LE PÈRE INVISIBLE ET SILENCIEUX CHEZ GISÈLE FOURNIER

The Invisible and Silent Father by Gisèle Fournier

The game of visible and invisible led by the paternal character in the novel Non-dits (2000) of Gisèle Fournier betrays the threat which presses on the story of a family torn by the secrets of the past. The father keeps out of the oppressive closed world he is sentenced to, using silence. Far from losing him, this attitude allows him to be marked out. And actually in the slow succession of the novel’s monologues, his image and his presence persist even after his suicide. The look of both character and reader is thus headed towards this paternal figure. Once narrativized, this vision allows us to question the contemporary illness which affects the transmission.

Keywords · Gisèle Fournier, speech, fatherhood, silence, suicide, transmission

 

Dans Non-dits[1] (2000) de Gisèle Fournier, une famille se déchire sous le poids des secrets de famille. Le père, Léonce, ne sait s’il doit disparaître définitivement ou bien s’efforcer d’imposer sa présence. Il en résulte un équilibre précaire, jeu constant du visible et de l’invisible qui n’est pas sans rappeler la position qu’occupe la figure paternelle dans l’histoire littéraire. Au cœur des récits familiaux, le père est un personnage romanesque recherché, souvent admiré, mais aussi redouté[2], dont pourtant les caractéristiques régulièrement mises en scène sont le mutisme et l’absence. Pendant longtemps, l’homme ne fut pas autorisé à s’exprimer sur sa paternité ; celle-ci était placée hors des écrits traditionnels, évoquée seulement à demi-mots dans des mémoires ou des écrits privés. En outre, l’image du père a souffert du poids de l’héritage du paterfamilias de l’Antiquité. Ce passé a fait de lui de manière récurrente dans les textes un personnage autoritaire et cruel contre lequel il convenait de se rebeller ; mais, comme l’a écrit Balzac, « [e]n coupant la tête de Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille »[3] et a ainsi entériné l’idée d’une disparition paternelle. Une déchéance continuelle est d’ailleurs effectivement constatée ensuite avec la modernité. La succession des deux guerres mondiales a fini d’écarter le père de l’intimité familiale ; la mère s’est imposée et après la révolution sexuelle des années 1960, la toute-puissance paternelle n’est plus. Cependant, au début des années 1980, l’essor de l’autobiographie offre au père une nouvelle visibilité auparavant insoupçonnée en littérature : les récits de filiation se multiplient et mettent en scène un narrateur en quête de son ascendance. La figure paternelle est dès lors examinée de manière récurrente, selon ce que Dominique Viart nomme ce « détour nécessaire pour parvenir à soi »[4]. Autour du père méconnu, car depuis trop longtemps tenu à l’écart, les questions fusent : il faut tenter de comprendre l’absence et les silences afin de redessiner le portrait de celui qui est, malgré lui, devenu invisible.

C’est en 2000, au tournant du XXIe siècle, dans cette logique du regard ascendant des récits de filiation, qu’est publié Non-dits. La trame du récit est en apparence classique : une femme revient sur les lieux de son enfance pour tenter de comprendre ce qui a « détruit » (p. 138) sa famille ; mais elle n’est pas la seule à s’interroger : sa mère Lisa, son père Léonce, ses tantes, Léa et Camille, et son beau-père Thomas interviennent également à plusieurs reprises pour donner leur version de l’histoire[5]. Les personnages ne cessent donc de parler, mais chacun est enfermé dans son propre monologue intérieur. Aucun échange n’est possible[6]. Les personnages évitent, parfois même refusent, de se parler ; il n’y a entre eux que des regards qui ne sont le plus souvent pas même échangés. Ils s’épient, s’observent ; au mieux ils voient ou croient voir des scènes et des significations qu’ils gardent pour eux, provoquant autant de « non-dits » destructeurs.

Pour le lecteur cependant, l’enquête initiale se précise très vite : il y a trente ans, alors que toute la famille était réunie, comme chaque année, dans la chaleur étouffante des mois d’été, un événement a tout bouleversé et a mis un terme à leur histoire commune. Léonce, le père, est retrouvé mort dans la grange, une balle dans la tête. À côté de lui, se trouve un fusil de chasse. Le coup est-il parti alors qu’il était en train de le nettoyer ou s’agit-il d’un suicide comme tout le monde le soupçonne ? Léonce ne chassait pas. Mais pourquoi se serait-il donné la mort ? Il y a là un non-dit qui trouve un retentissement plus imposant que les autres dans cette histoire familiale. Le seul qui pourrait lever les doutes s’est désormais irrévocablement tu, se soustrayant de fait à la vue et à l’entendement des autres protagonistes du roman. Pourtant le père est encore là et, par son geste, il se positionne en clef de voûte du roman. Dissimulé aux yeux de tous, dans la zone d’ombre des discours, il maintient chacun des personnages autour de lui.

