il y a vingt ans que je suis errante. » Puis j’entendis un léger grattement au dehors et la pile de livres bougea comme si elle était poussée en avant. J’essayai de me lever, mais je ne pus remuer un seul membre, et je me mis à hurler tout haut, en proie à une terreur folle.

[This time, I remembered I was lying in the oak closet, and I heard distinctly the gusty wind, and the driving of the snow; I heard, also, the fir-bough repeat its teasing sound, and ascribed it to the right cause; but it annoyed me so much, that I resolved to silence it, if possible; and, I thought, I rose and endeavoured to unhasp the casement. The hook was soldered into the staple: a circumstance observed by me when awake, but forgotten. „I must stop it, nevertheless!“ I muttered, knocking my knuckles through the glass, and stretching an arm out to seize the importunate branch; instead of which, my fingers closed on the fingers of a little, ice-cold hand! The intense horror of nightmare came over me: I tried to draw back my arm, but the hand clung to it, and a most melancholy voice sobbed, „Let me in – let me in!“ „Who are you?“ I asked, struggling, meanwhile, to disengage myself. „Catherine Linton“ it replied, shiveringly (why did I think of Linton? I had read Earnshaw twenty times for Linton); „I’m come home; I’d lost my way on the moor!“ As it spoke, I discerned, obscurely, a child’s face looking through the window. Terror made me cruel; and finding it useless to attempt shaking the creature off, I pulled its wrist on to the broken pane, and rubbed it to and fro till the blood ran down and soaked the bedclothes: still it wailed „Let me in!“ and maintained its tenacious gripe, almost maddening me with fear. „How can I?“ I said at length. „Let me go, if you want me to let you in!“ The fingers relaxed. I snatched mine through the hole, hurriedly piled the books up in a pyramid against it, and stopped my ears to exclude the lamentable prayer. I seemed to keep them closed above a quarter of an hour; yet, the instant I listened again, there was the doleful cry moaning on! „Begone!“ I shouted, „I’ll never let you in, not if you beg for twenty years.“ „It is twenty years,“ mourned the voice: „twenty years!“ Thereat began a feeble scratching outside, and the pile of books moved as if thrust forward. I tried to jump up, but could not stir a limb; and so yelled aloud, in a frenzy of fright].[17]

Le dernier cri de Lockwood est bien réel ; Lockwood est découvert par Heathcliff, lui-même réveillé par le bruit, et assiste, par accident, au paroxysme de la passion qui semble préfigurer tous les monologues que Heathcliff va prononcer par la suite, y compris les paroles blasphématoires après la mort de Cathy.

Il [Heathcliff] s’est approché du lit, a ouvert la fenêtre en la forçant et, pendant qu’il tirait dessus, a été pris d’une crise de larmes qu’il n’a pu maîtriser.

« Viens, viens ! » sanglotait-il. « Cathy, viens ! Oh ! Viens… une fois seulement ! Oh ! Chérie de mon cœur ! écoute-moi cette fois-ci enfin, Catherine ! »

[He [Heathcliff] got on to the bed, and wrenched open the lattice, bursting, as he pulled at it, into an uncontrollable passion of tears. „Come in! Come in!“ He sobbed. „Cathy, do come. Oh, do – once more! Oh! My heart’s darling! Hear me this time, Catherine, at last!“][18]

