LE CHIEN SUR LES TABLEAUX DE GREUZE : ACCESSOIRE, SYMBOLE OU MEMBRE DE FAMILLE ?

Dogs in the paintings of Greuze: accessories, symbols or family members?
Abstract: The dog, seen today as the symbol of faith and alertness, has been present in pictorial arts, especially in Flemish and Dutch painting since the 15th century. Over time, this animal has lost its aggressive character in various forms of representation and has become a somewhat indispensable element of genre paintings. Our analysis aims to study the dogs which appear in the sketches and paintings of Jean-Baptiste Greuze. We wish to show the different roles that can be attributed to the dogs in the artist’s works, mainly through the analysis of his paintings in Diderot’s Salons, and also in works of less known art critics, such as Mathon de La Cour and abbé de la Porte.

Keywords: dog, family, painting, drawing, Jean-Baptiste Greuze, art critic, accessories

Dans la mythologie, le chien possède originellement un caractère plutôt agressif. Dans l’Antiquité, il est étroitement lié à l’idée de la mort : il suffit de penser à Cerbère, chien à trois têtes et gardien du seuil des Enfers, ou bien au Rig-Véda, livre sacré de l’Inde, où le chien garde également la porte de l’autre monde. Chez les Perses, les Grecs et les Égyptiens, le chien prenait souvent le rôle du vautour qui fait disparaître les morts. Pourtant, dès que la personne morte franchissait le seuil de la porte de l’autre monde, elle n’était plus la proie du chien, mais devenait au contraire son protégé. Cet animal a donc encore une fonction de psychopompe, autrement dit de conducteur du défunt. La domestication du chien commence au Moyen Âge, lorsqu’il est toujours placé au pied des gisants. À partir de cette époque, cet animal fait partie du quotidien des familles[1].

En ce qui concerne sa mise en image, dans la peinture hollandaise, le chien est présent dès le XVe siècle. À part les scènes de chasse, la représentation du chien dépend des autres personnages du tableau : s’il est avec une femme, il est calme et petit, mais auprès des hommes, cet animal est en général plus grand et plein de vitalité. À cette époque-là, il est déjà le fidèle compagnon de l’homme, mais sa présence signifie également la fidélité conjugale[2].

Le tableau du Titien intitulé Allégorie du temps gouverné par la prudence ajoute encore quelques aspects à l’interprétation de la figure du chien : il fait référence à la jeunesse, au futur et symbolise la prévoyance. Sérapis, un dieu de l’Égypte hellénistique, avait déjà un compagnon tricéphale qui portait les têtes d’un chien, d’un loup et d’un lion, de la même manière qu’elles se trouvent sur la toile du Titien. Ce motif a donc des origines lointaines, et sa signification s’est transformée au cours du temps : ce compagnon remplissait probablement une fonction pareille à celle de Cerbère. L’interprétation ultérieure des animaux comme symboles du Temps remonte à l’Occident latin[3].

Le chien offre une large possibilité d’interprétations dont nous ne soulignerons que quelques-unes dans cette analyse. Nous proposons notamment d’étudier la présence du chien sur les peintures et esquisses de Jean-Baptiste Greuze, en premier lieu à travers les textes critiques de Diderot ou de Mathon de La Cour, ce dernier étant un journaliste lyonnais et critique d’art[4]. Nous nous concentrerons d’abord sur les tableaux qui représentent les scènes de genre à l’intérieur d’une maison et qui sont décrits d’une manière détaillée par les critiques. Lors de cette analyse, nous essayerons de répondre aux questions suivantes : quelles sont les possibilités d’interprétation de la présence du chien sur les ouvrages de Greuze selon les critiques des Salons ? Existe-t-il une différence entre la représentation du chien sur les peintures – les œuvres finies, achevées – et les esquisses, à savoir les ouvrages inachevés ?

