LA CONTRE-PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’AVEUGLE CHEZ JACQUES DERRIDA

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The counter-phenomenology of the Blind by Jacques Derrida

The article deals with Derrida’s project of counter-phenomenology of the blind based on his own exhibition of drawings from the Louvre Museum (26. 10. 1990 – 21. 1. 1991). Writing, drawing and moving with a blind man stick are linked together being each a movement in the dark, driven only by faith. Derrida has focused on drawings of blinds and the art of auto-portraying as an exercise on one’s own blindness. One of such exercises, both technical and spiritual, consists in a deconstructive role of tears capable of covering our eyes with a veil, thus depriving us from mastery over the world and from our sense of justice. At the edges of art, in the visible in praise of the invisible, Derrida discovers an imperative of faith expressed by the answer to the skeptical “do you believe?” [translation modified U.I.S.] which opens the Memoirs of the Blind – “one has to believe”.

Keywords · blind man, ēpochē, skepticism, Derrida, counter-phenomenology, faith

 

Le sujet de mon article, la « contre-phénoménologie » de l’aveugle de Jacques Derrida, joint aux sujets principaux de « l’invisible et le visible » la dimension du sacré.[1] On oublie souvent que le sacré apparaît non seulement lorsqu’on parle de l’invisible, mais aussi quand il est question du surcroît du visible. Et c’est de ce surcroît qui éblouit, aveugle et terrasse dans l’expérience numinotique (en usant le terme de Rudolph Otto) que je voudrais parler en me référant à l’une des œuvres les plus confessionnelles, mais aussi l’une des moins connues de Jacques Derrida, intitulée les Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines[2]. Ce livre est le résultat d’une exposition que le Musée du Louvre a commissionné auprès de Derrida en 1989 dans le cadre d’un cycle d’expositions dirigées par des intellectuels renommés. Derrida, pris alors d’une paralysie du nerf facial qui pendant quelques jours ne lui permettait pas de cligner d’un œil, choisit comme thème principal l’aveugle. « Dessin d’aveugle » – ce fut, comme il disait, ce double génitif qui était le noyau de sa réflexion autour des œuvres choisies.

Avec Derrida, au visible et à l’invisible, à la poésie non-aveugle et la peinture non-muette s’ajoute la thématique du signe écrit, visible et invisible à la fois. Le trait du dessin dont il est question dans les Mémoires de l’aveugle – donc celles de Derrida à l’époque – c’est aussi et surtout celui de l’écriture. « – [J]’écris sans voir » : c’est la phrase qui ouvre cet ouvrage et celle qui va être le pivot de ma lecture.

J’écris sans voir quand je note une idée qui m’arrive au milieu de la nuit, qui me vient soudain et que je ne prends pas le temps pour allumer la lumière. J’écris sans voir en créant une esquisse – qui sera sûrement difficile à déchiffrer mais qui reste la trace d’une idée qui va se dilater, disparaître entre le reste de mes songes.

« Avant que le doute ne devienne un système », écrit Derrida, (ou une méthode, pourrait-on rajouter) « la skepsis est chose des yeux »[3]. Cette scep-squisse (qui lie sceptique et esquisse), cette skepsis grecque est une action visuelle : on regarde et « retarde le moment de conclure »[4]. On est dans le domaine de l’hypothèse visuelle.

Ce scepticisme non méthodique mais visuel est lié au terme d’ēpochē phénoménologique car c’est le doute cartésien qui est à l’origine de l’ēpochē husserlienne. Descartes remet en cause toutes les certitudes immédiates, tandis que l’ēpochē les met entre parenthèses. Le doute méthodique est destiné à être dépassé tandis que l’ēpochē est définitive et touche aussi le moi « dans sa réalité substantielle naïve »[5].

Derrida parle de l’hypothèse de la vue en terme d’ēpochē : « […] c’est-à-dire le suspens du regard, son « ēpochē » (ēpochē veut dire interruption, arrêt, suspension, et parfois suspension du jugement, comme dans la skepsis) »[6]. Cette hésitation qui retient le mouvement du jugement a plus qu’un aspect confessionnel. Elle lie l’ēpochē à l’Augustianisme de Husserl, c’est-à-dire à ce retour en soi pour trouver la vérité (« […] in te ipsum redi ; in interiore homine habitat veritas »[7]). La vérité n’étant plus une information qui prétendrait ajouter quelque chose au savoir absolu de Dieu (« cur confitemur Deo scienti » – pourquoi confesser à Dieu qui sait tout[8]), mais une confession, ou la vérité de la confession qui s’accorde avec le postulat du « facere veritatem » – de la vérité effectuée.