À partir de ce moment, l’histoire véritable commence. À propos de ce rêve qui représente un chef-d’œuvre de l’imagination gothique, plusieurs remarques s’imposent. Tout d’abord, notons l’étrange « effet de réel » (pour pervertir une expression de Roland Barthes) qu’il suscite : Lockwood, en rêvant, se trouve dans la même pièce, sur le même lit et près de la même fenêtre ; il observe même certains détails qu’il avait remarqués avant de s’endormir (le bruit de la branche contre la fenêtre, la position de la poignée) ; et c’est à travers cette réalité qui, dans le rêve, se trouve conservée (mais à propos de cette « réalité » qui est tellement proche de l’hallucination, ne serait-on pas en droit de parler, justement, du réel au sens lacanien ?), que l’enfant spectral se glisse dans la conscience endormie de Lockwood pour y produire l’effet terrifiant qui le pousse à un acte de cruauté excessive – frotter la main de l’enfant contre la vitre brisée. La terreur me rendit cruel, terror made me cruel, dit Lockwood pour expliquer sa cruauté inexplicable[19]. Le symbolisme de la fenêtre est tout aussi important : dans la petite pièce, où Lockwood se croit à l’abri de tout danger, la fenêtre représente non seulement un moyen d’encadrer le fantasme terrifiant – Jacques Lacan, dans le séminaire sur l’angoisse, a admirablement commenté, à propos du rêve fait par L’homme aux loups, la fonction d’encadrement remplie précisément par la fenêtre[20] – mais également et surtout une ouverture vers l’extérieur, une ouverture par laquelle le spectre de Catherine s’efforce d’entrer. Ceci est d’autant plus important qu’à la fin du roman, Heathcliff meurt exactement dans la même pièce, sous la même fenêtre ouverte, en se réunissant ainsi – peut-être – avec la Catherine perdue. À travers cette même fenêtre, donc, le début et la fin de l’histoire semblent se rejoindre : par cette ouverture vers l’extérieur, l’esprit de Catherine cherche à entrer dans la maison où elle avait passé son enfance avec Heathcliff, tandis qu’à la fin du livre, c’est à travers la même ouverture que l’esprit de Heathcliff s’échappe pour trouver la réunion avec cette même Catherine. Si, comme le dit Freud, le rêve représente un accomplissement du désir, il semble que l’accomplissement du désir passe justement à travers cette fenêtre, à travers ce passage mince et précaire entre l’intérieur et l’extérieur. Étant donné la structure extrêmement compliquée du rêve en question, aussi bien que le fait que le récit en tant que tel ressemble à un rêve énorme dont le cauchemar de Lockwood ne fait qu’une petite partie et où s’entremêlent et s’entrecroisent les désirs de tous les personnages et du lecteur lui-même[21], on est d’ailleurs en plein droit d’abandonner la logique freudienne qui attribue le désir toujours au rêveur lui-même et de poser la question « Le désir de qui ? ». De Heathcliff qui souhaite que Catherine revienne ? De Catherine qui désire de revenir à la maison de son enfance ? Ou bien de Lockwood ? Ou bien du lecteur, désirant de lire la suite de l’histoire ? Quel désir se trouve-t-il accompli dans le rêve de Lockwood ? Le texte ne nous donnera jamais une réponse définitive.

Revenons, pourtant, à la question de la préfiguration onirique de la suite de l’histoire qui s’étale pendant la période d’une vingtaine d’années (la vingtaine d’années mentionnée, on s’en souvient, dans le rêve même). On a raison de dire, semble-t-il, que Lockwood, de tous les personnages des Hauts de Hurlevent, est « un rêveur privilégié dans la mesure où les deux cauchemars qui constituent l’entrée dans le monde occulte de Wuthering Heights ont lieu pendant la seule nuit que ce personnage apparemment étranger à l’action y passe »[22]. En quel sens ? Au sens où « toute l’existence de Catherine et de Heathliff se situe au niveau onirique »[23], que leur amour enfantin en tant que tel – un amour fondé, on s’en souvient, sur la fusion complète que Catherine elle-même nomme si bien dans le monologue connu, parmi les lecteurs du roman, sous le nom de I am Heathcliff speech[24] – possède un caractère onirique et irréellement immédiat que Heathcliff, dans les innombrables actes sadiques et destructeurs qu’il perpétrera après la mort de Catherine, ne cessera jamais d’essayer de regagner[25]. Comme nous l’avons déjà signalé, Les Hauts de Hurlevent peut, en vérité, être lu comme un rêve gigantesque, dont les rêves « réels » de Lockwood nous laissent entrevoir la nature avant que l’histoire elle-même ne commence. Le livre en tant que tel, d’ailleurs, est parsemé de rêves – comme, par exemple, ce rêve mystérieux de Catherine, qu’elle ne raconte jamais et qui reste, à jamais, au-delà de son expression verbale[26]. En plus – et ceci démontre la structure extrêmement complexe du roman –, le motif de plusieurs Catherines auquel le demi-sommeil de Lockwood donne naissance (the air swarmed with Catherines), trouve une résonance puissante non seulement dans la configuration du roman en tant que tel, mais également et surtout dans le délire final de Heathcliff. Pour Heathcliff, le monde est bien swarming with Catherines :