Certains historiens de l’art considèrent Greuze comme disciple des Hollandais[5]. Ce rapprochement est motivé par le fait que sur les peintures de genre hollandaises, la moralité est généralement présente, ce qui est également une des caractéristiques majeures des tableaux de Greuze. L’historien de l’art français Louis Hautecœur propose d’ajouter à l’interprétation des œuvres du peintre l’influence de la Nouvelle Héloïse et de l’Émile de Rousseau[6]. Dans son roman épistolaire, Rousseau attribue un caractère propre à chaque chien[7]. Quant à Greuze, sur plusieurs de ses tableaux, un enfant joue avec un chien, et on pourrait encore supposer – en renouant avec l’idée de l’influence rousseauiste – que sur ses peintures et esquisses, le chien apparaît comme un animal en quelque sorte individualisé, ayant son propre rôle au sein de la famille dont il est aussi un membre.

Dans cette analyse, nous proposons de distinguer trois groupes de tableaux de Greuze, distinction sur laquelle seront fondées nos réflexions. Premièrement, nous examinerons si les textes critiques des Salons établissent ou non un parallèle entre la présence du chien et celle de la mort. Deuxièmement, nous étudierons les œuvres sur lesquelles le chien figure avec une femme ou avec une jeune fille, en nous appuyant sur les critiques de Diderot et de Mathon de La Cour. Troisièmement, c’est le rôle du chien au sein de la famille représentée sur les tableaux et dans les textes critiques, qui sera au centre de notre étude.

Le chien et la mort

Le chien est présent sur plusieurs tableaux où Greuze représente la mort : le tableau intitulé Le paralytique[8] en est un exemple frappant. Sur la peinture, une chienne se trouve à droite, qui allaite son petit et regarde le visage du paralytique. Nous connaissons deux études préparatoires[9] montrant la composition de ce tableau : le chien est présent sur chacune d’elles, mais ses petits n’apparaissent que sur le dessin préparé en 1761 où elle allaite ses trois chiots. Cette petite scène en bas de la composition peut symboliser l’amour maternel ou l’amour filial, détail qui renforce ce sentiment présent sur toutes les trois versions du tableau. Alors que les chiots ajoutent à l’entassement des éléments sur le dessin, la composition de la peinture semble bien moins chargée. L’idée de l’amour qui lie parents et enfants se reflète dans la description de ce tableau par Mathon de La Cour :

[…] tous les autres remplissages du Tableau sont relatifs à l’objet dont cette famille est occupée ; une chienne qui allaite ses petits, sert même à indiquer, en quelque sorte, l’origine de l’amour filial, & à en démontrer la justice[10].

Le chien appartient donc à la partie de la peinture que Mathon de La Cour appelle « remplissage », mais qui a rapport au sujet principal. Dans le Salon de 1763 de Diderot, cet animal a une fonction semblable, bien que celui-ci désigne cet élément des tableaux également comme « accessoire ». Il l’utilise vraisemblablement dans le sens que l’Encyclopédie donne à ce terme :

Accessoires, […] en Peinture, sont des choses qu’on fait entrer dans la composition d’un tableau, comme vases, armures, animaux, qui sans y être absolument nécessaires, servent beaucoup à l’embellir, lorsque le Peintre sait les y placer sans choquer les convenances[11].

D’après cet article, le chien comme accessoire ne sert donc qu’à embellir la peinture et il y est placé pour renforcer le « message » que le peintre veut transmettre au spectateur. Cette intention est exprimée dans le compte rendu du Paralytique écrit par Diderot :

Outre le génie de son art qu’on ne lui refusera pas, on voit encore qu’il est spirituel dans le choix et la convenance des accessoires. […] Dans celui-ci, il a placé à côté du garçon qui apporte à boire à son père infirme, une grosse chienne debout qui a le nez en l’air, et que ses petits tètent toute droite ; sans parler de ce drap qu’il a étendu sur une corde, et qui fait le fond de son tableau[12].

