Icon: The Image and the Invisible

An icon is part of the visible world, moreover, of things that are visible in a second degree. It is not only a sensitive thing, but a sensitive image of a sensitive entity. As an eikon, it is located in a platonic sense among the lowest degree of the doxa, and within the lowest degree of the scale of being. However it is not a simple sensitive and illusory representation of God, such as one criticized from a Kantian point of view. The profound sense of an icon lies in its opening towards the invisible. An icon tries to capture the invisible. How is this meeting point of the visible and the invisible entangled? Can an icon really allow us to “see” the invisible or is it only a profanation of the invisible? It is my aim to analyze those questions in the following article.

Keywords · icon, image, invisible, religion, representation

 

 

Les analyses qui suivent s’inscrivent à partir de la notion d’image, et plus précisément à partir d’une image bien particulière, à savoir l’icône, au sein d’un thème plus large, qui est le visible et l’invisible, dans la mesure où l’image est quelque chose d’éminemment visible. Ce choix nous situe d’emblée sur un terrain culturel restreint, car les icônes acquièrent tout leur sens au sein d’un courant religieux particulier, qui est le christianisme orthodoxe. Il suffit d’aller une seule fois à une messe orthodoxe pour se rendre compte du rôle important que jouent les icônes pour la foi des fidèles : en effet, les croyants s’inclinent, prient en face d’elles, souvent ils les embrassent, comme si c’étaient des êtres vivants. L’on ne retrouve pas l’équivalent d’une telle image dans les rituels catholiques ou protestants ; les images que l’on y retrouve ne sont pas des icônes mais des peintures, dans la mesure où elles ne sont pas un objet de dévotion.

Pourtant, si nous avons choisi de parler de l’icône, bien qu’elle n’ait pas une valeur universelle, c’est parce qu’elle est justement un des meilleurs exemples du lien entre le visible et l’invisible, et ceci non pas simplement à son simple titre d’image. Bien sûr, toute image porte déjà l’empreinte de l’invisible, dans la mesure où elle représente ce qui n’est pas visible en elle. Ainsi, une image de la mer, que ce soit une photographie ou une peinture, représente une mer, existante ou inexistante, qui n’est pas visible en tant que telle dans l’image elle-même. À ce niveau, l’image représente des objets visibles ou pouvant être en principe visibles, même si elle reste distincte des objets qu’elle représente, et en ce sens elle comporte une part d’invisibilité. Aussi l’image reste-t-elle à ce niveau dans le domaine du visible. Or, le propre de l’icône est justement de faire signe vers quelque chose qui est par essence invisible, à savoir Dieu. C’est précisément cette ouverture sur l’invisible qui crée la relation particulière des croyants à l’égard de l’icône. Toutefois, ce rapport à l’invisible qui caractérise l’icône semble de prime abord paradoxal, car si Dieu est par essence invisible, comment l’icône peut-elle, en tant que simple image, faire signe vers Dieu, nous ouvrir à sa présence ? N’est-ce pas tomber dans l’illusion, en voulant rendre visible ce qui restera toujours invisible ? Ceci fut en effet, comme on le verra, le cœur de l’argument des iconoclastes, qui s’opposèrent avec virulence et souvent malheureusement avec violence face à l’usage des icônes, au moment de leur apparition et développement dans la vie religieuse chrétienne, du VIIIe jusqu’au IXe siècle. Notre propos n’est pas de retracer l’histoire très complexe de l’apparition des icônes ainsi que du mouvement iconoclaste qui l’a suivie. Nous aimerions plutôt passer en revue quelques arguments principaux mis en avant par les iconoclastes ainsi que par ceux qui ont tenté de prouver la légitimité des icônes, ceci justement afin de mieux comprendre le caractère paradoxal de l’icône fondé dans son rapport à l’invisible. Ensuite, nous aimerions adopter une approche plus phénoménologique en essayant de comprendre comment ce rapport à l’invisible à travers l’icône peut être concrètement vécu.