Parce qu’il se tient en retrait des autres, volontairement invisible et silencieux, Léonce se distingue. Il s’agira donc de voir où se place ce personnage sur la scène familiale, de comprendre quel est son rôle et surtout comment il l’interprète, afin d’en saisir les conséquences sur la narration. Dans un premier temps, l’analyse des différentes visions en jeu dans le roman montrera comment la présence paternelle s’impose dans les discours et les esprits. Nous verrons ensuite que ce phénomène est paradoxalement le résultat d’un effacement volontaire, à la fois physique et verbal, du personnage. Dans cette perspective, nous étudierons enfin la prégnance paternelle et ses effets sur le fonctionnement de la narration.

 

Visions du père

Bien que guidé par des mots, le lecteur entre dans le décor de Non-dits par le biais des sens et plus particulièrement de la vue. Pourtant à l’ouverture du roman, il ne voit rien, pas plus que le personnage de Mathilde, la fille de Léonce, qui entreprend de pénétrer sur les terres familiales et d’en explorer le passé.

Devenue adulte (plus de trente ans après les faits), Mathilde revient à la ferme, où, enfant, elle passait ses vacances. La vision des lieux est nécessaire pour déclencher le récit et, une fois la parole introduite, les personnages, derrière elle, sont pris dans un engrenage de confessions. Son discours, le premier du roman, s’ouvre ainsi au moment où elle se gare sous le tilleul aux abords de la propriété. Immédiatement, le texte nous plonge dans un monde de sensations. Il s’agit de ressentir les lieux, afin de les voir, pour ensuite seulement se figurer les personnages dans ce décor. Ce sont d’abord les odeurs qui s’imposent : « une odeur de paille » (p. 11), « un peu musquée » (p. 11). « Qui se mêlait à la senteur écœurante des fleurs jaunâtres tombés de l’arbre » (p. 11). Puis ce sont les sons : « le bourdonnement des guêpes, la stridulation des sauterelles. Au loin, sur l’autre versant, des cris sourds, des aboiements » (p. 11). Enfin le toucher et la vision se mêlent dans le discours de Mathilde :

J’ai tiré vers moi la barrière de bois craquelé. Elle s’est ouverte en grinçant et de la mousse bleu-gris, durcie, s’est émiettée entre mes doigts. Un lézard a détalé et s’est perdu dans le mur de pierres sèches. J’ai traversé le pré. Le noyer était toujours là. Les herbes hautes masquaient un chemin qui n’était plus guère marqué. Dans la lumière crue, quelques fleurs sauvages, çà et là, accentuaient la désolation d’un lieu abandonné depuis longtemps. (p. 12)

La précision de la description a pour but de faire remonter le temps aux côtés de Mathilde. En effet, au fur et à mesure qu’elle chemine vers l’ancienne maison de ses tantes, les souvenirs affluent jusqu’à prendre vie sous ses yeux. « À travers les feuilles » (p. 12), elle aperçoit bientôt « [u]ne petite fille » (p. 13). C’est elle, enfant, trente ans plus tôt. La narratrice commente alors : « [j]e l’appelle. Elle tourne la tête. Elle a le visage fermé. J’ai douze ans. Ou treize » (p. 13). Le récit est construit sur cette mémoire visuelle. Il faut donc avant tout interpréter ce que nous montrent, mais aussi ce que nous dissimulent les mots. Mathilde sait qu’il sera difficile de reconnaître les indices de son histoire ; elle l’annonce immédiatement, ouvrant le roman par cette remarque : « [j]’ignore quel fil m’a ramenée ici. S’il en existe un, il est invisible » (p. 11). Invisible. Le mot est prononcé[7]. Quelque chose a été dérobé à la vue de tous : il s’agit de le rétablir à sa place.

Les signes sont nombreux, mais encore faut-il les identifier correctement. Alors qu’elle marche entre les bâtiments de la ferme, Mathilde se heurte constamment à la présence paternelle. Dans un premier temps, elle ne veut pas voir. Volontairement elle détourne le regard : lorsqu’elle passe à côté de la grange (là où Léonce s’est suicidé), elle remarque « un battant entrouvert » (p. 14), mais elle affirme immédiatement : « [j]e ne l’ai pas poussé. Je n’ai pas regardé » (p. 14). Il faut attendre sa deuxième intervention – deux autres personnages auront parlé entre temps – pour que ce lieu s’impose à elle avec évidence. C’est au moment où elle passe à côté de l’étable et qu’elle constate que le volet est entrebâillé que tout prend alors sens sous ses yeux :

[J]e me suis rappelé soudain n’avoir pas vu ce même volet sur le portail de la grange. Qui, avant, je le savais[8], existait. Sans doute était-il fermé. Je suis remontée vers la grange. Non. Il avait disparu. D’ailleurs, on voyait bien, en se rapprochant, que le battant qui le supportait auparavant était plus récent. Le bois moins vermoulu. La peinture moins écaillée. J’ai poussé le vantail entrouvert. […] Et j’ai vu, dans un coin, couvert de poussière, l’établi. J’ai alors compris que j’avais toujours su que je reviendrais. (pp. 36-37)

Le volet est l’élément déclencheur de la compréhension parce qu’il est cet intermédiaire qui permet de voir à l’intérieur, de voir ce qui était caché[9]. Trente ans auparavant, Mathilde a été la première à voir le corps de son père contre l’établi, et elle l’a vu en regardant par le volet entrouvert de la grange. Il fallait cette boucle, temporelle et visuelle, pour que l’image du père reprenne sa place dans le décor de son enfance et que son retour prenne le sens d’une enquête, celle qui mène le récit.