Le critique anonyme du Mercure de France souligne également que cette chienne ajoute à l’effet de la composition car elle regarde le père paralytique comme tous les autres personnages du tableau et participe donc aussi à l’action :

C’est le Père paralytique & mourant, qui est le centre de toutes les parties de la composition, dans ce Tableau ; il est en même temps le principe & le but de tous les sentimens, si distinctement exprimés par les airs de tête ainsi que par les attitudes diverses de tous les personnages. Jusqu’à un accessoire épisodique d’une Chienne de basse-cour allaitant ses petits, tout témoigne dans cet ouvrage le génie de son Auteur, attentif à remplir les plus petites parties de son Sujet[13].

Dans le Salon de 1765, Diderot revient au sujet des accessoires à propos de l’esquisse intitulée Le fils puni[14] sur laquelle figure également un chien. Dans son commentaire, le critique d’art parle de cet animal comme du défenseur de la famille. Tout en le rangeant parmi les accessoires, il attribue au chien une fonction bien claire :

Celui-ci [Greuze] médite ses accessoires aussi sérieusement que le fond de son sujet. […] Et puis voici le même chien qui est incertain s’il reconnaîtra cet éclopé pour le fils de la maison, ou s’il le prendra pour un gueux[15].

D’après Diderot, cet animal est donc « gardien » du seuil de la maison de sa famille. Tandis que Mathon de La Cour estime que sur l’esquisse, le chien prend le fils puni qui revient « pour un Etranger, abboye de toutes ses forces[16] », sur la peinture, il semble plutôt curieux de regarder le nouveau venu. Malgré le fait qu’il soit représenté auprès d’une personne mourante, sa fonction n’a aucun rapport avec la mort : il n’est plus psychopompe en ne devenant qu’un accessoire, mais sa présence est plus agréable et, comme en témoigne la dernière citation, cet animal devient le défenseur de la famille.

Le chien de compagnie

Il est frappant de voir que sur un grand nombre de tableaux de Greuze, le chien apparaît auprès d’une jeune femme. En général, ce type de chien est petit et reste couché par terre ou sur les genoux de la femme, comme sur le dessin intitulé Mme Greuze endormie[17], ainsi que sur les peintures intitulées Le Tendre Ressouvenir et Le Miroir cassé[18]. Dans le catalogue de la monographie de Camille Mauclair, critique littéraire français du tournant des XIXe et XXe siècles, figurent encore plusieurs autres dessins et gravures faits d’après Greuze sur lesquels un chien est en compagnie d’une fille ou d’une jeune femme[19].

Le chien représenté avec une femme peut être généralement lié à la fidélité[20], notamment à la fidélité conjugale, mais la présence du chien peut également avoir des connotations érotiques[21]. Les peintures sur lesquelles une jeune fille se voit avec un petit chien peuvent être interprétées selon Hautecœur comme la plainte de celle-ci à cause des trahisons de l’amant infidèle[22]. Le chien est donc là pour consoler sa maîtresse.

Diderot et Mathon de La Cour commentent en 1765 la même peinture, intitulée Portrait de Mme Greuze enceinte. Mathon de La Cour présente toute une scène qui se déroule autour du chien :

Le Portrait de Madame Greuze est composé plus gracieusement. L’Auteur a supposé que quelqu’un qui ne paroît pas dans le tableau, agaçoit une chienne qui est sur les genoux de Madame Greuze. Ce petit animal s’élance avec fureur en montrant les dents. Sa Maîtresse le retient par un ruban, & elle sourit. Il y a beaucoup de finesse & de sentiment dans sa tête ; son attitude est souple & élégante[23] […]