Car qu’est-ce qui, pour moi, ne se rattache pas à elle ? Qu’est-ce qui ne me la rappelle pas ? Je ne peux pas jeter les yeux sur ce dallage sans y voir ses traits dessinés ! Dans chaque nuage, dans chaque arbre, remplissant l’air la nuit, visible par lueurs passagères dans chaque objet le jour, je suis entouré de son image. Les figures d’hommes et de femmes les plus banales, mon propre visage, se jouent de moi en me présentant sa ressemblance. Le monde entier est une terrible collection de témoignages qui me rappellent qu’elle a existé, et que je l’ai perdue !

[For what is not connected with her to me? And what does not recall her? I cannot look down to this floor but her features are shaped in the flags! In every cloud, in every tree – filling the air at night, and caught by glimpses in every object by day – I am surrounded with her image! The most ordinary faces of men and women – my own features – mock me with a resemblance. The entire world is a dreadful recollection of memoranda that she did exist, and that I have lost her!][27]

Tous ces motifs semblent condensés – le terme freudien n’est pas utilisé par hasard – dans le rêve de Lockwood. Or, la préfiguration fonctionne sur un autre niveau encore, sur le niveau de la tonalité, de la Stimmung même de l’histoire qui va suivre, sans que le rêve de Lockwood soit, comme nous avons déjà souligné, un rêve prémonitoire au sens littéral du terme. L’acte de cruauté que Lockwood commet dans le rêve, d’ailleurs étroitement lié à une hypocrisie évidente de sa part – après avoir essayé, en vain, de se dégager en frottant la main du spectre contre la vitre, il promet de le laisser entrer s’il lâche sa prise, après quoi Lockwood ne fait qu’empiler les livres contre la fenêtre afin, justement, de l’empêcher d’entrer dans la pièce –, préfigure tous les actes de cruauté et de destruction décrits ultérieurement. L’histoire cruelle – avec ses innombrables épisodes ouvertement sadiques – est ouverte par un acte presqu’impensable de quelqu’un qui n’est pas directement impliqué dans cette histoire même mais qui en devient, de par cet acte même et qu’il le veuille ou non, la partie prenante.

Pourtant, une question reste ouverte sur laquelle nous voudrions terminer. Est-on en droit de parler, à propos de ce livre hors du commun, d’une violence inconvertible[28] ? La violence et la cruauté dans Les Hauts de Hurlevent a fait l’objet d’innombrables commentaires dont nous avons cité quelques-uns. Mais en quel sens cette violence est-elle une violence inconvertible ? Judith Bates propose même une interprétation « positive » de l’acte de Lockwood ; une interprétation qui s’engage dans un sens directement opposé, celui, justement, de la conversion de la violence : en analysant le symbolisme des larmes et du sang dans le rêve, Bates souligne que la cruauté prétendue de Lockwood permet, en fait, une expiation grâce à laquelle l’esprit de Catherine peut finalement revenir et retrouver le monde enfantin perdu :

Des gouttes [du sang] doivent s’écouler aussi sur le rebord de la fenêtre où sont gravés les mots : Catherine Earnshaw, Catherine Heathcliff, Catherine Linton. Aussi le rituel du sacrifice expiatoire s’accomplit-il dans le sens inverse de la faute. […] Ainsi considéré, l’acte sanguinaire auquel se livre Lockwood et qui encore aujourd’hui ne manque pas de choquer le lecteur assume une dimension tout autre que celle de la satisfaction sexuelle plus ou moins perverse que plusieurs critiques se sont complus à y trouver. […] Ainsi l’acte instinctif et cruel de Lockwood exercera à son insu une fonction positive et libératrice.[29]