Immédiatement après avoir identifié le volet, Mathilde se livre au récit de la découverte du corps de son père, car en effet, si sa démarche résulte d’une volonté de comprendre ce qui a fait basculer l’histoire familiale et même si elle ne le formule pas précisément, il s’agit bien d’éclaircir les circonstances de la mort de son père[10]. Les discours et les souvenirs se tissent autour de cette histoire. Les interrogations des uns et des autres convergent vers cette énigme qu’est la disparition de Léonce. L’image de son corps – « Affaissé. Contre l’établi. Le fusil à côté de lui » (p. 38) – marque le nœud noir d’où Mathilde tire son fil invisible.

Dans le roman, la découverte de Léonce est racontée deux fois : une première fois par Mathilde, puis par Léa. Les deux personnages utilisent mot pour mot, la même formule pour introduire leurs récits. Toutes deux affirment : « [e]t là, je l’avais vu[11] » (p. 38 et p. 86). L’image est figée, obsédante. Lorsqu’elle raconte la scène, Mathilde ne rentre pas dans les détails. « Je ne sais combien de temps j’étais restée là, à le regarder. Je ne sais pas si j’avais appelé. Si j’avais crié » (pp. 38-39). Le temps s’arrête, laissant la place à un blanc mémoriel où les mots n’ont plus lieu d’être. La description ne peut être plus précise puisque Mathilde ne s’approche pas de son père. La vue comme la compréhension de la scène sont donc incomplètes.

Il n’en est pas de même pour Léa (la sœur aînée, l’ancienne fiancée de Léonce) ; celle-ci arrive sur les lieux, prévenue par les cris de Mathilde. Elle pénètre dans la grange et, verrouillant le volet, elle s’enferme avec Léonce, à l’abri des regards, empêchant chacun de faire le lien entre eux, de comprendre ce qu’a été autrefois leur relation. Léa prend alors le temps de détailler chaque trait de celui qu’elle aimait, livrant le portrait de Léonce le plus complet donné dans le texte. La description est longue et méticuleuse :

Une partie du visage manquait. Ou peut-être était-elle recouverte par ce sang qui, déjà, coagulait. […] J’avais regardé longtemps la partie intacte du visage. L’œil figé, inexpressif, au-dessus d’une pommette proéminente. Les lèvres minces, un peu rentrées, qui déjà bleuissaient. L’arête du nez qui, en dépit de sa ligne nette, bien dessinée, apportait à l’ensemble un arrondi inattendu, qui adoucissait ces traits volontaires, trop accusés, presque rudes. Je n’avais jamais remarqué, avais-je alors pensé, ces rides profondes qui lui barraient le front, qui marquaient sa bouche. Un pli dur. Amer. Ses cheveux presque blancs, dont les mèches, un peu longues, s’enroulaient sur le cou et mordaient sur le col entrouvert de la chemise. (pp. 86-87)

Léa l’avoue : elle n’avait « jamais remarqué » les caractéristiques de son visage, alors qu’elle le côtoie depuis de nombreuses années. Plus loin, elle concède : « [i]l y avait une éternité, […] que je ne l’avais pas regardé. Vraiment. Attentivement » (p. 87). Et de cette minutieuse observation, elle tire une conclusion : « [b]rusquement, j’avais compris que je venais de le perdre. Pour la seconde fois. Mais là, c’était définitif. Sans retour possible » (p. 87). Il a fallu cette mort pour que le père puisse imposer son image. Tout se passe comme si, en se suicidant, Léonce avait voulu une dernière fois attirer l’attention sur lui, pour mettre un terme à l’effacement qu’il subit tout au long du roman.

 

Le jeu de la disparition

La chronologie de l’histoire dévoile en effet les étapes successives d’une disparition tant physique que verbale du personnage, souhaitée par le père comme par les autres protagonistes. Celui-ci ignore d’abord le phénomène qui s’impose à lui, puis prenant conscience des enjeux d’une maîtrise de son effacement, il en orchestre finalement le déroulement.