La position du chien laisse donc supposer qu’il veut défendre sa maîtresse contre quelqu’un que le spectateur ne voit pas. D’après le critique d’art, l’animal a un double rôle sur ce tableau : d’une part, il a une fonction défensive et, d’autre part, il sert à souligner la beauté et la fragilité de la femme[24]. Dans son Salon de 1765, Diderot voit cependant d’une manière différente le comportement du chien ainsi que celui de la femme : « Cette femme agace-t-elle malignement son épagneul contre quelqu’un ? L’air malin et sucré sera moins faux, mais sera toujours choquant[25]. » Tandis que selon le compte rendu de Mathon de La Cour, Mme Greuze est pleine de grâce et d’élégance, Diderot souligne le caractère voluptueux de la femme, tout en accentuant sa « grâce » : « l’ensemble en est gracieux, il est bien posé, l’attitude en est de volupté, les deux mains montrent des finesses de ton qui enchantent[26] ». Dans son compte rendu, le critique nous offre une description précise du chien : « Le chien que la belle main caresse est un épagneul à longs poils noirs, le museau et les pattes tachetés de feu. Il a les yeux pleins de vie ; si vous le regardez quelque temps, vous l’entendrez aboyer[27]. »

Les études et les dessins du chien où cet animal figure tout seul témoignent de ce que Greuze a représenté les chiens avec un soin particulier[28]. On peut en conclure que le chien devient ainsi un personnage à part entière sur ses tableaux.

Le chien dans la famille

D’après les textes critiques de Diderot, il est incontestable que la peinture de genre de Greuze est une peinture morale[29]. À propos de l’esquisse de La mère bien aimée, Diderot juge que « [c]ela est excellent et pour le talent et pour les mœurs ; cela prêche la population, et peint très pathétiquement le bonheur et le prix inestimable de la paix domestique[30] ». Sur l’esquisse, le critique trouve la présence du chien toute naturelle, il « aboie de joie et se fait de fête[31] » mais c’est probablement le seul rôle qu’il ait sur cette composition. Il y représente un accessoire, tout comme sur l’esquisse intitulée Le fils ingrat[32] : « ce chien qui aboie est un de ces accessoires que Greuze sait imaginer par un goût tout particulier[33] ». Lors de la description de la composition, Diderot ne mentionne le chien que vers la fin de sa présentation : « J’oubliais qu’au milieu de ce tumulte un chien placé sur le devant l’augmentait encore par ses aboiements[34]. » Diderot suggère que dans cette scène, le chien n’a aucun rôle particulier qui pourrait s’ajouter à son interprétation, et c’est sans doute pour de pareilles raisons que Greuze omet cet animal dans la version peinte.

Sur les tableaux représentant une scène de famille, le chien joue en général avec un enfant. Comme nous y avons déjà fait allusion, ce ne sont plus des chiens de chasse ou de garde, mais des chiens d’agrément de petite taille. Ce type de chien ne sert parfois qu’à renforcer le sentiment du spectateur invité à contempler une famille idéale, ce que nous pouvons remarquer sur les dessins intitulés Scène d’intérieur[35] et La famille heureuse[36].

Dans ces cas-là, le chien se trouve à l’intérieur de la maison, voire dans la chambre, il assiste toujours aux événements en tant que spectateur de la scène, comme sur le dessin intitulé La mère en colère[37]. Dans la majeure partie des tableaux représentant une famille, le chien a cependant encore d’autres rôles. Diderot évoque sans doute le tableau intitulé Étude pour la composition de la lecture de la Bible dans son Salon de 1763 lorsqu’il parle de la « convenance des accessoires » de Greuze et ajoute que « [d]ans le tableau du Paysan qui lit l’Écriture sainte à sa famille, il avait placé dans un coin à terre, un petit enfant qui pour se désennuyer, faisait les cornes à un chien[38] ». L’amateur d’art Guillaume Baillet de Saint-Julien[39] souligne, en regardant l’enfant du tableau qui joue avec le chien, le contraste entre les enfants plus âgés qui écoutent leur père d’un air sérieux et le petit garçon qui n’est pas encore assez grand pour prêter attention à la lecture :

On voit sur le devant une fille à genoux qui est bien posée & qui a beaucoup de caractere. Il en est de même d’un grand garçon qui se tient debout. L’attention de ces deux figures forme un contraste naturel avec un enfant qui cherche à jouer avec un chien[40].