Nous commencerons par une analyse des arguments principaux des iconoclastes, afin de mieux saisir la portée des arguments des penseurs qui ont soutenu la légitimité des icônes. Tout d’abord, force est de remarquer que les icônes comme objet de culte sont apparues dans un contexte d’idées où l’image était doublement dévalorisée. Premièrement à travers l’héritage platonicien, au sein duquel l’image se situe au plus bas de l’échelle de l’être, puisqu’elle n’est qu’une « copie » des choses sensibles, qui elles-mêmes ne sont que des copies des idées, seuls êtres originaires. Les images sont pour ainsi dire des copies de deuxième ordre. Platon distingue notamment dans son dialogue Le Sophiste deux types d’images : le premier qui imite les choses selon leurs vraies proportions, et le second qui n’imite les choses que selon leur apparence. Le premier type d’image est appelé eikon, le second phantasma[2]. C’est en effet ce concept grec d’eikon, signifiant dans son sens le plus abouti une image juste, qui est étymologiquement à l’origine de la notion d’icône[3].

Deuxièmement, la notion d’image et plus précisément en tant qu’image de Dieu était dévalorisée, voire proscrite, à travers l’héritage judaïque qui interdisait toute représentation de Jahwe. Pensons à l’interdiction célèbre de l’Exode : « Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi. Tu ne te feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre »[4]. Il ne faut pas non plus oublier cette autre religion monothéiste apparue à l’époque, à savoir l’islam, qui interdit également toute représentation de Dieu, et dont on peut se demander si elle n’a pas influencé les arguments des iconoclastes chrétiens. L’on comprend ainsi que dans un tel contexte l’icône en tant qu’image représentant sinon Dieu du moins le fils de Dieu, pouvait paraître particulièrement choquante.

Le mouvement iconoclaste débute en 725 lorsque trois évêques d’Asie Mineure, à savoir Théodore d’Ephèse, Thomas de Claudiopolis et Constantin de Nacolia, se soulèvent et décident d’agir contre l’usage répandu des icônes comme objet de culte dans le monde chrétien. Ce mouvement se poursuit durant un siècle, en réussissant à plusieurs reprises à bannir l’usage des icônes du monde chrétien jusqu’en 843, lorsque l’impératrice Théodora de l’empire byzantin déclare l’usage des icônes légitime[5].

L’une des formulations les plus abouties des idées iconoclastes se retrouve dans l’« oros », c’est-à-dire la déclaration finale du concile de Hiéra ayant débuté en 753 sous la convocation de l’empereur byzantin Constantin V. L’un des arguments principaux de cette déclaration finale, qui est la seule trace de ce concile dont les actes ont été perdus, consiste à affirmer que l’on ne peut représenter Jésus par le moyen d’une image car cela impliquerait de séparer la nature humaine de celle, divine, du Christ. Or, Jésus a gardé sa dimension divine tout en devenant homme. Et c’est précisément cette dimension divine que l’image ne peut rendre, car elle ne peut représenter que ce qui est sensible et donc visible ; or la divinité reste invisible. Le problème soulevé ici concerne donc le sens de l’humanité de Jésus, et la légitimité qu’elle pourrait accorder à la représentation de Jésus à travers une image matérielle. Ce problème est un des fils conducteurs du débat entre les iconoclastes et les iconophiles et, comme nous le verrons, il sera repris d’un tout autre point de vue par les iconophiles.

Un autre argument important des adversaires de l’icône consiste à dire que l’icône non seulement ne peut représenter la divinité de Jésus, mais qu’elle ne peut même pas représenter son humanité. En effet, en tant qu’image matérielle, l’icône ne peut représenter qu’un homme particulier. Or, Jésus n’est pas un homme particulier, il est « l’homme en général », « katholos anthropos » en grec ancien. C’est précisément cette humanité générale, cette humanité universelle qui ne peut être représentée par l’icône et qui reste ainsi invisible.

Face à ces critiques, l’on peut trouver plusieurs réponses de la part des défenseurs des icônes. Commençons d’abord par la deuxième critique, qui consiste à dire que l’icône ne peut pas représenter l’humanité universelle du Christ. Une réponse à ce problème est apportée notamment par le moine grec et Père de l’Église Théodore Studite (759-826) dans son ouvrage Antirrhétique. Ne redoutant pas les paradoxes, il essaie de comprendre de quelle manière l’invisible peut être vu. Il va même jusqu’à affirmer que « l’invisible se fait voir », faisant ainsi référence au mystère de l’Incarnation. Le cœur de son argument se situe dans ce passage :