Tout commence par une révélation. Léonce lui-même explique : « [j]’avais eu la certitude fulgurante qu’elle ne pourrait jamais aimer un homme comme elle avait aimé son père. Que je serais toujours pour elle un étranger » (p. 136). « Au mieux, une présence, qui ne partagerait pas sa vie, mais qui la côtoierait, à distance » (p. 136). C’est pour cela qu’il a décidé de partir avec Lisa, mais cette solution n’est pas sans faille, car chaque été, Léonce revient avec Lisa à la ferme où il est condamné à ressasser sa lâcheté face au permanent hermétisme de Léa. La situation est inexorable et elle contamine toutes les relations familiales : Léonce n’a pas pu être le fiancé de Léa, mais il se montre également incapable d’être le mari de Lisa et le père de Mathilde. Le constat est sans appel pour ce personnage qui affirme : « [j]e ne trouvais pas ma place. Car je n’en avais aucune » (p. 103). Le malaise a toujours la même origine : le père est contraint au silence. Il ne peut expliquer, ni à sa femme, ni à sa fille, les raisons de sa présence à leurs côtés. La trahison faite à Léa, alors qu’ils devaient se marier, a scellé les non-dits. Pour Léonce, la seule issue possible consiste à s’effacer, pour se mettre à l’abri de la rancœur de Léa, de la « méchanceté de Lisa » (p. 109) et du « mépris » (p. 115) naissant de Mathilde, autant de sentiments qui tendent à nier l’existence de cet homme.

Les raisons de vivre de ce personnage sont alors de plus en plus ténues. Léonce constate : « [j]’étais en état de simple survie. Pouvait-on se satisfaire de cela ? Non. J’avais toujours répondu non. Et cependant, c’était bien cela qui m’arrivait. Une survie qui n’avait pas d’autre but qu’elle-même » (p. 42). Même les autres personnages sont surpris de sa présence. Il ne partage plus leur quotidien, mais puisqu’il est malgré tout encore là, la situation devient dérangeante. Léonce avait pressenti que Léa pourrait lui « en vouloir, un jour, d’être encore vivant » (p. 136), et c’est bien ce que confirme à demi-mot Thomas : « Léonce était là, vivant. Encombrant » (p. 80). Le terme revient constamment comme une aberration reformulée par les personnages[12]. Le doute est dès lors permis ; Camille avoue d’elle-même son trouble face à la succession des événements et à son propre comportement :

Mon seul espoir, c’était qu’il se passe quelque chose. N’importe quoi qui puisse offrir une porte de sortie, qui mette un terme à cette histoire qui n’aurait jamais dû commencer. J’ignorais alors que mon souhait serait exaucé au-delà de toute espérance. (p. 123)

La question se pose dans chacun des discours : la disparition de Léonce ne fut-elle pas finalement souhaitée[13], provoquée par ceux qui le côtoyaient ?

Le père, d’ailleurs, se prépare à cette issue en répétant la mise en scène de sa mort à de nombreuses reprises dans le roman. Les deux dernières déclarations – sur les trois qu’il prononce – s’ouvrent sur ce besoin désormais irrépressible de « [r]ester allongé. Face contre terre. Les bras repliés » (p. 97). Dans le discours suivant, il revendique à nouveau cette nécessité « [r]ester allongé. Ne plus bouger. Se fermer » (p. 133). Dès qu’il le peut, le père cherche à s’enfuir de la maison familiale pour se perdre dans la nature environnante et c’est là, qu’il s’allonge pour « se laisser emplir par les bruits du monde » (p. 97), pour enfin se laisser « dissoudr[e] » (p. 97), selon sa propre expression, en attendant que sa disparition soit effective. Léonce perd ainsi progressivement toute apparence concrète, comme lors de cette scène où Mathilde est réveillée par des bruits de pas alors que son père rentre à la ferme, après avoir passé la nuit dehors. Elle raconte : « [d]es pas. C’était Léonce. La porte de ma chambre s’était ouverte, puis refermée. Doucement. Derrière les volets, une vague lueur filtrait » (p. 54). Elle ne voit pas la silhouette de son père ; il y a seulement cette présence déjà fantomatique[14].

L’effacement le plus perturbant pour Léonce est justement celui que lui impose sa fille. Mathilde s’écarte progressivement de lui, jusqu’à le rejeter totalement. Alors que les années précédentes, elle aimait parler avec lui des « grandes choses de la vie » (p. 48). Elle avoue ne pas savoir « exactement pourquoi » (p. 48) mais il lui est « difficile, impossible même, d’aller, comme les autres étés, marcher avec lui le soir » (p. 48). À cela il y a pourtant une explication, qu’elle parvient à formuler dans une de ses dernières interventions : peu à peu observant à distance le comportement de son père, elle en est « venue à [le] mépriser […] soupçonn[ant] chez lui […] une soumission face aux autres, aux événements, au monde » (p. 115). Or, une scène a fini de la convaincre :

Le jour où j’avais enfin reconnu, puis admis, ce mépris dans sa réalité déchirante, c’était lorsque je l’avais vu trébucher, puis tomber. Mon père ne pouvait pas[15] tomber. Pourtant, il était là, par terre, dans la poussière, éberlué, une paume en sang, prenant appui sur l’autre main pour se relever, mais sous ses pieds les cailloux roulaient ; à chaque tentative, il retombait. Très vite, il avait abandonné, découragé. Il était resté à demi-allongé […]. (p. 115)