Le critique littéraire Joseph de La Porte insiste plutôt sur l’intention éducative de la mère dans son compte rendu de La lecture de la Bible, version peinte de l’esquisse précédente :

Quelle noblesse ! & quel sentiment dans cette bonne maman qui, sans sortir de l’attention qu’elle a pour ce qu’elle entend, retient machinalement le petit espiègle qui fait gronder le chien : n’entendez-vous pas comme il l’agace, en lui montrant les cornes ? il est charmant[41].

Sur le dessin tout comme sur la peinture, le chien garde la même position, il joue avec un enfant qui est grondé par sa mère. Elle veut lui indiquer le comportement convenable et le chien en offre un moyen. La moralité des peintures de Greuze peut se résumer d’après cette scène : le père s’occupe de l’instruction intellectuelle des grands, tandis que la mère éduque le petit garçon, ce qui montre d’ailleurs le même partage des tâches familiales qui est présenté dans la Nouvelle Héloïse de Rousseau[42].

La gravure intitulée La bonne Éducation[43], préparée d’après une œuvre de Greuze, pourrait être la suite de La lecture de la Bible, mais la fille qui a prêté une si grande attention à la lecture sur la peinture, a pris ici la place de son père. Le chien est toujours là, mais il n’a d’autre fonction que de surveiller la lecture.

Le chien est donc compagnon de jeu sur plusieurs tableaux de Greuze. Sur la peinture intitulée Les Sevreuses[44], « un petit garçon conduit un gros chien avec une corde, & tient un fouet de l’autre main. L’air ennuyé avec lequel ce chien se prête à ce badinage, est tout-à-fait plaisant[45] ». Sur une autre toile intitulée L’enfant gâté[46], ce jeu devient le sujet du tableau, ce qui pouvait être difficile à accepter pour les critiques contemporains. Il n’y a pas de scène familiale ni d’enseignement moral, ce qui explique que Diderot a du mal à en déterminer le thème : « [l]e sujet du tableau n’est pas très clair. L’idéal n’en est pas assez caractéristique ; c’est, ou l’enfant, ou le chien gâté[47] ». Ce qui est pourtant bien clair, c’est le fait que cette fois-ci, le chien est le personnage principal et que sa représentation semble exceptionnelle aux yeux du critique :

La tête de l’enfant est de toute beauté, j’entends de beauté de peintre, c’est un bel enfant de peintre, mais non pas comme une mère le voudrait. Cette tête est de la plus grande finesse de touche ; les cheveux bien plus légers qu’il n’a coutume de les faire ; c’est ce chien-là qui est un vrai chien[48] !

Diderot met l’accent sur la fidélité de la représentation du chien, ce qui est dû au fait que le peintre a réussi à créer l’illusion de la réalité. Quant au choix du sujet de ce tableau, l’auteur de l’article du Mercure de France ne le comprend pas non plus :

Ce petit tableau est du plus joli effet, il réunit tout ce qui a rendu si recommandable le pinceau de M. Greuze ; mais nous ignorons quel motif l’a déterminé à choisir cette action plutôt qu’une autre pour bien caractériser l’indulgence outrée de certains parens envers leurs enfans[49].

Il nous semble que les critiques qui essaient de saisir le sens de la peinture proposent de l’interpréter comme une manifestation de l’indulgence maternelle, peut-être sous l’influence de la lecture de l’Émile de Rousseau qui conseille de ne pas être trop sévère avec les enfants, mais plutôt de les traiter conformément à leur âge[50]. Mathon de La Cour trouve que la mère sur la toile de Greuze montre déjà une indulgence extrême : « On vient de lui donner une soupe : au lieu de la manger, il en donne tout doucement des cuillerées à un chien. La mere rit & regarde cette gentillesse avec une complaisance extrême[51]. » Un autre critique, anonyme, évalue d’une manière positive ce geste de la part de l’enfant : « La mere de cet enfant, assise sur une chaise, regarde complaisamment l’action de son fils, & semble l’applaudir tacitement[52]. »