En effet, comment pourrait-on dessiner l’image d’une nature qui ne serait pas vue dans une hypostase ? Pierre, par exemple, n’est pas représenté en tant qu’être raisonnable, mortel doué d’intelligence et de compréhension : car ceci ne définit pas seulement Pierre, mais Paul et Jean et tous ceux qui tombent sous la même espèce. Mais on le peint en tant qu’il possède, outre la définition commune, certaines propriétés […] qui le distinguent des autres individus de la même espèce. […] L’hypostase du Christ est circonscrite, non pas selon la divinité que nul n’a jamais vue, mais selon l’humanité qui est contemplée en elle [hypostase] à la manière d’un individu « en atomo ».[6]

L’on peut reconstruire l’argument de Théodore de façon suivante : tout d’abord son idée est qu’il n’y a d’image qu’à partir de ce qui a une forme matérielle, car seul ce qui est matériel peut être vu. Or, il ne peut y avoir d’image à partir de ce qui ne peut être vu, du moins selon Théodore Studite[7]. Ensuite, il affirme que ce qui a une forme matérielle est un individu ayant des propriétés particulières, qui ne sont pas contenues dans sa définition universelle, autrement dit dans son espèce, pour reprendre l’expression de Théodore, provenant originairement d’Aristote. Ainsi, Pierre et Jean sont tous les deux des êtres raisonnables, mortels, doués d’intelligence et de compréhension. Ceci constitue leur définition commune. Pourtant ils ont aussi des propriétés particulières qui font d’eux des individus uniques. Pour cette raison, une représentation sous-entendue ici par l’image représente nécessairement un individu particulier, car elle représente toujours un être matériel. Notre penseur présuppose ainsi que tout ce qui est matériel implique nécessairement une dimension éminemment individuelle, ne pouvant être réduite à aucun dénominateur commun, c’est-à-dire à aucune notion abstraite. C’est pourquoi l’incarnation de Jésus ne peut être qu’individuelle, « en atomo », l’individualité de Jésus étant une conséquence de sa forme humaine matérielle. Cela n’a donc pas de sens de parler d’une humanité générale du Christ comme le font les iconoclastes. Par conséquent, l’icône est légitime parce qu’elle représente justement l’humanité individuelle de Jésus. Ce qui est un point criticable pour les détracteurs de l’icône, devient justement à travers une réhabilitation de l’individuel le cœur de l’argument en faveur des icônes pour Théodore Studite.

Il n’en reste pas moins que l’argument de Théodore, bien que d’une logique admirable, n’est pas sans susciter des questions car il n’est pas clair ce que cette humanité individuelle du Christ signifie concrètement pour la contemplation des icônes. En effet, lorsque l’on contemple une icône représentant le visage du Christ, que nous donne-t-elle concrètement à voir ? Est-ce le visage du Christ en tant qu’individu réel, historique, ayant existé il y a plus de 2000 années ? Dans ce cas, comment expliquer que presque chaque icône représente un visage différent de Jésus ? Si pourtant l’icône ne représente pas Jésus tel qu’il a réellement existé en tant qu’individu humain, quel autre sens faut-il donner à cette individualité que l’icône représente ? Voilà pour ce qui concerne la réponse ou plutôt une des réponses possibles à la critique des iconoclastes à l’égard de l’icône comme représentation individuelle de Jésus.

Passons à présent à la première critique des iconoclastes concernant la divinité de Jésus qui reste invisible dans l’icône, et qui se trouve ainsi d’une certaine façon profanée, puisque l’icône peut nous donner l’illusion que la divinité de Jésus peut être représentée par une image matérielle et être ainsi réduite à la matière. Une des réponses les plus célébres à cette critique a été formulée par le Père de l’Église saint Jean Damascène dans son ouvrage Contre ceux qui rejettent les saintes icônes rédigé en grec en guise de réponse à l’édit de l’empereur byzantin Léon III publié en 726 contre la vénération des icônes. Le cœur de l’argumentation de Jean Damascène se fonde sur un concept-clé de la religion chrétienne, qui est celui de l’Incarnation. Considérons ce passage :

 