Sans vouloir sous-estimer la possibilité d’une telle lecture (dans un roman aussi complexe que Les Hauts de Hurlevent, quelle lecture, en fait, peut-elle être jugée impossible ?), il nous paraît pertinent de souligner que s’il y a une réunion de Heathcliff et de Cathy (ce qui, en fait, est loin d’être certain, malgré les dernières phrases du roman que nous allons commenter tout de suite), s’il y a une conversion de cette violence qui a marqué toute l’histoire de leur amour, elle n’a certainement pas lieu ici-bas, dans le monde qui est le nôtre. Si expiation il y a, Georges Bataille a sans doute raison de parler de « l’horreur de l’expiation »[30]. C’est, sans aucun doute, ce qui distingue Les Hauts de Hurlevent des histoires d’amour dans les romans de Jane Austen, mais également dans les romans des deux autres sœurs Brontë, Charlotte et Anne, chez qui, malgré ses péripéties malheureuses ou même tragiques, l’amour se trouve toujours terminé par une conversion, par une réunion des deux protagonistes (le plus souvent sous la forme du mariage). Et par conséquent, une question se pose : les dernières lignes des Hauts de Hurlevent, qui font partie du monologue intérieur de ce même Lockwood dont les cauchemars ont entamé notre voyage sur le continent obscur de la passion aussi intense que destructrice, sont-elles vraiment aussi apaisantes qu’elles puissent sembler ? En regardant les tombeaux de Heathcliff et de Catherine, Lockwood a recours à la métaphore du sommeil tranquille, inspirée plutôt par la tranquillité du paysage qui les entoure :

Je m’attardai autour de ces tombes, sous ce ciel si doux ; je regardais les papillons de nuit qui voltigeaient au milieu de la bruyère et des campanules, j’écoutais la brise légère qui agitait l’herbe, et je me demandais comment quelqu’un pouvait imaginer que ceux qui dormaient dans cette terre tranquille eussent un sommeil troublé.

[I lingered around them (les tombeaux), under the benign sky; watched the moths fluttering among the heath and harebells, listened to the soft wind breathing through the grass, and wondered how any one could ever imagine unquiet slumbers for the sleepers in that quiet earth.][31]

Or, malgré la métaphore du sommeil, malgré les indices qui, vers la fin du récit, suggèrent une conversion possible (la deuxième Catherine et Hareton tombant amoureux, la fatigue finale de Heathcliff[32]), le lecteur, lui, n’est pas apaisé. Les indices en question restent toujours étrangement insuffisants et Georges Bataille, nous semble-t-il, a raison d’écrire : « Heathcliff connaît, avant de mourir, en mourant, une étrange béatitude, mais cette béatitude effraie, elle est tragique »[33]. Lockwood, parlant plutôt du paysage que de Catherine et Heathcliff (l’évocation de la tranquillité est donc indirecte), est-il vraiment ce qu’on appelle le reliable narrator ? Sommes-nous vraiment assurés – surtout si nous nous souvenons des blasphèmes de Heathcliff – que la violence – et l’amour – qui avaient lieu ici-bas étaient convertis dans un au-delà[34] ? Une rédemption a-t-elle vraiment eu lieu ? Incertum, diraient des auteurs anciens, car l’inquiétude du lecteur persiste intacte et Emily Brontë ne nous livre aucune réponse directe.