Derrida dit que Saint Augustin « fait la lumière »[9] du récit des Confessions. Cette lumière, facteur de vérité, se produit dans l’art de la confession tout comme dans l’art de l’autoportrait. En faisant une esquisse, je me situe à la rencontre de deux objets : celui que je regarde, c’est-à-dire que je garde du regard (par exemple la nature morte), et celui que je trace sur la toile. Il y a aussi deux objets d’aveuglement : le détournement des yeux au moment où j’arrête de regarder la nature morte, et le blanc de la toile ou de la feuille que je dois désormais couvrir de mes propres traits, lignes, couleurs. Selon Derrida, je dois me laisser aveugler par ce blanc. C’est lors de cet aveuglement entre les deux objets de la vue et de l’aveuglement que se trouve le domaine de l’hypothèse – du tâtonnement. Les gestes du crayon ou du pinceau correspondent ici au bâton de l’aveugle. Voilà l’instrument qui prend le risque sur lui, qui extériorise le contact avec le monde, met le monde à distance. Aveuglé par le blanc de la toile, l’artiste ne reconnaît l’espace qu’en le créant et doit donc devenir lui-même la lumière de cet espace.

Voici aussi l’espace de l’écriture. On est habitué à lire l’écriture de Derrida dans le contexte de De la grammatologie. « Il n y a pas de hors texte »[10], donc tout est texte, il n’y a pas d’objet extralinguistique. Mais si nous nous plaçons dans le corps de cet aveugle qui marche ou écrit sans voir, nous remarquons aussitôt que son chemin manque de points de références. Ceux-ci apparaissent certes, mais qu’au moment où l’on trébuche, ou lorsque la canne avertit d’un son sec de la présence d’un obstacle devant nous. Si on écrit sans voir, c’est sans jamais savoir si on forme des caractères. On aura des difficultés en déchiffrant notre propre écriture. Il n’y a pas de hors texte. La lumière aveugle qui a formé les lettres s’est éteinte pour toujours.

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Lucas Van Leyde : Le Christ soignant un aveugle. Musée du Louvre, Paris.

 

Derrida s’arrête sur l’analyse des dessins qui représentent les aveugles et les scènes de guérison (c’est surtout les aveugles de Coypel, Ribot, Lucas de Leyde). Sur l’un de ces dessins, l’aveugle se présente au Christ d’un geste de main tournée vers soi-même – c’est lui, l’aveugle, qui guide le voyant : « Il ne représente pas, ni ne présente seulement, il agit »[11]. La main, le geste deviennent des performatifs. Il guide de sa main un voyant (on peut même dire un Voyant avec une majuscule), il guide les yeux de l’autre. Est-ce que sa main change de fonction – cesse-t-elle d’être un outil capable de pré-voir l’obstacle (armé de canne ou de bâton) ? Tournée vers soi-même, elle ne peut quand même pas montrer, puisque cette fonction de monstration, de présentation lui est étrangère. Imaginons quel concept pourrait correspondre à ce geste pour que nous puissions parler d’énonciation performative, c’est-à-dire de l’action de faire des choses avec les mots[12]. Quel est le mot présent dans ce geste qui change la réalité ?

Avant de répondre, il faudrait remarquer que dans notre paradigme de la visibilité et de l’invisibilité en philosophie qu’est la caverne de Platon, les habitants ne voyant que des ombres sont pourtant satisfaits. Ils ne tendent pas leurs mains vers les parois et les ombres qui y sont dessinées, comme si les mains tirées devant soi étaient le signe d’une conscience d’avoir la vue bandée – la conscience d’un manque.

En parlant de l’aveugle, Derrida puise donc dans la tradition judéo-chrétienne où il est toujours question d’une opposition entre une vue bonne, éclairée, et une vue bandée « d’un œil trop charnel, trop extérieur, à savoir littéral »[13]. La conversion est interprétée comme l’acte de retrouver la vue. L’aveugle est guéri et devient témoin. Quelqu’un qui a vu, c’est quelqu’un qui retrouve la vue comme le peintre qui à chaque fois voit pour la première fois. Ce qui est souligné, c’est surtout la différence. Pour voir, pour devenir témoin il faut connaître la cécité. Ce qui est démontré par l’incrédulité des Juifs qui avant tout ne croyaient pas que l’aveugle guéri par Jésus fût réellement aveugle auparavant (cf. J 9 : 18[14]). Il faut donc bien connaître cette étape précédente, c’est-à-dire l’aveuglement, l’obscurité, afin de voir la différence.