La scène est racontée lentement, consciencieusement. Mathilde assiste à la chute de son père dans un silence pesant. Pour elle, à ce moment-là, Léonce perd toute présence ; son récit confirme l’évidence de la déchéance paternelle :

Et, brusquement, cela m’était apparu de façon flagrante. Mon père, un homme faible. Inconsistant. Une certitude aveuglante. Destructrice aussi. Car brutalement j’avais eu la conviction que ce père avait toujours été absent. Bien sûr, il était là, avec ma mère et moi, mais il était transparent. Une ombre, qui n’avait pas su, ou pas voulu, s’interposer […]. (pp. 115-116)

Le père ne se relèvera pas. En assignant à son père les qualificatifs « inconsistant » et « transparent », Mathilde prépare une mise à mort nécessaire[16] : elle l’explique, après cette scène, elle a « voulu lui faire mal » (p. 116). Cette chute prend, sous les yeux de Mathilde, le sens de la chute symbolique des pères dans l’Histoire de l’Humanité, au sens privé, mais aussi universel. Léonce a définitivement perdu son autorité et sa légitimité ; il est banni de l’intimité familiale.

Pourtant cet éloignement soudain et définitif amorce paradoxalement le mouvement inverse d’un retour vers le père. Durant cette scène, Mathilde ne peut détacher son regard de Léonce. Les raisons de l’attitude de ce dernier deviennent pour elle un sujet obsédant. Pourquoi se serait-il maintenu ainsi à l’écart, retiré dans son silence, si tout ce qu’elle a deviné est vrai ? Parce qu’elle ne parvient pas à admettre qu’il n’ait rien dit, elle se pose inlassablement les mêmes questions jusqu’à revenir finalement sur les terres familiales trente ans après les faits, de façon à s’approcher au plus près de la place tenue par son père. Dans Non-dits, la posture paternelle s’apparente à celle qu’il faudrait avoir dans un jeu de cache-cache. Léonce l’a compris : s’il veut gagner, il ne doit ni se faire voir, ni se faire entendre[17].

 

La prégnance paternelle : contamination et transmission

L’invisibilité et le silence de Léonce sont en effet les moyens par lesquels ce personnage se démarque et finalement se protège. Camille n’ose pas dénoncer la trahison de son mari pour ne pas lui faire de mal[18]. Elle explique : « il y avait Léonce. Je l’aimais bien, Léonce. Et j’imaginais la peine, la douleur qu’il aurait eues, l’humiliation qu’il aurait ressentie, lui, si honnête, si droit. Non » (p. 121). Lorsque les autres personnages parlent de lui, ils soulignent sa singularité et son isolement, comme le fait Mathilde : « j’avais alors pensé à Léonce, resté seul » (p. 54). Il est toujours signalé comme l’exception : « sauf Léonce » (p. 53) ou bien « seul Léonce » (p. 122). Son prénom, souvent en incise, est prononcé à demi-mot, comme lorsque Léa, sans aller au fond de sa pensée, commence une phrase improbable : « Léonce. Enfin, lui, c’est différent » (p. 143).

Le père a conscience de cette situation et il parvient à en tirer profit en allant jusqu’à la souligner aux yeux des autres, exacerbant le mystère qui l’entoure : chaque soir, aussitôt le repas achevé, il quitte précipitamment la table familiale. Parce qu’il est présenté comme un exil volontaire, ce rituel redonne sa place à Léonce. Cette attitude n’échappe pas à Thomas, l’amant de sa femme, qui raconte :

Léonce, comme toujours, à peine le repas terminé, s’était levé. Avait regardé chacun de nous, en silence. Un examen minutieux, aux critères mystérieux, qui chaque fois semblait modifier notre position sur l’échelle qu’il avait inventée. Puis il était sorti, dans la nuit chaude et silencieuse. (p. 82)

De cette manière, le père se tient à distance et s’élève au-dessus des autres. Du haut de sa position, il se promeut metteur en scène de l’histoire familiale, car il le sait, son comportement a échappé à la compréhension de ceux qui l’entourent et, de cette incertitude qu’il installe dans les esprits, il acquiert à rebours la présence et l’influence qu’il s’était vu dérober. Léonce l’a dit : il est « un père en creux. Un père absent » (p. 98). Autour de lui, le vide a été fait dans lequel les silences comme les mots résonnent désormais.

Un chœur familial est ainsi formé sous la direction du père. Cela est confirmé par les deux seules survivantes de l’histoire. Dans le présent de la narration, il ne reste que Léa et Mathilde. Or toutes deux font part d’un même sentiment. Elles entendent les voix de chacun des membres de la famille. Léa l’affirme : « ils sont de nouveau là. Tous. On dirait qu’ils viennent me demander des comptes » (p. 29) ; puis c’est au tour de Mathilde de signaler : « Ils sont là, maintenant. Tous. Je les entends » (p. 40). Tous, ce sont donc les disparus : Camille, Thomas, Lisa[19] et le premier d’entre eux, Léonce. De lui dépend le droit de chacun à s’exprimer. C’est parce qu’il s’est suicidé que Mathilde revient à la ferme familiale pour trouver des réponses ; c’est pour cela aussi que Thomas, Lisa, Camille et Léa n’en finissent plus de ressasser leurs doutes et leurs remords. Certaines questions, parfois même certaines formules, se transmettent de l’un à l’autre des protagonistes[20], et si les voix se mélangent, les identités, elles aussi, se confondent[21].