Terminons donc en disant que malgré la possibilité indéniable de lire Les Hauts de Hurlevent dans la perspective d’une rédemption, l’incertitude dans laquelle le lecteur est abandonné en terminant sa lecture laisse à jamais persister le spectre d’une violence qui n’est sublimée ni dans la réunion des amants (que Heathcliff, dès son vivant, a désespéramment tenté d’achever par ses actes sadiques), ni par une Verkehrung qui renverrait à un au-delà (car le dieu dans Les Hauts de Hurlevent, comme Hillis Miller l’a bien remarqué, n’est pas un être transcendant) – bref, cette incertitude laisse persister le spectre de la violence inconvertible. C’est de là, nous semble-t-il, que le beau roman d’Emily Brontë puise – et puisera toujours – sa force inquiétante.

B i b l i o g r a p h i e
BALIBAR, E. : Violence et civilité. Paris : Galilée 2010.
BATAILLE, G. : La littérature et le mal. Paris : Gallimard 2007.
BATES, J. : L’onirisme dans Wuthering Heights d’Emily Brontë. Narrations, schèmes et symbolisme. Paris : Lettres modernes 1988.
BRONTË, A. : The Tenant of Wildfell Hall. Oxford : Clarendon Press 1992.
BRONTË, E. : Les Hauts de Hurle-Vent, trad. Frédéric Delebecque. La Bibliothèque éléctronique du Québec, accessible à http://beq.ebooksgratuits.com/vents/Bronte_Les_Hauts_de_Hurle_Vent.pdf.
BRONTË, E. : Wuthering Heights. London : Penguin Books 1994.
CHRÉTIEN, J.-L. : De la fatigue. Paris : Minuit 1996.
DERRIDA, J. : Spectres de Marx. Paris : Galilée 1993.
EWBANK, I.-S. : Their Proper Sphere. A Study of the Brontë Sisters as Early Victorian Novelists. London : Edward Arnold 1966.
KERMODE, F. : A Modern Way with the Classic. In New Literary History, 5, 1974, pp. 415-434.
LACAN, J. : Le séminaire X. Angoisse. Paris : Seuil 2004.
MILLER, H. : Fiction and Repetition, Seven English Novels. Harvard : Harvard University Press 1982.
MILLER, H. : The Disappearance of God. Five Nineteenth-Century Writers. Harvard : Harvard University Press 1975.
ROBINSON, M. A. : Emily Brontë. London : Routledge 1997.
THOMPSON, W. : « Infanticide and Sadism in Wuthering Heights ». In Publication of Modern Language Association, 78, 1963, pp. 69-74.
VAN GHENT, D. : The English Novel. London : Holt, Rinehart and Wilson 1963.