Le visible requiert l’invisibilité il doit être fissuré. Par ces fissures il s’ouvre envers autre chose que lui-même et ouvre la possibilité de l’herméneutique et de la sémiotique enracinées dans le domaine du signe. La perméabilité du visible convoque la différence et dès qu’on sollicite une différence on ne peut plus s’en passer et on ne peut plus s’en débarrasser[15]. C’est en poursuivant ce chemin qu’on arrive à la thématique de l’autoportrait. Et c’est ici que l’on trouve la réponse à notre question. L’aveugle qui pointe du doigt ses propres yeux n’est pas le sujet ni l’objet d’une auto-présentation. Voilà qu’il s’est senti vu, sa main ne doit plus tâter l’extérieur, elle se tourne vers soi-même, elle est dorénavant apte à reconnaître l’obstacle en soi-même, l’obstacle des paupières closes, mais aussi peut-être un autre obstacle – plus profond. La main qui sert d’yeux à l’aveugle se voit vu[16]. L’énonciation performative correspond donc théologiquement au mot salvateur. Avec ce mot, le geste devient réalité – « va, désormais ne pêche plus » (J 8 : 11) paraphrasé « vois et ne pêche pas, ta foi t’a sauvé ». Cette main apparaît être celle du Christ rencontré ; c’est lui qui pointe du doigt, c’est lui qui envoie en étant lui-même Envoyé – « Va te laver à la piscine de Siloé » – ce qui veut dire : Envoyé » (J 9 : 7).

Comment peut-on lire cette scène d’une façon séculière ? Si la main de l’aveugle munie d’une canne correspond au pinceau du peintre peignant son autoportrait et à la plume de celui qui écrit une confession, ce retournement ne coïncide pas avec une introspection. La capacité d’introspection (s’il y en a une et si elle est satisfaisante) pourrait correspondre au savoir absolu de Dieu – donc à une totalité à laquelle on ne peut plus rien ajouter et qui déplaît à ceux qui sont sensibles aux différences. L’art de l’autoportrait est la confession du domaine visuel, c’est le mystère du « soi-même comme un autre », du commandement de l’amour d’autrui où dans l’ipséité du sujet s’articulent le « soi » et « l’autre que soi »[17]. « Le désir d’auto-présentation ne se rejoint jamais, et c’est pourquoi le simulacre a lieu. »[18] L’autoportrait devient une figure quasi transcendantale à la manière derridienne, c’est-à-dire une figure dont la condition de possibilité est à la fois la condition de son impossibilité. Si je me peins comme un autre, ce n’est plus moi qui suis peint – ce n’est plus mon autoportrait mais un simple portrait. Tandis que, comme l’a remarqué Paul Ricœur dans un court essai « Sur un autoportrait de Rembrandt »[19], rien à l’intérieur de la toile ne me permet d’identifier les deux personnages :

[L’autoportrait] met en défaut une règle ascétique admise par maints critiques d’art, en peinture comme en littérature, selon laquelle l’approche purement esthétique exige qu’on oublie l’auteur réel, en chair et en os, et qu’on laisse l’œuvre, ainsi rendue orpheline, plaider seule sa cause. Or l’autoportrait, pour mériter son titre son titre, me demande d’identifier le personnage représenté comme étant le même que celui qui l’a peint. […] Leur identité n’allant pas de soi, il me faut donc la construire.[20]

Ce procès de reconstruction va demander « de refaire en imagination le travail même de l’artiste se peignant lui-même »[21]. Ce sera selon les mots de Ricœur un « examen de peinture » analogue à l’examen de conscience : « Entre le moi, vu dans le miroir, et le soi, lu dans le tableau, s’insèrent l’art et l’acte de peindre, de se dépeindre »[22].