La contamination est telle que Léonce semble être partout, dans toutes les pensées, tous les personnages, mais aussi tous les lieux ; Mathilde le signale dès le début du roman. Cette prégnance lui a permis, malgré ses désillusions, de ne jamais rompre le « fil invisible » qui la lie à son père, et Léonce qui avait souvent répété dans ses discours qu’il « aurai[t] voulu autre chose pour [s]a fille » (p. 43), qu’il aurait souhaité pouvoir l’« aider […]. La protéger » (p. 107) parvient, de cette manière, à trouver sa place à ses côtés. Le retour à la ferme de Mathilde s’apparente ainsi à un jeu de piste mémoriel, sous la protection de Léonce : écartant les ronces qui ont envahi le chemin menant à la maison, ouvrant des portes, traversant des couloirs, elle identifie les décors où elle a autrefois partagé des moments avec son père, et alors qu’elle est sur le point de partir, elle retourne inexplicablement sur ses pas et dans la seule pièce qu’elle avait évitée jusque-là, elle ouvre « la grande armoire » (p. 152). Elle y découvre, soigneusement dissimulé au regard, « dans l’angle, les vieilles bottes de Léonce, au cuir avachi, aux semelles usées » (p. 152). Celles-ci n’ont pas été altérées par le temps ; elles sont là comme si le père était encore présent. Ces bottes sont une première confirmation du legs paternel, qui invite Mathilde à ne pas abandonner les fouilles et, effectivement, juste à côté, celle-ci découvre de « vieux papiers, des coupures de presse non datées. […] Des comptes, des recettes de cuisine, des conseils pour planter des arbres fruitiers » (p. 152) et finalement, camouflée au milieu de cette « pile de feuilles jaunies » (p. 152), une « photo aux bords ondulés, au grain épais » (p. 152). Celle-ci représente son père et Léa, jeunes, « très près l’un de l’autre » (p. 152), c’est-à-dire l’illustration de l’histoire la plus profondément enfouie dans les non-dits familiaux, celle dont personne n’a eu connaissance mis à part les deux concernés. Cet improbable cliché échappé du temps et des silences, offre à Mathilde la vérité de son histoire ; mais celle-ci s’avère malgré tout incapable d’admettre les faits. Elle reconnaît Léonce. Elle identifie les traits du visage de Léa. Elle perçoit de la tendresse dans le regard de son père ; elle note les sourires et les mains qui se serrent, mais pour toutes ses raisons, elle ne peut accepter ce qui est pour elle « absurde » (p. 153) : elle ne peut apposer sur cette image, preuve visuelle de l’existence passée de son père, les mots qui rétabliraient la place de chacun dans l’histoire.

Léonce a dérobé la seule vérité qui permettrait à sa fille de comprendre les engrenages qui ont conduit à la destruction de sa famille. Mais ce faisant, il la protège, car il lui évite de se trouver prise au piège, comme les autres, d’un perpétuel ressassement où les remords et les doutes sont destructeurs. Errant dans les pièces, Mathilde remet, à sa manière, de l’ordre dans ses souvenirs[22]. Symboliquement elle enlève la poussière sur les meubles, ramasse de vieilles partitions glissées à terre et les pose sur le piano de Léa, et enfin son refus d’accepter la réalité telle qu’elle la découvre sur la photo prouve qu’elle suit les règles édictées par le non-dit paternel. En respectant le silence de Léonce, elle établit une filiation invisible et silencieuse confirmant ce que Thomas avait affirmé dès les premières pages du roman : « Et puis, il y a eu Léonce. C’est lui qui a eu le dernier mot. En fin de compte, il nous a bien eus » (p. 31)[23].

Non-dits raconte la disparition d’un père et dans une même implosion, celle d’une famille, d’une génération et d’une histoire. Il n’y a pour eux ni avant, ni après, ni passé, ni avenir. Le roman d’ailleurs ne fait référence à aucun événement historique. Nous ne savons ni en quel lieu, ni à quelle époque se déroulent exactement les faits. L’existence des personnages se joue dans les quelques événements présentés au cœur des discours et tout s’achève sans qu’il n’y ait en apparence aucun espoir de continuité. En apparence seulement, car l’« héritier problématique »[24] qu’est le personnage de Mathilde, démontre qu’elle a su démêler le fil d’une histoire qui lui échappait et qu’elle parvient contre toute attente à ouvrir un espace où sa propre histoire peut désormais s’écrire. En ce sens, le roman s’inscrit dans une réflexion contemporaine qui s’interroge sur la légitimité de l’écriture. Celle-ci porte les marques de son passé, tel que le symbolise ici la figure paternelle, qui bien que déchue et effacée par l’Histoire, ne peut être ignorée. L’écriture doit donc être attentive à ce qui a été dit et fait, car comme l’affirme René Char, « [n]otre héritage n’est précédé d’aucun testament »[25] ; pour pouvoir se tourner vers cet après qu’est l’avenir, il convient d’examiner le visible et l’invisible de l’Histoire.