Ces exemples, auxquels on pourrait encore ajouter bien d’autres, attestent que le chien devient un personnage à part entière des tableaux de Greuze. Parallèlement, il obtient une place particulière dans les commentaires de Diderot dans le Salon de 1769 : la peinture intitulée Une jeune enfant qui joue avec un chien[53] est caractérisée par le critique comme « le morceau le plus parfait qu’il y eût au Salon[54] ». Il est dessiné avec un soin particulier : « Et ce chien noir, il est tout aussi beau que l’enfant ; il est vivant, il a les yeux éraillés de la vieillesse ; c’est le luisant vrai du poil de ces animaux[55]. » Le critique d’art juge que Greuze sait créer l’illusion de la réalité en donnant l’effet de vie à ce chien.

D’après les exemples énumérés, il s’ensuit que le chien a une place importante au sein de la famille au XVIIIe siècle, il joue avec les enfants et « partage les joies et les peines de la maison[56] ». Tous les tableaux de Greuze que nous venons de passer en revue se réfèrent pourtant également à la peinture du Titien sur laquelle le chien symbolise la jeunesse, l’attente du temps futur et l’apprentissage alors que le lion représente la vieillesse et la mémoire qui tire les leçons du passé, et le troisième animal, le loup, signifie la maturité, l’intelligence qui juge le présent.

Le rôle du chien se transforme donc au cours du temps : si son lien avec la mort disparaît progressivement, il y a tout de même un trait constant, à savoir que c’est toujours la fidélité qui est symbolisée par cet animal. À côté des significations traditionnelles, le chien offre l’occasion à Greuze d’exprimer, à part la moralité, aussi ses idées sur l’éducation des enfants. Le chien devient ainsi un accessoire pour l’éducation, un moyen pour montrer le comportement convenable aux yeux du peintre : d’une part, il est compagnon de jeu, d’autre part, sa nature patiente et amicale invite l’enfant à imiter son exemple. Les toiles analysées, y compris la place que le chien y occupe, permettent donc de tirer des conclusions sur la vie familiale bourgeoise du XVIIIe siècle, notamment sur l’importance accrue des animaux de compagnie et des enfants au sein de la famille. Sur les tableaux, les scènes qui représentent les petits en jouant avec le chien témoignent tout aussi bien du changement du statut de l’enfant : il est désormais traité conformément à son âge et n’est plus considéré comme un « adulte en miniature ».