Avec l’examen de la peinture, comme avec l’examen de conscience, la différence apparaît et ne permet plus de nous en libérer. Nous ne connaîtrons jamais l’identité des deux personnages : « Le voir qu’on voit […] n’est pas pensée de voir, […] mais expérience muette […] d’un sens muet », dit Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible[23]. Sur notre tableau, le symbole de cette irréconciliable différence sont les paupières closes pointées du doigt. Comme on l’a déjà fait remarquer, ce n’est pas dans le domaine visuel que cette monstration a lieu, donc la différence apparaît à l’aveugle seulement sous le regard du Christ. Ce n’est donc pas un geste informant : « je suis aveugle », c’est une réalité qui a lieu, c’est une reconnaissance. Pour développer cette différence entre les domaines de connaissance et de reconnaissance, je vais me référer à l’un des personnages aveugles particulièrement chéri de Derrida : Tobie.

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Peter Paul Rubens : Tobias soignant la cécité de son père. Musée du Louvre, Paris.

 

Rappelons l’histoire que raconte le Livre de Tobie[24]. Le vieux Tobie était un de ces justes qui même en captivité respectait les droits du Seigneur, ne craignant pas la mort de la part des Assyriens. Il ensevelissait les morts contre le droit et un jour, en sortant d’un repas de fête pour ensevelir un mort étranglé gisant dans la rue, il se souvint de la prophétie d’Amos que nos fêtes tourneraient en deuils et nos réjouissances en lamentations. Cette nuit-là, lorsqu’il se coucha dehors fatigué, des oiseaux lâchèrent leur fiente sur ses yeux et il perdit la vue.

C’est seulement en étant aveugle qu’il lui arrive un événement qui fissure sa réputation. En entendant le bêlement d’un chevreau que sa femme avait reçu, il l’accuse de vol. Elle lui reproche cette offense. C’est alors que Tobie prie Dieu et demande miséricorde, mais surtout il demande la mort : « Et maintenant, traite-moi comme il te plaira, daigne me retirer la vie : […] car la mort vaut mieux pour moi que la vie. » (Tb 3 : 6) ; et tout de suite, selon un montage quasi cinématographique, nous écoutons la prière de Sara, fille de Ragouël, en Ectabane, qui elle « entendit aussi les insultes d’une servante de son père » (Tb 3 : 7) et « monta dans la chambre de son père, avec le dessein de se pendre » et « supplier le Seigneur de [la] faire mourir » (Tb 3 : 10). Les deux supplications sont écoutées et l’Ange Raphaël « fut envoyé pour les guérir tous les deux » (Tb 3 : 17). Pour Derrida, ce qui est considérable, c’est la fin de cette histoire :

À sa guérison Tobit fond en larmes […]. Il rend grâce non simplement de voir, de voir pour voir, mais de voir son fils. Il pleure de reconnaissance non tant parce qu’il voit enfin mais parce que son fils lui rend la vue en se rendant visible : il lui rend la vue à se rendre visible et pour se rendre visible, lui, son fils, c’est-à-dire la lumière donnée comme lumière reçue.[25]

Derrière le fils apparaît (grâce à la vue retrouvée) l’ange Raphaël qui se présente en parlant de sa propre nature : «Vous avez cru me voir manger, ce n’était qu’une apparence » (Tb 12 : 19). Derrida, en se référant à la traduction de A. Guillaumont, cite ce vers ainsi : « c’est une vision que vous avez vue »[26] et Derrida continue : « Or c’est depuis cette “vision” de l’“invisible” qu’il donne, aussitôt après, l’ordre d’écrire : il faut inscrire la mémoire de l’événement pour rendre grâce »[27]. « Alors, bénissez le Seigneur sur la terre, et rendez grâce à Dieu. Je vais remonter à Celui qui m’a envoyé. Écrivez tout ce qui est arrivé » (Tb 12 : 20).

Écrire pour rendre grâce, plutôt que d’informer, est la même structure que celle qui répond à la question de Saint Augustin : « Cur confitemur Deus scienti ? Cur ergo tibi tot rerum narrationes digero ? »[28] Ce n’est pas pour que Tu saches que je confesse, mais la louange de ceux qui vont lire mes confessions[29]. Les signes visibles de l’invisible sont des signes de reconnaissance ; ils n’ont donc pas de valeur informative, ils sont visibles pour ceux qui savent voir. « [L]a grâce du trait signifie qu’à l’origine du graphein il y a la dette ou le don plutôt que la fidélité représentative »[30]. Ce dont témoigne l’histoire du tableau de Rembrandt van Rijn au sujet de cette scène, qui, mal interprété par les critiques de l’art, fut placé à Versailles sous-titré « opération chirurgicale de l’œil » car il y manquait l’ange qui conditionne sa lisibilité. Donc la syntaxe de l’art de l’autoportrait, tout comme celle de la confession ne consiste pas en un code crypté, où on laisse des indices du côté du visible. Non, il n’y a pas de hors texte. Dans cette sorte de jeu on se découvre trouvé, bien qu’on ne sache pas qu’on jouait. C’est une partie de colin-maillard où, quand le voile tombe des yeux, la même réalité apparaît différente et nous fait changer notre vie[31].