 

Bibliographie

BALZAC, H. de : Mémoires de deux jeunes mariées. In : La Comédie humaine. Vol. 1. Paris : Seuil, 1965.
CHAR, R. : Feuillets d’Hypnos. In : Fureur et mystère. Paris : Gallimard, 1967.
DEMANZE, L. : Encres Orphelines : Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon. Paris : José Corti, 2008.
FOURNIER, G. : Non-dits. Paris : Gallimard, coll. Folio. 2004.
FREUD, S. : Totem et tabou. Traduit par M. Weber. Paris : Gallimard, 1993.
VIART, D. – VERCIER, B. : La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations. 2e éd. Paris : Bordas, 2008.

 

Julie Crohas Commans
Université Blaise Pascal
29, boulevard Gergovia, 63037 Clermont-Ferrand

Université de Lausanne
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[1])  FOURNIER, G. : Non-dits. Paris : Éditions de Minuit, 2000. Les références tirées de ce roman seront données dans le texte entre parenthèses et renverront à l’édition de poche (Paris : Gallimard, coll. Folio, 2004).
[2])  Que l’on pense, pour n’en citer que quelques-uns, au père tel que le présente François René de Chateaubriand dans les Mémoires doutre-tombe (1848), au père de la fresque romanesque de Roger Martin du Gard, Les Thibault (1922-1940), ou encore à celui auquel s’adresse Franz Kafka dans la Lettre au père (Brief an den Vater, 1952).
[3])  Balzac rajoute ce qui selon de nombreux sociologues a fini d’affaiblir le père au XXe siècle : « [i]l n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a plus que des individus » (BALZAC, H. de : Mémoires de deux jeunes mariées. In : La Comédie humaine. Vol. 1. Paris : Seuil, 1965, p. 120).
[4])  VIART, D. – VERCIER, B. : La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations. 2e éd. Paris : Bordas, 2008, p. 80.
[5])  Trois sœurs héritent de la ferme familiale après la mort de leurs parents. Léa, la sœur ainée, a pris en main la gestion de ces terres qu’elle n’a jamais voulu quitter. Camille, la cadette, qui se tient perpétuellement en retrait derrière son ainée, a épousé Thomas, l’ancien fils des métayers. Enfin, Lisa, la benjamine, a fui dès qu’elle a pu en épousant Léonce. Elle a eu avec lui, une fille, Mathilde. Mais Lisa ne voulait pas avoir d’enfant et alterne, envers Mathilde, les moments de rejet violent et ceux où elle fait preuve d’une possessivité destructrice. Elle accuse Léonce d’être responsable de cette situation et ne lui laisse aucune place auprès de sa fille.
Les discours dévoilent peu à peu les secrets enfouis. Nous apprenons que Camille a épousé Thomas sur les ordres de sa sœur aînée, afin d’avoir à disposition un homme pour remettre en état la ferme depuis longtemps laissée à l’abandon. Thomas n’avait pas deviné la manipulation des deux sœurs et pensait en épousant Camille parvenir à venger son propre père, qui s’était autrefois éreinté sur ces mêmes terres. Il en est de même pour Léonce et Lisa. Tous deux ne s’aiment pas ; Lisa s’est mariée avec Léonce uniquement pour fuir la ferme, tout comme Léonce, en fin de compte, qui devait se marier avec Léa, mais qui a pris peur face à l’amour que la jeune femme vouait à son père, un « amour immodéré, exclusif » (p. 134). Il a donc décidé du jour au lendemain de quitter Léa pour sa plus jeune sœur, Lisa.
Les rivalités sont ainsi constamment attisées, d’autant que les sœurs ne s’aiment pas. Elles ne sont d’ailleurs que demi-sœurs ; le passé familial réserve en effet bien d’autres dissimulations : la mère des trois sœurs a trompé le père avec son beau-frère. Camille et Lisa sont les filles de ce dernier. Après la mort du père, le beau-frère a profité de la situation et a réclamé à la mère le remboursement de dettes qui ont fini de ruiner la ferme. La mère, selon certains, est peut-être même responsable de la mort du père, ce qui n’a fait que renforcer l’amour que Léa vouait à son père et qui l’a finalement perdue, en écartant Léonce.
Vengeance et manipulation dictent donc l’histoire de cette famille. Mais les choses prennent des proportions imprévues. Léa, voulant faire du mal à Léonce, s’arrange pour que Lisa soit attirée par Thomas et que Léonce souffre à son tour de ne pas se sentir aimé. Sa manœuvre réussit. Le couple se concrétise mais il détruit l’équilibre dans lequel les personnages coexistaient. Chacun sait, mais ne dit rien. Léonce ne parlera pas non plus ; il a des doutes, sur la relation de Lisa et Thomas, sur la paternité de Mathilde, mais nous ne saurons pas quelles sont ses conclusions. Au fil des discours, ce personnage se contente de se soustraire au monde, jusqu’à se taire irrémédiablement en se donnant la mort. Convaincu de sa culpabilité (après tout c’est lui qui le premier a trahi Léa) il se laisse détruire par la crainte de ce qu’il décrit comme « ces actes qui faisaient tout chavirer et les événements incontrôlables et irréversibles qu’ils provoquaient » (p. 134).