Comment faire l’icône de l’invisible, dessiner ce qui n’a ni quantité, ni mesure, ni limite, ni forme ? Comment peindre l’incorporel ? Comment figurer le sans-figure ? Que nous est-il ainsi rappelé mystiquement ? C’est ceci : tant que Dieu est invisible, n’en fais pas l’icône, mais dès lors que tu vois l’incorporel devenu homme, fais l’image de la forme humaine ; lorsque l’invisible devient visible dans la chair, peins la ressemblance de l’invisible. Lorsque ce qui n’a ni quantité, ni mesure, ni taille par l’éminence de sa nature, lorsque celui qui étant en forme de Dieu prend la forme d’un esclave et par cette réduction assume la quantité, la mesure et les caractères du corps, dessine alors sur ton panneau et propose à la contemplation celui qui a accepté d’être vu.[8]

Au début de ce passage, Jean Damascène attaque de front le problème essentiel des iconoclastes : celui de la possibilité même d’une image de l’Invisible, qui semble être de prime abord un paradoxe. Notre auteur entend résoudre ce paradoxe non pas par la voie du raisonnement mais en s’appuyant sur un fait, ou du moins sur ce qui apparaît comme un fait pour la foi chrétienne, bien qu’un fait mystérieux, à savoir l’incarnation de Jésus. Il nous semble que l’Incarnation ne sert pas ici uniquement de légitimation pour l’icône mais aussi et peut-être même surtout de modèle d’intelligibilité pour l’icône comme image de l’invisible. En effet, puisque l’Incorporel, c’est-à-dire l’Invisible, celui qui n’a ni corps ni forme ni quantité ni qualité, et qui donc par conséquent ne peut être représenté et rendu visible par aucune image, s’est incarné en un corps, en se réduisant à des propriétés matérielles telles que la quantité et la qualité, l’on peut concevoir la possibilité de l’icône comme image de l’invisible, puisqu’elle ne fait en quelque sorte que répéter l’incarnation originaire de Jésus[9]. C’est pourquoi aussi Jean Damascène écrit :

Si c’est l’icône du Dieu invisible que nous faisions, nous serions dans l’erreur […] mais nous n’avons fait rien de tel et il n’y a pour nous point de chute à faire l’image du Dieu qui s’est incarné, s’est montré dans la chair sur la terre, s’est mêlé aux hommes dans son ineffable bonté et assumé de la chair la nature, la densité, la forme et les couleurs.[10]

Ce qui fonde ainsi la légitimité et la possibilité de l’icône est donc le fait qu’elle représente, comme Jean Damascène l’affirme ici, un Dieu incarné. Une ambiguïté surgit cependant dans ce texte : notre auteur affirme en effet que nous ne faisons pas une image du Dieu invisible, ce qui veut dire supprimer par avance le fondement même des arguments des iconoclastes. Pourtant, dans le premier extrait de Jean Damascène que nous venons de considérer, l’incarnation de Dieu n’ôte pas le problème d’une image de l’invisible mais y répond justement, puisque l’image de l’invisible se conçoit à partir de l’Incarnation[11]. Ainsi, il nous semble que dans la pensée de Jean Damascène, l’icône dans son rapport à l’invisible a un statut ambigu, dans la mesure où, à travers l’Incarnation, le rapport de l’icône à l’invisible semble être tantôt possible, tantôt écarté et remplacé par le rapport à l’être incarné en tant que tel.

Si Jean Damascène reste ambigu sur ce point, c’est sans doute non sans relation avec le danger de l’idôlatrie à l’égard des icônes, très présent à son époque, et qui fut justement pointé du doigt par les iconoclastes. En effet, l’icône ne saurait se substituer à la présence divine car elle reste avant tout une image[12]. C’est pourquoi les défenseurs des icônes ont pris bien soin de nuancer le rapport aux icônes, qui ne saurait être un rapport d’adoration, mais un rapport de vénération, comme nous pouvons le lire dans ce fragment de la déclaration finale du deuxième concile de Nicée, ayant eu lieu en 787, et qui fut reprise plus tard par l’Église afin de bien délimiter le sens des icônes :

En effet, plus on regardera fréquemment ces representations imagées, plus ceux qui les contempleront seront amenés à se souvenir des modèles originaux, à se porter vers eux, à leur témoigner, en les baisant, une vénération (« proskunesis », adoratio) respectueuse, sans que ce soit une adoration (« latreia », latria) véritable selon notre foi, adoration qui ne convient qu’à Dieu seul. […] l’honneur rendu à une image remonte au modèle original. Quiconque vénère une image, vénère en elle la réalité qui y est représentée.[13]

