Avant-propos

Le présent volume de la revue Ostium est un numéro monothématique dédié au thème de « l’invisible et le visible ». Ce thème, en rappelant bien évidemment le titre de l’ouvrage canonique de Maurice Merleau-Ponty, ne se veut pas uniquement lié à la phénoménologie ; en effet, il invite aux variations les plus diverses, dans le domaine de la philosophie, de la littérature ou encore de l’histoire de l’art.

Si nous focalisons l’attention sur la philosophie antique et encore plus étroitement sur celle de Plotin, on pourrait comprendre ce thème comme une opposition entre l’intelligible qui est invisible et le sensible qui est visible. Pourtant, on n’est pas forcé à la comprendre chez lui sous ce schème de la contradiction ; on peut la concevoir unilatéralement à partir de l’un des pôles de la dyade, en examinant l’invisible dans sa facture la plus excellente qui est l’Un, qu’on ne peut pas atteindre par l’intuition intelligible, c’est-à-dire par une faculté dénommée par l’intermédiaire de la métaphore qui se base sur la visualité sensible, malgré la « cécité » de l’intuition (l’intuition intelligible étant fondée par l’exclamation « abandonnez la vision des yeux ! »). L’examen du visible en dehors du schéma contradictoire peut se concevoir dans le cadre de la théorie de vision, en abordant des détails multiples : par exemple en se posant la question si le milieu à travers lequel la lumière se propage est changé ou non par son passage et aboutir ainsi à une théorie inouïe de la vision, celle de la magie ou bien de la sympathie. On a certainement omis un bon nombre de façons de concevoir la relation de l’invisible et du visible dans ce petit morceau de philosophie ; finissons notre énumération par le constat concernant l’évidence de la justice. La justice peut être d’abord une justice visible (qui est en effet une injustice, puisque – selon cette tradition platonicienne dont Plotin fait partie – ce sont les injustes qui sont à première vue riches, reconnus, autrement dit heureux) ; ce n’est que dans un deuxième temps qu’on acquiert un autre regard qui circonscrit une justice de prime abord non-vue (celle qui ne se reflète pas dans les valeurs visibles et mondaines, du moins pas toujours), problème que Plotin développe dans son traité Sur la providence.

Le thème imprègne l’histoire de la philosophie de la même façon qu’elle pénètre ce petit morceau de philosophie que nous venons d’abandonner. Faisons un choix au hasard : Diderot et encore plus Lessing se préoccupent de la manière par laquelle dans la peinture la représentation (le visible) sur le tableau doit, à l’aide de l’imagination, évoquer dans notre esprit la part non-représentée de la réalité (l’invisible), tout en faisant semblant que cet invisible évoqué est visible.

Finalement, le titre de l’un des livres les plus célèbres du mouvement phénoménologique est formé par ces deux mots, mais on peut également tourner notre regard vers l’invisibilité du non-phénomène levinassien du visage (ou bien à sa visibilité clignotante, scintillante) ou à l’invisibilité qui chez Marion rend possible toute la visibilité et qui se révèle chez lui sous le nom de la perspective.

C’est la perspective qui nous éloigne des choses, qui autrement se presseraient sur nos yeux jusqu’à leur indifférenciation ; ainsi, on se retrouve à l’improviste dans la proximité de la pensée de Plotin et de sa conviction que l’« on voit les choses là où elles se trouvent » et elles ne nous encombrent pas la vue par leur images volantes, par leurs eidôla.

Tout comme la philosophie, la littérature invite à une exploitation variée du thème sur « l’invisible et le visible ». Le texte littéraire peut être vu, de prime abord, comme la représentation visible (à travers les mots, les formes du discours) de l’invisible, c’est-à-dire de la pensée et des sentiments. Nous pouvons ainsi interroger les ressorts mêmes de la fiction, le travail que fait le romancier, le dramaturge ou le poète pour construire son univers et susciter ainsi les émotions voulues chez le lecteur. À l’inverse, nous pouvons aussi évoquer le mouvement contraire : les interventions de l’auteur dans le récit qui – « visibles » face à l’illusion, elle, « invisible » – participent à la déconstruction de la fiction, opérée de manière radicale déjà par Diderot dans son Jacques le Fataliste.

Dans cette optique, nous pouvons penser à l’analyse de certaines formes romanesques qui introduisent, implicitement ou explicitement, la relation du visible et de l’invisible ; tel roman épistolaire, permettant d’étudier la construction de l’intrigue à travers la manière dont les personnages participent à la correspondance, s’il s’agit d’un soliloque comme Les Lettres portugaises, d’une monodie comme Les Lettres de la Marquise ou même d’une polyphonie comme Les Liaisons dangereuses.

S’impose également comme sujet de réflexion la relation entre le corps (visible) et l’âme (invisible), qui traverse toute l’histoire littéraire. Les impulsions du cœur et les mouvements qui les traduisent/trahissent dans une Princesse de Clèves, ou les actions qui les contredisent dans une Manon Lescaut, occupent des générations d’auteurs, depuis les romantiques privilégiant les effusions passionnelles, en passant par les naturalistes « disséquant » la chair humaine, les symbolistes attirant l’attention sur le monde invisible, les nouveaux romanciers s’interrogeant sur ce qu’un auteur peut « faire voir » à son lecteur, jusqu’à la littérature contemporaine qui ne nie pas l’importance de la représentation des méandres psychiques d’un personnage.

L’histoire de l’art, enfin, permet de s’interroger sur les éléments cachés, « invisibles », d’une œuvre. La peinture est « visible » par excellence : un tableau est d’abord vu par les yeux du spectateur. Or, derrière les couleurs et le formes que celui-ci découvre, tout un monde invisible se cache, ce monde intérieur du peintre exprimant ses visions, ses douleurs, ses espoirs. La peinture elle-même peut participer aussi à un jeu entre le visible et l’invisible, grâce à des « outils » tels que les miroirs ou les surfaces aquatiques qui peuvent révéler ou, au contraire, déformer une partie de la composition supposée ne pas être vue de prime abord.

Nos sincères remerciements vont à l’Association Jan Hus, à l’Ambassade de France en Slovaquie, à l’Institut philosophique de l’Académie des sciences slovaque et à la Société slovaque de philosophie pour le soutien financier ainsi que moral de cette entreprise.

Bonne lecture !

Andrea Tureková
Róbert Karul