N o t e s
[1]  Le texte est publié dans le cadre du projet „Život a prostředí. Fenomenologické vztahy mezi subjektem a přirozeným světem“, financé par GA ČR, No. P401 15-10832S.
[2]  BALIBAR, E. : Violence et civilité. Paris : Galilée 2010, p. 61.
[3]  Ibid., p. 86.
[4]  Ibid., p. 87. Ce n’est pas par hasard que la violence inconvertible se trouve thématisée à l’aide de certains textes de Georges Bataille et sa notion de « hétérogénéité », qui « est par excellence, chez lui, le nom de la violence inconvertible ». Ibid., p. 71.
[5]  Tout en ajoutant que lorsqu’il est question de violence inconvertible, Balibar lui-même ne se prive pas de donner un exemple littéraire, celui de Faulkner et de son roman Absalon! Absalon! Cf. Violence et civilité, op. cit., p. 93.
[6]  BATAILLE, G. : La littérature et le mal. Paris : Gallimard 2007, p. 12.
[7]  BATES, J. : L’onirisme dans Wuthering Heights d’Emily Brontë. Narrations, schèmes et symbolisme. Paris : Lettres modernes 1988, p. 7.
[8]  « Significantly, our first encounter with the Catherine – Heathcliff drama is established through a dream – Lockwood’s dream of the ghost-child at the window ». VAN GHENT, D. : The English Novel. London : Holt, Rinehart and Wilson 1963, p. 115.
[9]  Citons l’analyse de Miller in extenso : « Lockwood’s discovery of the nature of life at Wuthering Heights coincides with his step-by-step progress into the house itself. On his two visits he crosses various thresholds: the outer gate, the door of the house, the door into the kitchen, the stairs and halls leading to an upstairs room. Finally he enters the interior of the interior, the oaken closet with a bed in it that stands in a corner of this inner room. Wuthering Heights is presented as a kind of Chinese box of enclosures within enclosures. The house is like the novel itself, with its intricate structure of flashbacks, time shifts, multiple perspectives, and narrators within narrators. However far we penetrate toward the center of Wuthering Heights, there are still further recesses within ». MILLER, H. : The Disappearance of God. Five Nineteenth-Century Writers. Harvard : Harvard University Press 1975, pp. 165-166.
[10]  Sur l’isolement « géographique » de l’univers romanesque des Hauts de Hurlevent, voir EWBANK, I.-S. : Their Proper Sphere. A Study of the Brontë Sisters as Early Victorian Novelists. London : Edward Arnold 1966, p. 129. Ewbank remarque avec justesse que cet isolement qui exclut le monde extérieur peut donner lieu aux puissants effets narratifs – les personnages disparaissent et réapparaissent sans que le lecteur sache ce qu’ils ont fait entretemps : « Hindley just reappears on his father’s death, with a wife whom he has found somehow, somewhere. For three and a half years Heathcliff is just gone, and nobody is told where he has been or what he has done ». Ibid., p. 129.
[11]  BRONTË, E. : Les Hauts de Hurle-Vent, trad. Frédéric Delebecque, La Bibliothèque électronique du Québec, disponible sur http://beq.ebooksgratuits.com/vents/Bronte_Les_Hauts_de_Hurle_Vent.pdf, p. 44 ; Wuthering Heights. London : Penguin Books 1994, p. 32. Dans ce qui suit, nous allons indiquer la pagination de la traduction française et celle de l’original (séparée par un point-virgule).
[12]  BATES, J. : L’Onirisme dans Wuthering Heights, op. cit., p. 95.
[13]  Selon Hillis Miller, le passage devrait être interprété comme une invitation à lire le roman à travers la permutation des noms. Cf. MILLER, H. : Fiction and Repetition, Seven English Novels. Harvard  : Harvard University Press 1982, p. 56. Une interprétation radicale est proposée par Frank Kermode : « When you have processed all the information you have been waiting for, you see the point of the order of the scribbled names as Lockwood gives them: Catherine Earnshaw, Catherine Heathcliff, Catherine Linton. Read from left to right they recapitulate Catherine Earnshaw’s story; read from right to left, the story of her daughter, Catherine Linton ». KERMODE, F. : « A Modern Way with the Classic ». In New Literary History, 5, 1974, pp. 415-434. Aussi tentante qu’elle soit, une telle lecture « hyper-structuraliste », presque lévi-straussienne, du passage en question semble être contredite, au moins dans une certaine mesure, par l’idée d’un chaos ou d’une « dissémination » (pour reprendre un terme derridien) qui s’y trouve impliquée (« toutes sortes de caractères, grands et petits… »).