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[1])  Clébert, J-P. : Bestiaire fabuleux. Paris : Michel, 1971, pp. 113-114.
[2])  LEPOIRE, M. : Les animaux : un modèle vivant apprécié des artistes [en ligne]. Article publié le 27 mars 2015. URL : https://iconographieflamande.wordpress.com/2015/03/27/les-animaux-domestiques–aux-regards-des- -peintres/ [Consulté le 10/09/2017].
[3])  Panofsky, E. : Tiziano : A Bölcsesség allegóriája. Utóirat. [L’ « Allégorie de la Prudence » du Titien. Postface ] In A jelentés a vizuális művészetekben. Tanulmányok. [Le sens dans les arts visuels. Études.] Trad. Tellér Gyula, Budapest : ELTE BTK Művészettörténeti Intézet, 2011, pp. 135-140.
[4])  Favre, R. : Charles Mathon de La Cour (1738-1789). In Dictionnaire des journalistes (1600-1789) [en ligne]. URL : http://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/journaliste/560-charles-mathon-de-la-cour [Consulté le 10/092017].
[5])  Hautecœur, L. : Greuze. Paris : Librairie Félix Alcan, 1913, p. 15.
[6])  Ibid., p. 45.
[7])  Rousseau, J.-J. : Julie ou la Nouvelle Héloïse. Chronologie et introduction par Michel Launay. Paris : Garnier-Flammarion, 1967, p. 427.
[8])  Il s’agit du tableau intitulé La Piété filiale / Le Paralytique. (1761). Saint-Pétersbourg : Ermitage. La majeure partie des toiles mentionnées dans l’étude se trouve sur le site : http://utpictura18.univ-montp3.fr/Diderot/SalonsTextes.php [Consulté le 09/09/2017].
[9])  Étude pour la composition du Paralytique (version du Havre). 1760. Le Havre : Musée des Beaux-Arts ; Étude pour la composition du Paralytique (version du Louvre). 1761. Paris : Musée du Louvre.
[10])  Mathon de la Cour, Ch.-J. : Lettres à Madame ** sur les Peintures, les Sculptures et les Gravures, exposées dans le Sallon du Louvre en 1763. Paris : Chez Guillaume Desprez, 1763. Lettre III, pp. 65-66.
[11])  Landois, P. : Article « Accessoires ». In DIDEROT, D. – D’ALEMBERT, J. le R. (éd.) : Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers… (1751-1780). Stuttgart- -Bad Cannstatt : Friedrich Frommann Verlag, vol. I, 1966, p. 69.
[12])  DIDEROT, D. : Salon de 1763. In DIDEROT, D. : Essais sur la peinture. Texte établi et présenté par G. May. Salons de 1759, 1761, 1763. Textes établis et présentés par J. Chouillet. Paris : Hermann, 2007, p. 239.
[13])  Mercure de France, dédié au Roi, novembre 1763. Paris : Chaubert, Jorry, Prault, Duchesne, Cailleau, Cellot, p. 197.
[14])  Dessin de 1765. Lille : Musée des Beaux-Arts.
[15])  DIDEROT, D. : Salon de 1765. Édition critique et annotée présentée par E. M. Bukdahl et A. Lorenceau. Paris : Hermann, 1984, p. 199.
[16])  Mathon de La Cour, Ch.-J. : Troisieme Lettre à Monsieur **, sur les Peintures, les Sculptures, & les Gravures, exposées au Sallon du Louvre en 1765, p. 12 [en ligne]. URL : http://visualiseur.bnf.fr/CadresFenetre?O=IFN-8442999&M=notice [Consulté le 09/09/2017].
[17])  Dessin préparé entre 1759-1760. Amsterdam : Rijksmuseum.
[18])  Deux peintures de 1763. Londres : The Wallace Collection.
[19])  Catalogue raisonné de l’œuvre peint et dessiné de Jean-Baptiste Greuze suivi de la liste des Gravures exécutées d’après ses ouvrages. Catalogue éd. par M. J. Martin et M. Ch. Masson. In MAUCLAIR, C. : Jean-Baptiste Greuze. Paris : Éd. d’Art, H. Piazza et Cie, 1906, pp. 35 ; 53-54.
[20])  Voir Blanc, J. : Daniel Arasse et la peinture hollandaise du XVIIe siècle. In Images Re-vues, 3/2006 [en ligne]. URL : https://imagesrevues.revues.org/181 [Consulté le 10/09/2017].
[21])  SYLVAIN, C. : La peinture de genre hollandaise au XVIIe siècle [en ligne]. Publié le 20 mai 2010. URL : http://www.histoire-pour-tous.fr/arts/2678-la-peinture-de-genre-hollandaise-au-xviieme-siecle.html [Consulté le 10/09/2017].
[22])  Hautecœur, L. : Greuze. Op. cit., p. 55.