L’on voit à partir de ce texte que la distinction entre l’adoration et la vénération à l’égard des icônes réside dans le fait que l’on reste conscient à travers la vénération que l’icône reste une image et que son sens ultime réside dans son rapport à ce qu’elle représente, à savoir Dieu et son fils considérés ici comme les modèles originaux de l’icône, appelés aussi prototypes. Ainsi, étant profondément non-originaire, l’icône est conçue ici sur le mode du souvenir, bien que nous n’ayons jamais vu Dieu de façon visible. L’on voit donc que l’icône n’est pas un souvenir au premier sens du terme, mais au sens où elle sert à rappeller aux croyants la présence divine[14].

Toutefois, l’on ne conçoit pas encore pleinement en quoi une icône se distingue d’une simple peinture, dans la mesure où une peinture peut aussi représenter l’être divin, les thèmes religieux et jouer aussi un rôle important pour la vie chrétienne. Ainsi, Grégoire de Nysse, en décrivant dans son émouvant Éloge les images relatant la vie du martyre Théodore, que l’on trouve sur son tombeau, décrit l’image religieuse comme un « grand livre » qui est source d’enseignement pour le fidèle[15]. Ici, l’image religieuse est conçue comme un enseignement, comme une langue qui nous enseigne les thèmes religieux. Si une icône peut aussi, en sa qualité d’image, être un enseignement, qu’est-ce qui fait pourtant qu’elle occupe une place unique au sein des images religieuses ? Afin de mieux cerner cette question, nous proposons qu’on la considère d’un autre point de vue : du point de vue de celui qui contemple l’icône, puisqu’il s’agit bien d’un rapport de contemplation, comme l’affirme déjà Saint Jean Damascène mais aussi le concile de Nicée II dans les fragments que nous avons lus.

Que veut donc dire contempler une icône ? Tout d’abord, force est de constater que l’icône n’est pas uniquement un objet que l’on regarde et que l’on contemple passivement, du moins pour les croyants. L’icône est aussi, et peut-être même avant tout, un objet devant lequel l’on prie, comme si elle était déjà remplie d’une présence divine. Cela montre que l’icône est perçue d’une certaine façon par les croyants comme une ouverture, comme une fenêtre qui nous fait entrevoir l’invisible[16]. L’icône n’est donc pas perçue comme une simple représentation, mais plutôt comme un tremplin vers quelque chose d’irreprésentable, que les Pères de l’Église appellent aussi en grec aleptos, c’est-à-dire incompréhensible, insaissisable.

Considérons à présent de façon plus concrète cette fameuse icône, appelée Icône de la Trinité, qui fut peinte vers 1410 par le moine russe Andrei Roublev et que l’on peut admirer dans la galérie Trétiakov à Moscou. Cette icône fait référence avant tout à un récit biblique, celui de l’hospitalité d’Abraham. Selon ce récit, Abraham reçoit de façon imprévue la visite de trois pèlerins, qui s’avèrent être trois anges et qui sont représentés dans cette icône. Bien qu’étant l’objet direct de représentation de cette icône, ces trois anges sont porteurs, selon la tradition, d’un sens plus profond, puisqu’ils symbolisent la Trinité, et donc Dieu lui-même. Cette icône exprime en quelque sorte la visite, c’est-à-dire la rencontre imprévue que le croyant fait avec Dieu. En la contemplant, le croyant s’ouvre à cette rencontre. De façon générale, l’on pourrait dire que le sens de l’icône se joue dans cette rencontre de l’invisible.