[14]  En lisant les lignes qui vont suivre, qui ne se souviendrait pas de ces passages des Spectres de Marx, où Derrida résume la « logique du fantôme » en utilisant les expressions de « répétition » et « première fois » : « Répétition et première fois, voilà peut-être la question de l’événement comme question du fantôme […]. Répétition et première fois mais aussi répétition et dernière fois, car la singularité de toute première fois en fait aussi une dernière fois. » DERRIDA, J. : Spectres de Marx. Paris : Galilée 1993, p. 31.
[15]  BRONTË, E. : Op. cit., pp. 44-45 ; p. 32.
[16]  « The diary which Lockwood reads during his terrifying night in the oak-paneled bed is the real inside of the inside, the secret center of the Chinese box of enclosures which makes up the novel ». MILLER. H. : The Disappearance of God, op. cit., p. 177.
[17]  BRONTË, E. : Op. cit., pp. 56-59 ; pp. 36-37.
[18]  Ibid., p. 65 ; p. 37. Les blasphèmes de Heathliff après la mort de Cathy sont devenus célèbres : « Puisse-t-elle se réveiller dans les tourments ! cria-t-il avec une véhémence terrible, frappant du pied et gémissant, en proie à une crise soudaine d’insurmontable passion. […] Et moi, je fais une prière… je la répète jusqu’à ce que ma langue s’engourdisse : Catherine Earnshaw, puisses-tu ne pas trouver le repos tant que je vivrai ! Tu dis que je t’ai tuée, hante-moi, alors ! Les victimes hantent leurs meurtriers, je crois. Je sais que des fantômes ont erré sur la terre. Sois toujours avec moi… prends n’importe quelle forme… rends-moi fou ! mais ne me laisse pas dans cet abîme où je ne puis te trouver. Oh ! Dieu ! C’est indicible ! Je ne peux pas vivre sans ma vie ! Je ne peux pas vivre sans mon âme ! » [„May she wake in torment!“ he cried, with frightful vehemence, stamping his foot, and groaning in a sudden paroxysm of ungovernable passion. […] „And I pray one prayer – I repeat it till my tongue stiffens – Catherine Earnshaw, may you not rest as long as I am living! You said I killed you – haunt me, then! The murdered do haunt their murderers, I believe. I know that ghost have wandered on earth. Be with me always – taky any form – drive me mad! Only do not leave me in this abyss, where I cannot find you! Oh God, it is inutterable! I cannot live without my life! I cannot live without my soul!“] Ibid., p. 372 ; p. 148.
[19]  Cf., entre autres textes, THOMPSON, W. : « Infanticide and Sadism in Wuthering Heights ». In Publication of Modern Language Association, 78, 1963, pp. 69-74.
[20]  LACAN, J. : Le séminaire X. Angoisse. Paris : Seuil 2004, p. 89. Inga-Stina Ewbank parle, à propos de la fenêtre dans Les Hauts de Hurlevent, de « visual crystallization of experience ». Cf. EWBANK, I.-S. : Their Proper Sphere, op. cit., p. 141.
[21]  « Has it not been said over and over again by critics of every kind that Wuthering Heights reads like a dream of an opium eater? » ROBINSON, M. A. : Emily Brontë. London : Routledge 1997, p. 162.
[22]  BATES, J. : L’onirisme dans Wuthering Heights, op. cit., p. 45.
[23]  Ibid., p. 6.
[24]  « Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois : le temps le transformera, je le sais bien, comme l’hiver transforme les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessité. Nelly, je suis Heathcliff ! Il est toujours, toujours dans mon esprit ; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être. » [„My love for Linton is like the foliage in the woods: time will change it, I’m well aware, as winter changes the trees. My love for Heathcliff resembles the eternal rocks beneath: a source of little visible delight, but necessary. Nelly, I am Heathcliff! He’s always, always on my mind: not as a pleasure, any more that I am always a pleasure to myself, but as my own being“]. BRONTË, E. : Op. cit., pp. 183-184 ; p. 81.