[23])  MATHON DE LA COUR, Ch.-J. : Troisieme Lettre à Monsieur **. Op. cit., p. 10.
[24])  Ce rôle du chien apparaît déjà sur les portraits de femme de la Renaissance. Voir Perrin, A. : Le chien dans les portraits de la Renaissance. Entre réalisme et symbolisme, un attribut de l’Homme moderne. Mémoire de Master 2. Université Marc Bloch Strasbourg II, sous la dir. Mme Corneloup, 2006, pp. 26-35.
[25])  DIDEROT, D. : Salon de 1765. Op. cit., p. 191.
[26])  Ibid., p. 190.
[27])  Ibid., pp. 190-191.
[28])  Catalogue raisonné. Op. cit., p. 86, n°1441-1447.
[29])  Voir Marie, L. : La scène de genre dans les Salons de Diderot. In Labyrinthe, 1999, n°3, pp. 79-98.
[30])  DIDEROT, D. : Salon de 1765. Op. cit., p. 196.
[31])  Ibid., p. 195.
[32])  Dessin de 1765. Lille : Musée des Beaux-Arts.
[33])  DIDEROT, D. : Salon de 1765. Op. cit., p. 198.
[34])  Ibid., p. 197.
[35])  Dessin de 1765. Vienne : Albertina Museum.
[36])  Dessin de 1765. Saint-Pétersbourg : Ermitage.
[37])  Dessin de 1763. Washington : National Gallery of Art.
[38])  DIDEROT, D. : Salon de 1763. Op. cit., p. 239.
[39])  Voir Manceau, N. : Guillaume Baillet de Saint-Julien (1726-1795). Un amateur d’art au XVIIIe siècle. Paris : Honoré Champion, 2014.
[40])  Baillet de Saint-Julien, G. : Lettre a un partisan du bon gout. Sur l’Exposition des Tableaux faite dans le grand Sallon du Louvre le 28 Août 1755, 1755-1756, p. 10. Disponible en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84429672 [Consulté le 10/09/2017].
[41])  LA PORTE, M. de : Sentimens sur plusieurs des tableaux exposés cette année dans le grand Sallon du Louvre, 1755, p. 16. Disponible en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8442966n.r=la%20porte%20sentimens?rk=42918;4 [Consulté le 10/09/2017].
[42])  Dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, c’est Julie qui éduque ses enfants quand ils sont encore petits, mais elle suit les conseils de son mari, M. de Wolmar, qui s’occupe plutôt de la réputation de sa famille.
[43])  La gravure de 1765 de J.-M. Moreau dit Moreau le Jeune et P.-Ch. Ingouf se trouve sur le site : http://classes.bnf.fr/essentiels/grand/ess_554.htm [Consulté le 10/09/2017].
[44])  Peinture de 1765. Kansas City : The Nelson-Atkins Museum of Art.
[45])  MATHON DE LA COUR, Ch.-J. : Troisieme Lettre à Monsieur **. Op. cit., p. 11.
[46])  Peinture de 1760-1765. Saint-Pétersbourg : Ermitage.
[47])  DIDEROT, D. : Salon de 1765. Op. cit., p. 185.
[48])  Ibid.
[49])  Mercure de France, dédié au Roi, octobre 1765, vol. I. Paris : Chaubert, Jorry, Prault, Duchesne, Cailleau, Cellot, p. 168.
[50])  ROUSSEAU, J.-J. : Émile ou de l’éducation. Chronologie et introduction par Michel Launay. Paris : Garnier-Flammarion, 1966, pp. 108-109.
[51])  MATHON DE LA COUR, Ch.-J. : Troisieme Lettre à Monsieur **. Op. cit., p. 7.
[52])  S. A. : Critique des peintures et sculptures de Messieurs de l’Académie royale. L’an 1765, p. 26. Disponible en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8442984k.r=Critique%20des%20peintures%20et%20sculptures%20de%20Messieurs%20de%20l%27Acad%C3%A9mie%20royale.?rk=21459;2 [Consulté le 10/09/2017].
[53])  Chez Diderot : La Petite Fille en camisole qui saisit et joue avec un chien noir. In Diderot, D. : Salons IV, Héros et martyres. Salons de 1769, 1771, 1775, 1781. Textes établis et présentés par E. M. Bukdahl, M. Delon, D. Kahn, A. Lorenceau. Pensées détachées sur la peinture. Texte établi et présenté par E. M. Bukdahl, A. Lorenceau, G. May. Paris : Hermann, 1995, p. 92.
[54])  Ibid.
[55])  Ibid.
[56])  Hautecœur, L. : Greuze. Op. cit., p. 110.

Enikő Szabolcs
Université de Szeged
Faculté des Lettres
Département d’Études Françaises
Egyetem u. 2, 6722 Szeged

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