D’un point de vue esthétique, l’on a souvent insisté sur le rôle de la lumière dans les icônes, qui se manifeste dans l’Icône de la Trinité à travers la couleur blanche et dorée diffuse de facon subtile, notamment sur l’arrière-plan. Ces couleurs sont appliquées de telle façon que l’on a le sentiment que cette lumière jaillit du fond, comme si elle venait d’ailleurs. Cette façon de rendre la lumière est un moyen technique et matériel de faire signe vers l’invisible et d’inciter le croyant à rencontrer l’invisible. Pour mieux comprendre ce rôle de la lumière comme signe vers l’invisible, il faudrait situer l’icône dans son contexte historique originaire, profondément marqué par le néo-platonisme et notamment par la pensée de Pseudo-Denys l’Aréopagite. Ce dernier décrit justement Dieu comme une lumière (phos) et plus précisément comme une lumière intelligible (phos noeton), donc non-sensible, invisible. Dieu est ainsi conçu comme une lumière invisible, et c’est vers cette lumière invisible que l’icône, à travers un travail artistique sur la matière sensible et visible, fait signe. Remarquons que cette notion de lumière joue aussi un rôle important dans d’autres religions, telles que l’islam. Il est marqué ainsi dans le Coran que « Dieu ouvre le cœur » du croyant « qui reçoit la lumière de son Seigneur »[17]. Ici, la lumière est conçue comme quelque chose qui se transmet de Dieu au croyant. Cette lumière intérieure est aussi précisément ce qui permet de croire en l’invisible (al-ghayb, terme que l’on retrouve dans la seconde Sourate)[18].

L’on voit ainsi que le sens de l’icône va bien au-delà d’une simple image telle qu’on la comprend habituellement, c’est-à-dire comme une représentation non-originaire, puisqu’elle incite le croyant à une rencontre originaire avec l’invisible, conçu aussi comme lumière invisible. Cette conception de l’image comme quelque chose d’essentiellement reproductif et non-originaire, conception qui est au fond platonicienne, met de côté une autre dimension de l’image que l’on retrouve dans la Bible et qui est justement pertinente pour l’icône. En effet, au début de la Genèse, il est écrit : « Dieu créa l’homme à son image ». Dieu ne créa pas une image de soi-même à travers l’homme, qui serait pour ainsi dire une représentation de Dieu, mais il créa l’homme à son image, expression qui indique déjà un sens créatif, originaire, et non simplement reproductif de l’image, sens qui exige une réflexion plus approfondie, mais qui dépasse le cadre de notre analyse. L’on pourrait relier ce sens de l’image à la conception levinassienne du visage d’Autrui comme trace de Dieu : en effet, l’idée que selon la Bible l’homme est créé à l’image de Dieu ne doit pas être conçue au sens où l’homme est une représentation de Dieu, mais au sens où l’homme porte la trace de Dieu dans son visage, concept qui ne dénote pas quelque chose de matériel et de sensible, mais quelque chose d’invisible, au sens profondément éthique. Et ce n’est pas un hasard si une grande part des icônes ne représente pas des corps mais un visage, le visage de Jésus, qui nous regarde de face. Plus que d’avoir un sens sensible, l’icône a un sens éthique, ce qui incite les croyants à s’incliner en face d’elle, car elle suscite une forme très haute de respect, de vénération, non pas pour l’icône en elle-même en tant qu’objet matériel, ce qui serait de l’idôlatrie, mais pour cet Autrui invisible qui est pour les croyants Dieu. Bien sûr, il y a une différence fondamentale entre le visage d’Autrui tel qu’il est conçu par Levinas et l’icône : l’invisible vers lequel l’icône fait signe n’est pas intrinsèquement lié à sa matérialité sensible comme dans le cas du visage. Ainsi, lorsque l’on frappe le visage d’Autrui, c’est Autrui même que l’on frappe. Lorsque l’on frappe sur une icône ce n’est pas Dieu que l’on frappe, mais un morceau de bois. Ceci montre finalement que l’icône est l’exemple d’un des liens les plus profonds entre le visible et l’invisible, tout en dissociant, paradoxalement, radicalement le visible de l’invisible.