Pour conclure, on peut dire que la phénoménologie de l’aveugle postule un aveuglement primordial à la place de l’ēpochē – un aveuglement qui correspond dans l’histoire de Tobie au moment de l’injuste reproche, donc à une crise de l’ordre de la justice dans sa justesse qui soudain apparaît vaine. C’est un aveuglement dû aussi aux larmes de ces insultés, aux larmes de ceux qui ne voient plus l’avenir, de ceux qui ne veulent plus le voir, qui donc se permettent de perdre la vue derrière un voile de larmes (et remarquons ici que le philosophe américain John D. Caputo a nommé Derrida un philosophe de larmes et de prières[32]). Voilà un doute, un scepticisme achevé, une ēpochē totale, qui sont exprimés par le désir de mourir dans une prière. Ce n’est plus un jeu qui est possible tant qu’il n’est pas effectué jusqu’au bout, un jeu de cache-cache qui laisse des indices dans la crainte de n’être plus cherché. La condition d’une vue vraiment retrouvée, c’est une vue vraiment perdue. Voilà les conditions de possibilité et d’impossibilité d’une phénoménologie qui n’est pas connaissance, mais reconnaissance. En se référant au Livre de Tobie, Derrida écrit encore :

Dans la descendance graphique, du livre au dessin, il s’agit moins de dire ce qui est tel qu’il est, de décrire ou de constater ce que l’on voit (perception ou vision) que d’observer la loi au-delà de la vue, d’ordonner la vérité à la dette, de rendre grâces à la fois au don et au manque, au dû, à la faille du « il faut » du « il faut voir » ou d’un « il reste à voir » qui connote à la fois la surabondance et la défaillance du visible, le trop et le trop peu, l’excès et la faillite. […] la reconnaissance avant la connaissance, la gratitude du recevoir avant de voir, la bénédiction avant le savoir.[33]

Cette dette, ce manque, ce don ne sont bien sûr point des relations économiques, car l’économie s’effondre en même temps que le droit. La confession de Sara dénomme explicitement le savoir absolu de Dieu qui sait tout et lui seul connaît son innocence, mais pour la déclarer, pour la confesser soi-même il faut fondre en larmes.

Nous achevons en complétant notre citation du début. Elle décrit un jeu de colin-maillard sans règles, sans code ou avec un code formé dans la nuit… C’est un fragment d’une lettre de l’auteur de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient – une lettre d’amour cette fois :

[…] j’écris sans voir. […] Il est neuf heures, je vous écris que je vous aime. Je veux du moins vous l’écrire ; mais je ne sais si la plume se prête à mon désir. Ne viendrez-vous point pour que je vous le dise et je m’enfuie ? Adieu, ma Sophie, bonsoir ; votre cœur ne vous dit donc pas que je suis ici ? Voilà la première fois que j’écris dans les ténèbres : cette situation devrait m’inspirer des choses bien tendres. Je n’en éprouve qu’une : je ne saurais sortir d’ici. L’espoir de vous voir un moment me retient, et j’y continue de vous parler, sans savoir si j’y forme des caractères. Partout où il n’y aura rien, lisez que je vous aime. »

Lettre à Sophie Volland, Paris, le 10 juillet 1759[34]

 

Bibliographie

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Urszula Idziak-Smoczyńska
Université Jagellonne de Cracovie
Grodzka 52, 31-044 Cracovie
urszulaidziak@yahoo.com


 