[25]  Ces actes mêmes sont, d’ailleurs, une illustration parfaite de l’ambivalence (destruction/autodestruction) que Balibar attribue à la cruauté et que nous venons de mentionner au début de ce texte  : Heathcliff détruit pour retrouver le paradis de son enfance et sa propre mort témoignera de l’impossibilité de cet effort. Il est impossible de retrouver le bonheur à travers la destruction : c’est ce que Heathcliff reconnaît à la fin et il ne lui reste que de mourir. En commentant le sadisme de Heathcliff, Hillis Miller écrit : « Heathcliff’s sadism is more than an attempt to take revenge indirectly on Cathy. It is also a strange and paradoxical attempt to regain his lost intimacy with her. […] If his childhood relation to Cathy gave him possession of the whole world through her, perhaps now that Cathy is lost he can get her back by appropriating the world. The sadistic infliction of pain on other people, like the destruction of inanimate objects, is a way of breaking down the barriers between oneself and the world. Now that he has lost Cathy, the only thing remaining to Heathcliff which is like the lost fusion with her is the destructive assimilation of other people or things. » MILLER. H. : The Disappearance of God, op. cit., p. 195.
[26]  Au chapitre IX, Catherine dit à Nelly : « J’ai fait dans ma vie des rêves dont le souvenir ne m’a plus jamais quitté et qui ont changé mes idées : ils se sont infiltrés en moi, comme le vin dans l’eau, et ont altéré la couleur de mon esprit. En voici un ; je vais vous le raconter, mais ayez soin de ne sourire à aucun de ses détails. » [„I’ve dreamt in my life dreams that have stayed with me ever after, and changed my ideas: they’ve gone through and through me, like wine through water, and altered the colour of my mind. And this is one; I’m going to tell it – but take care not to smile at any part of it“]. BRONTË, E. : Op. cit., p. 177 ; p. 79. Nelly, pourtant, empêche Catherine de raconter le rêve et le lecteur ne connaîtra jamais son contenu.
[27]  BRONTË, E. : Op. cit., pp. 714-715 ; pp. 268-269. Et Hillis Miller de remarquer que ce même pullulement hallucinatoire n’est pas sans produire le même effet sur le lecteur qui est au point, au moment donné, de terminer sa lecture : « If in Lockwood’s dream the air swarms with Catherines, so does this book swarm with ghosts who walk the Yorkshire moors inside the covers of any copy of Wuthering Heights, waiting to be brought back from the grave by anyone who chances to open the book and read ». MILLER, H. : Fiction and Repetition, op. cit., p. 72.
[28]  Je tiens à remercier le professeur Gérard Bensussan dont les commentaires précieux m’ont aidé à préciser ce point.
[29]  BATES, J. : L’onirisme dans Wuthering Heights, op. cit., pp. 141-142.
[30]  BATAILLE, G. : La littérature et le mal. Paris : Gallimard 2007, p. 19.
[31]  BRONTË, E. : Op. cit., pp. 745-746 ; p. 279.
[32]  Une des grandes images littéraires de la fatigue, que Jean-Louis Chrétien ne mentionne pas dans son catalogue remarquable des figures diverses de la fatigue dans la pensée et la littérature occidentales. Cf. CHRÉTIEN, J.-L. : De la fatigue. Paris : Minuit 1996.
[33]  BATAILLE, G. : La littérature et le mal, op. cit., p. 17.
[34]  La même question – bien que ce soit dans un contexte différent – est d’ailleurs posée par Anne Brontë dans le roman magnifique (et gravement sous-estimé) qu’est The Tenant of Wildfell Hall. En disant ses adieux à sa bien-aimée Helen qu’il ne peut pas l’épouser car elle est mariée à un autre homme, Gilbert, le héros du roman, se demande si l’amour « universel » et désincarné – universellement converti, pourrait-on dire – qu’il va possiblement éprouver en rencontrant Helen après la mort serait-il comparable à la singularité de la passion qu’il éprouve ici-bas : « We shall meet in heaven. Let us think of that, said she in a tone of desperate calmness; but her eyes glittered wildly, and her face was deadly pale. – But not as we are now, I could not help replying. It gives me little consolation to think I shall next behold you as a disembodied spirit, or an altered being, with a frame perfect and glorious, but not like this! – and a heart, perhaps, entirely estranged from me. – No, Gilbert, there is perfect love in heaven! – So perfect, I suppose, that it soars above distinctions, and you will have no closer sympathy with me than with any one of the ten thousand thousand angels of the innumerable multitude of the happy spirits round us. » BRONTË, A. : The Tenant of Wildfell Hall. Oxford : Clarendon Press 1992, pp. 409-410. Mais Gilbert, on le sait, finit par épouser Helen, tandis que dans Les Hauts de Hurlevent, le dilemme en question reste à jamais irrésolu.

Josef Fulka
Fakulta humanitních studií UK
U kříže 8
150 00 Praha 5
josef.fulka@gmail.com