Bibliographie

La Bible. Paris : Éditions du Cerf, 2004.
Le Coran. Trad. Kasimirski. Paris : GF-Flammarion, 1970.
DAMASCÈNE, J. (saint) : Contre ceux qui rejettent les saintes icônes. In : La Foi orthodoxe. Trad. Emmanuel Ponsoye. Paris : Éditions de l’Ancre, coll. l’Arbre de Jessé, 1966.
EVDOKIMOV, P. : L’Art de l’Icône, Théologie de la beauté, Paris : Desclée de Brouwer, 1972.
FLORENSKY, P. : Ikonostaz. In : Ikonostaz. Saint-Pétersbourg : Mifril, Ruskaia Kniga, 1993.
MARION, J.-L. : L’Idole et la Distance. Paris : Éditions Grasset & Fasquelle, 1977.
NYSSE, G. de : Éloge du martyre Théodore. In : Bibliothèque choisie de Pères de l’Église grecque et latine (III, tome 7). Trad. de Maupertuy. Paris : Chez Mequignon-Havard, 1828.
PLATON : Le Sophiste. In : Œuvres Complètes (tome VIII, 3e partie). Trad. Auguste Diès. Paris : Les Belles Lettres, 1986, pp. 267-391.
PLATON : Cratyle. In : Œuvres Complètes (tome V, 2e partie). Trad. Louis Méridier. Paris : Les Belles Lettres, 2000, pp. 7-138.
SENDLER, E. : L’icône, image de l’invisible. Paris : Desclée de Brouwer, 1981.

Veronica Cibotaru
Université Paris-Sorbonne 1
rue Victor Cousin, 75005 Paris

Bergische Universität Wuppertal
Gaußstraße 20, 42119 Wuppertal
veronica_cibotaru@hotmail.com