[1])  Le présent article a été écrit dans le cadre du projet de l’Académie des sciences de Pologne et de l’Académie slovaque des sciences : « The Relevance of Subjectivity. Questions of the Phenomenological Approach to the Topics of the Humanities ».
[2])  DERRIDA, J. : Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines. Paris : Réunion des Musées Nationaux, 1990.
[3])  Ibid., p. 9.
[4])  Ibid.
[5])  DEPRAZ, N. : Husserl. Paris : Armand Colin, 1999, p. 7.
[6])  DERRIDA, J. : Mémoires d’aveugle. Op. cit., p. 119.
[7])  SAINT AUGUSTIN : De vera religionem, 39, 72. Disponible en ligne : www.augustinus.de [consulté le 08/02/2015].
[8])  SAINT AUGUSTIN : Confessiones XI, I. Disponible en ligne : http://www.hs-augsburg.de/~harsch/Chronologia/Lspost05/Augustinus/aug_co11.html [consulté le 10/10/2014].
[9])  DERRIDA, J. : Mémoires d’aveugle. Op. cit., p. 119.
[10])  DERRIDA, J. : De la grammatologie. Paris : Éditions de Minuit, 1967, p. 227.
[11])  DERRIDA, J. : Mémoires d’aveugle. Op. cit., p. 18.
[12])  AUSTIN, J. L. : How to do things with words. Oxford : Oxford University Press, 1962.
[13])  DERRIDA, J. : Mémoires d’aveugle. Op. cit., p. 24.
[14])  Toutes les citations bibliques selon La Bible de Jérusalem, traduite sous la direction de l’École biblique de Jérusalem. Paris : Les Éditions du Cerf, 1999.
[15])  Cette perméabilité du visible est sujet de l’œuvre de Jean-Jacques WUNENBERGER, notamment dans : Philosophie des images. Paris : Presses Universitaires de France, 1997.
[16])  Cf. videre videor – ce qui nous fait penser à Michel Henry, mais aussi à la merveilleuse analyse du tableau de Caravage, La convocation de saint Matthieu, chez Jean-Luc Marion.
[17])  Cf. RICŒUR, P. : Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, 1990.
[18])  DERRIDA, J. : Mémoires d’aveugle. Op. cit., p. 121.
[19])  RICŒUR, P. : Lectures 3. Aux frontières de la philosophie. Paris : Seuil, 1994.
[20])  Ibid., p. 13.
[21])  Ibid., p. 14.
[22])  Ibid., p. 15.
[23])  MERLEAU-PONTY, M. : Le visible et l’invisible. Paris : Gallimard, 1964, p. 303.
[24])  Livre de Tobie. In : La Bible de Jérusalem, traduction sous la direction de l’École biblique de Jérusalem. Paris : Les Éditions du Cerf, 1990, pp. 836-856. Toutes les références seront renvoyées à la présente édition.
[25])  DERRIDA, J. : Mémoires d’aveugle. Op. cit., p. 34.
[26])  Les Deutérocanoniques. Le Livre de Tobit. Traduction de A. Guillaumont, Paris : Éd. de la Pléiade [La version Tobit et non Tobie choisie pour cette édition].
[27])  DERRIDA, J. : Mémoires d’aveugle. Op. cit., p. 35.
[28])  SAINT AUGUSTIN : Confessiones XI, I. Disponible en ligne : http://www.hs-augsburg.de/~harsch/Chronologia/Lspost05/Augustinus/aug_co11.html [consulté le 10/10/2014].
[29])  Cf. SAINT AUGUSTIN, Op. cit. : « Non utique ut per me noveris ea, sed affectum meum excito in te et eorum, qui haec legunt, ut dicamus omnes : magnus dominus et laudabilis valde ».
[30])  DERRIDA, J. : Mémoires d’aveugle. Op. cit., p. 36.
[31])  Je remercie Annabelle Dufourcq pour sa remarque que ce jeu paraît tantôt avoir des règles, tantôt ne pas en avoir, ce qui nous a menée à changer la métaphore du jeu de cache-cache en image du colin-maillard dont les règles n’apparaissent que lorsque le jeu se termine. Ce qui correspondrait selon la réflexion pertinente de Jan Bierhanzl à la logique de l’intrigue chez Levinas (LEVINAS, E. : Dieu, la mort et le temps. Paris : Grasset, 1993, p. 254).
[32])  Cf. CAPUTO, J. D. : The Prayers and Tears of Jacques Derrida. Religion without Religion. Bloomington : Indiana University Press, 1997.
[33])  DERRIDA, J. : Mémoires d’aveugle. Op. cit., p. 35.
[34])  DIDEROT, D.: Œuvres complètes. Éd. Assézat, XVIII, p. 370. Disponible en ligne : http://fr.wikisource.org/wiki/Page:Diderot_-_Œuvres_complètes,_éd._Assézat,_XVIII.djvu/370 [consulté le 08/02/2015].