[6])  D’autant plus que les discours ne sont pas prononcés au même moment ; plusieurs dizaines d’années les séparent parfois.
[7])  La formule est reprise dès le deuxième discours par Thomas, qui parle lui aussi d’« un fil invisible » (p. 22).
[8])  En italique dans le texte.
[9])  Le volet est d’ailleurs représenté sur la couverture de l’édition de poche du roman. L’illustration est un détail d’un tableau intitulé « Paysage basque », de Roland Oudot, centré sur le volet ouvert d’une maison impersonnelle, dans un décor qui évoque le vide et la chaleur dont est empreint le roman.
[10])  Mathilde n’a jamais reçu d’explication quant à la mort de son père. Elle a deviné qu’il s’agissait d’un suicide, sans rien savoir des histoires familiales qui ont conduit à ce drame, que ce soit la liaison de sa mère avec son beau-frère, ni avant cela l’amour de Léonce et de Léa, ou encore avant, les relations de ses grands-parents et les rapports entretenus par les trois sœurs. Jusqu’à la fin, elle n’a que des soupçons, mais aucune certitude.
[11])  Nous soulignons.
[12])  Léa, par exemple, semble regretter : « il était là encore. Vivant » (p. 92).
[13])  Thomas suggère que la mort de Léonce ait pu être « voulue ou non » (p. 83).
[14])  Léa fait part elle aussi de cette sensation d’une présence spectrale de Léonce, après la mort de celui-ci, lorsqu’elle jouait du piano : « [c]haque touche frappée était comme une flèche qui m’atteignait. Puis qui se brisait, se désagrégeait jusqu’à se dissoudre et devenir une partie de moi-même. Je pensais alors que c’était Léonce, l’âme de Léonce qui me rejoignait » (p. 96).
[15])  En italique dans le texte.
[16])  Il y a ici une illustration du meurtre primitif du père, tel qu’il fut explicité par Freud dans Totem et tabou (traduit par M. Weber. Paris : Gallimard, 1993) et selon lequel il faut écarter le père pour mettre un terme à l’ancien ordre du monde et établir de nouvelles règles.
[17])  Camille a remarqué son comportement. Elle raconte sa tentative pour se fondre dans le décor : « [e]t Léonce. Qui les observait à la dérobée. Qui baissait les yeux pour ne pas croiser leurs regards. Qui quittait la table sitôt le repas terminé » (p. 58).
[18])  Camille a découvert que son mari, Thomas, la trompait avec la femme de Léonce, Lisa.
[19])  Il n’est pas précisé dans le roman si Lisa est morte. Dans ses propos, Mathilde ne fait jamais référence au devenir de sa mère. Pour cette dernière, l’histoire, comme ses discours, s’arrête avant le suicide de Léonce.
[20])  Certains parlent ainsi de « partitions », d’autres de « ruptures ».
[21])  Comme Thomas, Léonce pense n’être qu’un « étranger » parmi les trois sœurs. Avec Camille, il a en commun le silence et la passivité, même lorsque tous deux sont trompés par leur conjoint.
[22])  Elle achève ce qu’elle avait commencé à la mort de son père : « [f]aire place nette, tirer, aligner, jeter. Une manie apparue quelque temps après la mort de Léonce » (p. 112).
[23])  La fin du roman confirme cette filiation invisible et silencieuse. Après être remontée dans sa voiture et avoir quitté les lieux, Mathilde parvient à un croisement. Si elle prend « la petite route, sur la droite. Etroite. Sinueuse » (p. 157), elle pourra rejoindre Léa, qui peut-être choisira de lui livrer son histoire, dans une version cependant incomplète puisque Léonce n’a jamais expliqué les raisons de son départ ; mais Mathilde peut aussi choisir cette autre route, décrite par son père bien des années plus tôt dans son premier discours : cette route « était déserte, comme toujours. Déserte, droite, sans surprise » (p. 46) avait-il dit. Mathilde choisit de laisser le dernier mot à son père et elle s’engage alors derrière lui, posant le point final du roman, en affirmant :« [j]’ai continué tout droit » (p. 158).
[24])  D’après la formule de L. DEMANZE : Encres Orphelines : Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon. Paris : José Corti, 2008, p. 9.
[25])  CHAR, R. : Feuillets d’Hypnos. In : Fureur et mystère. Paris : Gallimard, 1967, p. 102.