[1]  Ce texte s’inscrit dans le cadre du projet de recherche concernant la pertinence de la subjectivité : Relevance subjektivity. Otázky fenomenologického přístupu k tématům humanitních věd (M300091201).
[2]  PLATON : Le Sophiste, 235d-e, 236c.
[3]  Ainsi dans Cratyle 430d, Platon distingue deux types d’images, une image juste (orthe), qui exprime une ressemblance avec la chose, et une image qui n’est pas juste (ouk orthe). Il est vrai que contrairement au Sophiste, Platon désigne ici ces deux types d’images comme eikon. Néanmoins l’on retrouve déjà ici une ébauche de la distinction conceptuelle qui sera reprise comme distinction entre eikon et phantasma dans Le Sophiste.
[4]  Exode, 20, 3-5. In : La Bible. Paris : Éditions du Cerf, 2004, p. 99.
[5]  SENDLER, E. : L’icône, image de l’invisible. Paris : Desclée de Brouwer, 1981, pp. 26-36.
[6]  Ibid., pp. 44-45.
[7]  Il affirme cette première prémisse dans cette question rhétorique : « Comment pourrait-on dessiner l’image d’une nature qui ne serait pas vue dans une hypostase? », la notion d’hypostase désignant de façon générale les trois personnes de Dieu – le Père, le Fils et le Saint Esprit –, mais ici en l’occurrence de façon spécifique le Fils de Dieu qui s’est fait homme et a pris ainsi une forme matérielle.
[8]  DAMASCÈNE, J. (saint) : Contre ceux qui rejettent les saintes icônes. In : La Foi orthodoxe. Traduction d’Emmanuel Ponsoye. Paris : Les Editions de l’Ancre, coll. l’Arbre de Jessé, 1966, pp. 281-282.
[9]  On peut serrer et inverser en quelque sorte ce parallélisme en considérant Jésus lui-même comme une icône de l’invisible, selon les célèbres paroles de saint Paul : « Il [Jésus] est l’image [eikon] du Dieu invisible. » (Colossiens, I, 15).
[10]  Damascène, J. (saint) : Op. cit., p. 276.
[11]  Jean Damascène va jusqu’à affirmer que « toute icône révèle et montre quelque chose que l’on ne peut pas voir » (Op. cit, p. 287). L’on ne peut trouver une affirmation plus claire sur la possibilité d’une image de l’invisible. C’est sur ce rapport à l’invisible interprété comme distance et comme écart irréductibles que Jean-Luc Marion fonde, dans son ouvrage L’Idole et la Distance, la différence entre idole et icône. Ainsi il écrit : « L’icône recèle et décèle ce sur quoi elle repose : l’écart en elle du divin et de son visage. Visibilité de l’invisible, visibilité où l’invisible se donne à voir comme tel, l’icône renforce l’une par l’autre ». (Marion, J.-L. : L’Idole et la Distance. Paris : Éditions Grasset & Fasquelle, 1977, p. 25). Considérons aussi ce passage, également très révélateur : « L’icône manifeste, en propre, la distance nuptiale qui marie, sans les confondre, le visible et l’invisible, c’est-à-dire, ici, le divin et l’humain. Cette distance, l’idole s’efforce de l’abolir par la disponibilité du dieu mis à demeure dans la fixité d’un visage. Cette distance, l’icône la préserve et la souligne dans l’invisible profondeur d’une figure indépassable et ouverte. » (Ibid., p. 26) De façon très intéressante, Jean-Luc Marion élargit l’horizon de la notion d’icône, puisqu’il explore la possibilité de l’icône comme concept, ou plutôt du concept comme icône qui serait, dans un héritage wittgensteinien, « la profération même de ce qui demeure au même instant à jamais indicible » (Ibid., p. 27).
[12]  Jean Damascène traite justement de l’idôlatrie au début de son traité, en affirmant qu’elle consiste à adorer la créature au lieu du créateur, tandis qu’à travers les icônes, c’est le créateur que l’on adore. Ainsi c’est le rapport au créateur et donc à l’invisible qui crée la ligne de partage entre l’icône et l’objet d’idôlatrie. De façon ironique ceux qui rejettent les icônes sont pour Jean Damascène tout autant du côté du mensonge que ceux qui prônent l’idôlatrie.
[13]  SENDLER, E. : Op. cit., p. 48.
[14]  Paul Evdokimov réfléchit sur le sens de la présence divine à travers l’icône dans son ouvrage LArt de lIcône. Ainsi la présence divine qui émane de l’icône ne saurait être une présence eucharistique, substantielle et donc en ce sens réelle. À l’inverse, la présence eucharistique est « sans image » et ne peut donc être contemplée. C’est pourquoi il écrit : « L’icône n’a pas d’existence propre ; participation et „image conductrice“, elle conduit au Prototype et annonce sa présence, témoigne de sa parousie. » (EVDOKIMOV, P. : LArt de l’Icône, Théologie de la beauté. Paris : Desclée de Brouwer, 1972, p. 169) C’est donc cette heureuse expression d’« image conductrice » qui dévoile le sens de la présence divine qui caractérise l’icône, en reconduisant ce sens à sa nature d’image.
[15]  Grégoire de Nysse décrit ainsi le tombeau fait de mosaïque du martyre Théodore : « La main savante qui a tracé toutes ces figures, nous met devant les yeux comme un grand livre où nous pouvons lire agréablement les travaux, la victoire, la mort heureuse, et l’entrée triomphante du saint martyre dans la gloire. Le pavé même de cet auguste temple est un tableau où l’assemblage surprenant d’un million de petites pierres de différentes couleurs achève d’apprendre au pieux voyageur l’histoire du saint qu’on y révère. » Plus loin il mentionne aussi la représentation picturale de Jésus comme juge ultime de l’exécution de Théodore, ce qui montre le caractère profondément religieux de cette image. (NYSSE, G. de : Éloge du martyre Théodore. In : Bibliothèque choisie de Pères de lÉglise grecque et latine, III, t. 7. Trad. de Maupertuy. Paris : Chez Mequignon-Havard, 1828, pp. 1011-1012).
[16]  Nous reprenons ici l’expression de « fenêtre » de l’ouvrage de Paul Florensky, L’Iconostase : « Comme à travers une icône je vois la Vierge elle-même et c’est vers elle que je prie, face à face, et non point vers sa représentation. » (FLORENSKY, P. : Ikonostaz. In : Ikonostaz. Saint-Pétersbourg : Mifril, Ruskaia Kniga, 1993, p. 48. Notre traduction).
[17]  Le Coran, 39 : 23. Traduction de Kasimirski. Paris : GF-Flammarion, 1970, pp. 357-358.
[18]  Paul Florensky a bien insisté sur le rôle de la lumière dans l’icône dans son ouvrage L’Iconostase. Il décrit cette lumière comme étant différente de la couleur qui, elle, « nous ramène vers la terre » tandis que la lumière fait de l’icône une « vision », nous orientant ainsi vers l’invisible (FLORENSKY, P. : Op. cit., pp. 136-137). Dans une perspective semblable, Jean-Luc Marion conçoit cette lumière « dite blanche » comme un « prisme » qui « démultiplie selon notre pouvoir de voir » en transfigurant les couleurs visibles de l’icône en signe vers l’invisible (MARION, J.-L. : Op. cit., p. 26).